Pour reconstruire Haïti : une Politique du Mitan

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Quand les Haïtiens se rencontrent pour discuter de la situation politique, économique et culturelle de leur pays, les discussions sont souvent enflammées. Parfois, des étincelles volent, particulièrement en cette période douloureuse où tout est à reconstruire.
Un débat public nécessaire
Fin janvier, j’ai participé à un forum à l’université d’Emory à Atlanta en Georgie et les étincelles ont bel et bien volé entre les présentateurs et un compatriote haïtien de l’audience. Le but du forum était de sensibiliser et d’éduquer la communauté sur la situation en Haïti, l’histoire complexe de ce pays et ses liens historiques et culturels intimes avec les États-Unis. Pour contextualiser la discussion, a été projeté le film de Jonathan Demme The Agronomist (2003) qui retrace la vie de Jean Dominique, animateur de Radio Inter, assassiné en avril 2000. À travers des entretiens et des images d’archives, le film évoque les différents régimes, coups d’état et lutte des Haïtiens pour la justice et la démocratie.
Après la projection, chaque invité était convié à se concentrer sur un aspect particulier de l’histoire ou du présent haïtien ainsi que sur la situation actuelle après le tremblement de terre. Les thèmes de la reconstruction, de l’importance et du rôle des Haïtiens dans cette reconstruction, de la question de la langue créole (90 % des Haïtiens ne parlent pas français), du rôle des organisations humanitaires, de la politique interne et externe qui ont aggravé cette situation, de la migration rurale et de l’immigration, ont été abordés.
Après l’ouverture du débat au public, la première intervention est venue d’un compatriote haïtien précisant :  » nous les Haïtiens n’aimons pas étaler notre linge sale en public « . Il a aussi souligné que la situation actuelle d’Haïti (manque d’infrastructures, pauvreté, etc.) est due à l’influence néfaste d’une minorité de personnes, pour la plupart des mulâtres, qui gouvernent le pays. D’autant plus, a ajouté l’intervenant, qu’Haïti partage Hispaniola avec la République Dominicaine et que les habitants d’Haïti et de la partie hispanophone de l’île sont tous des noirs. Il a conclu que  » nous devons arrêter de blâmer les autres pour nos problèmes « .
Le commentaire de mon compatriote est valable à plusieurs niveaux : la réalité d’une minorité de la classe dite bourgeoise qui handicape le pays, la façon dont l’aide est donnée en Haïti qui crée une dépendance économique et empêche le pays d’avoir de vraies structures de développements. Cependant, comme je le lui ai signalé, d’autres remarques généralisatrices qu’il a faites sont dangereuses et simplistes. On ne peut pas nier le poids de l’histoire, le fait que la colonisation espagnole était différente de la colonisation française et que nombre de Dominicains se considèrent mestizo (de sang espagnol et indien et non pas de sang africain). Une plaisanterie sarcastique dans les communautés d’immigrants caribéens dit que « si on veut commencer une guerre, il faut appeler un Dominicain un Haïtien ».
On ne peut pas minimiser le rôle de l’histoire en prétendant qu’Haïti n’a pas souffert de la réparation qu’elle a dû payer à la France, du fait que son voisin américain n’a pas reconnu son indépendance pendant plus de 50 ans et lui a imposé des embargos commerciaux à plusieurs reprises, que les différentes interventions civiles et militaires, sans compter les coups d’état, n’ont pas aidé à établir une stabilité politique, économique et sociale, et que le pays n’a pas de réelle politique linguistique.
On a plutôt une situation où si la classe dite bourgeoise et / ou quelques intellectuels (moins de 10 % de la population) parlent français, le reste de la population parle créole ou, dans certains cas, un français créolisé ou un créole francisé. Le taux élevé d’analphabétisme empêche aussi la majorité des gens qui parlent créole d’écrire en créole ; de ce fait, un grand nombre de la population parle une langue mais ne peut pas l’écrire. Un pays qui ne prend pas en compte la réalité de tous ses habitants ne peut pas avoir de stabilité durable.
Mon compatriote avait tout à fait raison lors du débat de dire qu’une minorité de la population (en particulier les mulâtres) a toujours gouverné le pays pendant plus de deux cents années et que nous Haïtiens, sommes aussi responsables de la situation de notre pays. Mais il est cependant dangereux de simplifier une histoire si complexe. En cette période de post-tremblement de terre, nous devons plutôt nous concentrer sur nos efforts pour la reconstruction de notre chère Ayiti.
Les Haïtiens en Haïti et ailleurs doivent s’organiser et se mobiliser pour reconstruire le pays mais ne peuvent pas minimiser la réalité de la politique américaine et celle d’autres puissances qui contrôlent, influencent et affectent notre pays. La fuite des cerveaux qui a arraché un grand nombre de professionnels au pays pendant des décennies est directement liée à cette réalité et contribue au sous-développement économique, au manque d’infrastructures et à la déstabilisation politique.
Pour une politique du milieu
Pour reconstruire une Haïti durable et décentralisée, il faut tout d’abord une politique du mitan (milieu). C’est-à-dire que les hommes, les femmes, les gens de peaux claires, jaunes, ou brunes, la classe dite bourgeoise et les gens du commun, les paysans et les citadins, les créolophones et les francophones, les sudistes, nordistes et centristes doivent travailler ensemble pour créer un melting pot et participer à cette reconstruction. Les paysans se sont toujours mobilisés pour défendre le pays. C’était des Cacos qui se sont battus pendant l’occupation américaine. Haïti est un pays agricole où 90 % des gens communiquent en créole, une langue poétique, riche en nuances, en sonorités et en rythmes.
Pour une politique du mitan, nous devons mettre en pratique notre devise  » Anpil men, chay pa lou  » [L’union fait la force] et vivre notre proverbe « Dèyè mòn, gen mòn » [Derrière les montagnes, il y a d’autres montagnes] pour comprendre la complexité de notre pays, de notre culture, de notre histoire et de notre peuple. Cette politique du mitan consiste aussi à établir un équilibre entre le passé, le présent et l’avenir, pour que nous ne restions pas engloutis dans les rêves du passé. Il faut garder un degré de fierté historique mais aussi tirer des leçons du présent et imaginer un futur équitable où notre devise deviendra : « Tèt ansanb pou bati yon Ayiti dirab e desantralize » [Ensemble pour construire une Haïti durable et décentralisée].

Professeur, Columbus State University, Georgia///Article N° : 9208

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