Poésie sans papiers

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« Sale tête de nègre, voici ma tête congolaise »
Tchikaya U Tam’si

La kyrielle de prix Nobel de littérature donnés à des poètes ces dix dernières années, de Joseph Brodsky à Derek Walcott, de Seamus Heaney à Wislawa Szymborska – sans parler d’un Wole Soyinka qui, outre ses activités de dramaturge, d’essayiste et de romancier, a écrit des textes poétique tout en traduisant et, voire même, publiant des poètes notamment africains – doit avoir un sens aux yeux du monde. Autre fait, anecdotique cette fois, quand l’ancien gouverneur de la banque de France, M. Trichet, passe chez Bernard Pivot, c’est pour témoigner de sa profonde admiration pour la poésie de L. S. Senghor. Epatant, non ? La poésie comme danseuse de luxe, on n’y avait trop pensé.
Si la poésie est très à l’étroit en France, elle respire fort bien ailleurs : en Colombie, en Afrique, au Proche-Orient, à New York. Combien de poètes hexagonaux rêveraient tout haut d’être à la place d’un Mahmoud Darwich ou d’un Adonis, dans le monde arabe, du Brésilien Amadeu Thiago de Mello, le plus grand poète lusophone disparu récemment, ou encore d’un Hadraawi (poète somalien) même exilé dans la froidure de la Norvège.
Une langue, quelle soit maternelle ou étrangère, nationale ou interplanétaire, de premier choix ou de troisième rang, est toujours un espace privilégié‚ entre raison et passion, pour donner à entendre la poésie. Toutes les langues se valent dans l’arène poétique. Nul n’a le monopole de l’excellence. La petite Irlande fera rougir de honte l’Australie et le Canada réunis. Vive la poésie ! Quitte à dire un petit pays aux dimensions d’un timbre-poste. Nul besoin de déployer des trésors de rhétorique : juste dire le monde tel qu’il boite comme le voyageur heureux, alter ego de Derek Walcott.
Pour les poètes des Tropiques, il s’agit de faire mentir les chromos rutilants conçus par les technocrates du Nord qui cherchent à nous vendre, nous autres humains de l’hémisphère sud, dans l’emballage (packaging) de l’industrie touristique qui fait rimer aisément « palmiers » et « pauvreté ». Désormais, pour l’écrasante majorité des citoyens du Nord, la connaissance des autres passe par l’unique canal du tourisme et de la télévision. L’œuvre d’un Octavio Paz, d’un Edouard Glissant, d’un Tati-Loutard ou d’un Mazisi Kunene pour ne citer que ceux-là plonge justement, pour qui le veut bien, dans cet autre imaginaire qui représente, pour l’instant, la seule alternative à l’idéologie marchande partout en cours. L’imaginaire européen est actuellement vide, c’est un imaginaire de technocrates. On y connaît fort bien les cours agricoles ou manufacturés en provenance de ces pays-là, mais les noms d’Aimé Césaire, d’Alvaro Mutis, de Frankétienne ou de Tchicaya U Tam’si ne suscitent aucune réaction. Tant que l’Europe et l’Amérique du Nord n’auront pas développé un véritable imaginaire de la solidarité (dans la lignée de celui de la Révolution française, par exemple) tant en direction du sud de la Méditerranée, que dans le Pacifique, les Caraïbes ou les continents africain ou asiatique, notre espace culturel commun se résumera à quelques résidus sous-culturels et prétendument universels. L’utopie reste, toute entière, à inventer. 
extrait
Aïe, Aïe
L’œil boit, ne voit pas simplement
L’œil croit plus vite que le doigt
Développe des exploits en négatif
Et même en positif, oui !
L’œil devine partout la main de Dieu
L’œil caresse comme la soie
L’Homme meurt assis,
Debout ou allongé, bras en croix,
Pieds devant et tête raide
La vie s’en va en tapinois
8 juillet 97 (Inédit)

Abdourahman A. Waberi est connu comme nouvelliste, mais il est également poète. S’il ne compte pas de recueil à son actif, il a par contre publié la plupart de ses poèmes dans des revues consacrées comme Poésie, Notre Librairie ou encore dans l’anthologie Poésie d’Afrique (Actes Sud 1995) de Bernard Magnier. Sa poésie est, à l’instar de sa prose, fine, érudite et nomade.///Article N° : 1160

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