Rédacteur en chef et cofondateur de la Revue Noire, Simon Njami est écrivain, philosophe et directeur artistique des prochaines Rencontres photographiques de Bamako d’octobre 2001.
Comment expliquez-vous que depuis 1994 et que l’on parle d’elle, la photographie en Afrique continue à avoir si peu d’impact sur les populations ?
Je crois que c’est faux. Ce n’est pas depuis 1994. La photographie a toujours eu un impact sur la population. Si elle n’en avait pas eu, il n’y aurait pas eu tant de photos. Quand nous avons travaillé sur l’Anthologie de la photographie africaine, nous avons retrouvé des photos de gens prises très tôt dans le siècle. Il suffit d’aller dans les maisons pour voir à quel point la photographie est importante. Concernant la photographie d’auteur, je renverrais la question aux arts plastiques et à la création tout court. Je ne pense pas que la création plastique ait la place qu’elle mérite en Afrique. D’abord, combien y a-t-il de musées pour les montrer et d’expositions pour que les gens puissent voir ? C’est tout un travail. Il est donc normal que la photographie n’ait pas la place qu’elle mérite en Afrique. Mais si l’on regarde bien, en Europe, la photographie n’a pas la place qu’elle mérite non plus. Il y a des institutions pour la soutenir et la montrer mais quant à son impact auprès du public, ce n’est pas si différent que ce qui se passe en Afrique. C’est pourquoi je crois qu’en Afrique, il y a un travail didactique à faire. C’est un travail de mémoire afin de bénéficier d’espaces où les gens peuvent voir de la photographie. Si les gens ne savent pas où aller, ils n’iront nulle part.
Donc double travail : montrer que cette photo existe et qu’elle est importante. Et aux niveaux des Etats, construire des structures pour faire en sorte qu’elle soit sauvée et préservée. Il y a des tas de négatifs de travaux du début du siècle qui ont disparu. C’est toute une politique. Il faut que toute la nation décide que la photographie est importante.
L’économie n’est-elle pas déterminante ?
Absolument. Plus il y a de magazines et plus il y a besoin de photographies. En Afrique, il y en a très peu. Les seuls journaux qui existent sont des quotidiens qui ne s’intéressent pas à la photographie. Ou elle n’a que valeur d’illustration. Car n’oublions pas que la photographie est un métier. On ne se met pas à faire de la photographie d’auteur du jour au lendemain. En Occident, la plupart de ceux qui en font, ont à côté un travail plus alimentaire. Aujourd’hui, on ne peut pas vivre de la photographie d’auteur, à moins d’être soutenu par des institutions. En Afrique, il n’y a pas d’institution, pas de magazine, aucun support à l’image. Et dans ce contexte là, je trouve miraculeux que certains tirent leur épingle du jeu et fassent de la photo. Tant que les photographes ne pourront pas vivre de leurs photos dans leur propre pays, nous serons toujours confrontés à ce problème. Nous avons déjà toutes nos statuettes à l’extérieur. Nos meilleurs artistes aussi garnissent les collections occidentales. C’est ce qui risque de se passer avec la photographie. Car nous ne faisons rien pour leur donner les moyens de travailler sur place. Moi-même en tant que commissaire faisant des expositions partout dans le monde, je ne pourrais pas les faire en Afrique.
Comment la photographie a évolué et est regardée en Afrique ?
Je ne sais pas comment elle a évolué. Mais plus on a de discussions plus les choses sont vues et critiquées… et plus elles évoluent. Des discours ont commencé à se mettre en place et les photographes ont commencé à réfléchir de façon articulée et théorique sur leur propre travail. Pendant un moment, il y a eu une sorte de regard exogène qu’il a fallu combattre car cette photographie a été « découverte » par l’extérieur, comme l’Afrique d’ailleurs. C’est pourquoi c’est l’extérieur qui a d’abord imposé sa vision sur ce que devait être la photographie africaine. Il s’est trouvé des gens pour dire que c’était essentiellement de la photographie de studio. Ensuite, on a constaté que ce n’était pas le cas car les studios n’ont pas précédé la photographie. Mais devant l’absence de connaissance et de matériel tangible, l’extérieur s’est mis à bâtir sa propre théorie. Ce qui est intéressant maintenant, c’est qu’un discours endogène se construit et qu’il va aider à évoluer. Parce que, si vous prenez un vieux Monsieur, dont je ne conteste pas le talent, qui toute sa vie, a fait des photographies dans son coin et qui ne photographie plus et que vous l’emmenez dans une enceinte contemporaine qu’il ne connaît pas, il n’y aura pas de discours. Il dira oui à tout ce que vous direz. Et il dira qu’il est content d’être là. Or aujourd’hui, nous avons des jeunes qui tournent et qui peuvent dire : « attendez, ce que vous dites, ce n’est pas tout à fait ça ! » Cela ouvre des horizons et donne d’autres options à ceux qui veulent faire de la photo. Donc, c’est bien même si une fois de plus, je redoute la loi du marché et qu’il n’y ait pas assez de consommation intérieure pour que la chose puisse évoluer.
Les Rencontres de Bamako n’ont-elles pas contribué à faire de cette photographie une sorte de bloc monolithique pouvant être rangé dans un ghetto ?
Les trois premières éditions ont fait ce qu’elles pouvaient. Il faut fonctionner par palier. Et l’un des objectifs était de rendre cette photographie visible. En absence de discours, on a créé un bloc monolithique. Mais si l’on continuait comme cela, la chose serait ennuyeuse. Et aujourd’hui, après trois éditions, je pense qu’on doit scinder la chose et montrer à quel point cette photographie est variée afin qu’un regard extérieur arrivant ne puisse plus repartir en disant que la photographie en Afrique se résume au studio. Donc il faut varier au maximum les sujets, les lieux, les disciplines, les gens et montrer que ça tourne. Il faut faire en sorte que Bamako soit un moteur, un laboratoire qui va entraîner cette photographie dans autre chose que dans une sorte de conservatoire qui cristallise les choses.
De construire ce que l’on pourrait appeler une contre-imagerie ?
Je parlerais plutôt de bâtir une image endogène. C’est pas tant une contre-imagerie car je ne dénie à personne le droit d’avoir son opinion. Ce qui me paraît grave, c’est quand les personnes concernées au premier chef n’ont pas la leur sur ce qu’ils produisent. Ce que je voudrais, c’est développer cette opinion à l’intérieur de l’Afrique pour que les Africains sachent ce qu’ils ont en main et fassent leur propre choix.
Pensez-vous que la photographie africaine peut proposer un regard, un style qui lui soit propre et qu’un jour, on verra naître des tendances sur le continent ?
Je crois qu’il faut attendre et laisser le temps faire les choses. L’image est le lieu même de la subjectivité. Et je suis persuadé qu’un type qui a vécu en Afrique, élevé par des parents africains, ne peut pas porter le même regard sur le monde que quelqu’un qui a été élevé ailleurs. Le vrai travail, c’est de savoir quel est ce regard, de quoi il est fait et de le montrer. Et ça c’est une évolution, c’est toute une réflexion par rapport à ce que doit être la photo. J’aimerais également bien voir de plus en plus de photographes africains faire des reportages à l’extérieur de l’Afrique pour montrer cette autre façon d’aborder les choses. Mettez un Africain sur un charnier et je suis à peu près certain qu’il ne prendra pas la même photo qu’un Salgado ou un autre. Avec ce qu’il voit, il aura une relation intime qu’on ne peut demander à personne d’autre. Il traitera les gens et les corps avec une émotion différente.
Il suffit de regarder l’Histoire pour voir que l’Afrique est embarquée dans un sens qui ne lui appartient pas. Son image en fait également les frais. Plus on avance et plus on se dit que c’est irréversible…
C’est la raison pour laquelle tout mon travail, depuis la littérature jusqu’aux arts plastiques, a été de dire et de répéter qu’il faut bâtir un discours endogène, ce que vous avez appelé contre-imagerie. Si on laisse les gens nous donner des définitions, il ne faudra pas être surpris de se retrouver enfermés par elles. Une des choses sur lesquelles l’Afrique a un problème et un retard, c’est ce discours sur elle-même. L’Afrique doit réécrire son histoire. Et tout est lié. Si elle le fait, on ne se dira plus qu’elle a été découverte par X ou Y. Il y aura un autre discours et une façon de voir qui aidera aussi les jeunes générations à savoir d’où ils viennent. Pour changer quelque chose, il faut être installé dans quelque chose. Et pour confronter ce discours avec celui que l’autre a sur lui-même, encore faut-il que vous en ayez un sur vous-même. En Afrique, il est urgent qu’il soit construit. Par exemple l’exposition « L’Afrique par elle-même » cherchait à expliciter que le marché est ce qui domine. Si on veut y entrer, on est coincé. Et si on veut vivre, on doit y entrer. Mais je pense qu’il y a moyen de le pervertir. En y entrant d’une façon différente. Non selon les fourches codifiées par ceux qui décident, mais par ses propres termes. Encore faut-il qu’ils existent. C’est la raison pour laquelle la photographie et les arts plastiques, en général, ne fonctionnent pas tout seuls. Il faut qu’il y ait des critiques et des personnes pouvant introduire le photographe. Car on ne peut pas lui demander de réfléchir sur la création du monde ou sur ceci ou sur cela. S’il n’a personne pour écrire sur lui et s’il s’adresse à quelqu’un d’extérieur à l’Afrique, il est normal que celui-ci produise un discours qui ne sera peut-être pas le bon. Donc, il y a une responsabilité collective qui n’incombe pas qu’au photographe. Il n’est qu’un rouage de cette réécriture. Tous les acteurs sont impliqués. Car si l’on regarde bien la façon dont fonctionne le système de l’art ou du marché en Occident, tout passe par l’écriture, tout passe par la critique et par la position sur quelque chose qui permet d’entrer dans le temps. Tout cela n’existe pas en Afrique.
///Article N° : 1932