Aujourd’hui, 12 avril 2021, l’artiste et philosophe haïtien Frankétienne fête ses quatre-vingt-cinq ans. Pour son anniversaire, Africultures publie un entretien inédit réalisé par le maître de conférences en littérature afro-caribéenne et pensée décoloniale Jason Allen-Paisant. Nous découvrons ici que Frankétienne n’écrit pas des romans, il crée des spirales. Se revendiquer de la « spirale » et non du « spiralisme», c’est éviter de s’enfermer dans le piège de l’académisme ou des théories qui enferment les gens dans une pensée en bloc. La spirale est pluridimensionnelle: écriture, peinture, musique, théâtre, arts visuels en tout genre. Elle entend redonner sa place à l’invisible, par opposition aux matérialismes qui excluent la dimension spirituelle de l’existant. Chez Frankétienne, c’est le motif de la spirale qui est donc convoqué pour décrire ce monde qui vibre à l’infini, sans frontières, sans pause ni repos, sans fatigue ni rupture. Vitale, la philosophie chez lui est affaire de corps, car l’esprit est, lui aussi, affaire de corps: l’être humain est une fusion et non une dualité.
En 1967-68, lorsqu’il écrit Mûr à crever, son célèbre roman-manifeste de la spirale, Frankétienne constate l’insuffisance du matérialisme dialectique (comme tous les matérialismes) pour rendre compte du réel du monde, de la nature, et de l’homme. Avec Mûr à crever, publié en 1968 et qui semble pourtant loin de tous les bouleversements sociaux et idéologiques qui allaient traverser l’Europe et le monde entier, il fait référence à la richesse de cette notion de spirale qu’il avait retrouvée dans le livre Anti-Dühring de Friedrich Engels, mais en la liant, sur le plan de la réalité, à Haïti. Car Haïti, c’est l’illustration du chaos-monde dont a parlé Glissant; Haïti n’est autre chose qu’une spirale, ce qui fait que ce pays-là ressemble beaucoup plus, selon Frankétienne, “à une tragédie grecque qu’à une entité géographique”.
Comme il nous le montre dans cet entretien, Frankétienne s’inspire davantage de l’astrophysique et de la physique quantique que du vaudou, même s’il reconnaît dans celui-ci des éléments qui confortent sa théorie de la spirale: le lien entre la spirale et la couleuvre dans le vaudou semble notamment une évidence. Un exemple parmi d’autres qui, pour ce philosophe éminemment important et pourtant négligé en Occident, montre comment la science occidentale retrouve tardivement “les courants de la spiritualité orientale, ainsi que ceux de la sensibilité caribéenne et africaine, et des peuples qu’on a toujours considérés comme des sauvages”.
J’ai écrit des spirales et non des romans
JAP : Comment la possession, notamment dans le vaudou, nous aide-t-elle à comprendre votre conception de la spirale et inversement ?
Frankétienne : Je ne crois pas que le vaudou m’ait influencé dans l’élaboration de la notion de spirale. Il est vrai que, a posteriori, il y a un animal emblématique du vaudou, c’est la couleuvre, le serpent. Or, la couleuvre c’est la sinuosité, c’est la spirale. Peut-être que c’était dans mon inconscient. Mais, de manière précise, de manière directe, la notion de spirale m’est venue après avoir lu Anti-Dühring de Friedrich Engels. J’avais 23 ans à l’époque. Depuis ma tendre enfance, j’ai toujours été attiré par la science, jusqu’à mes vingt ans, quand je devais enseigner plusieurs matières. J’ai surtout brillé dans le domaine des mathématiques et de la physique. J’étais professeur de mathématiques. J’ai enseigné toutes les branches des mathématiques (l’algèbre linéaire, la théorie des ensembles, etc.) ; d’ailleurs, la notion de spirale est une notion mathématique, une notion scientifique.
Après avoir lu Anti-Dühring d’Engels, où il parle dans un chapitre de l’importance de la spirale dans l’histoire des sociétés humaines, en économie, je me suis mis à réfléchir sur la dimension de cette notion ; et si j’ai un mérite, c’est de l’avoir approfondie à partir de mes expériences personnelles et à partir aussi de mes connaissances dans les domaines de l’astrophysique, de la physique quantique, parce que j’ai beaucoup lu sur les œuvres des physiciens modernes, autour des années 60 et 70 jusqu’à aujourd’hui. Ensuite, j’ai découvert que la spirale est une notion absolue. Cette découverte est de moi.
C’est une structure absolue que l’on retrouve partout. Tout à l’heure, tu m’as fait penser à la couleuvre, au serpent. Mais, si on prend aussi les racines au-dessous du sol, les racines de certains arbres, c’est non seulement le rhizome, comme le dit Glissant, mais c’est encore le mouvement entrelacé, enchevêtré de la spirale ; les cyclones, les tornades, les vortex, les ondes sismiques, c’est de la spirale, dans l’espace. Tout récemment, on a attribué le prix Nobel à des physiciens américains pour leurs travaux sur les ondes gravitationnelles dans l’univers stellaire ; les ondes gravitationnelles, c’est encore de la spirale.
JAP : Autrement dit, si pour Engels, la dialectique, c’est avant tout, la « loi de développement de la nature », vous avez une conception de « la nature » qui est bien différente de la sienne…
Frankétienne : Je dois ajouter que si les adeptes du matérialisme dialectique sont restés au mécanisme du paradoxe et des contradictions impliquant les trois mouvements de la dialectique, à savoir la thèse, l’antithèse et la synthèse, illustrées d’ailleurs par Engels lui-même avec le grain d’orge qui tombe dans un sol qui pourrit, moi, j’ai retrouvé dans la spirale un supplément, quelque chose de plus riche et de plus actuel.
La spirale implique la dimension du mystère et de l’imaginaire, qui est liée aussi à la spiritualité.
C’est-à-dire que si on reste branché de manière servile et monolithique au concept du matérialisme dialectique, on a tendance à ignorer ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne peut pas saisir dans l’immédiat. La spirale, à partir de ces enchevêtrements, permet d’inclure non seulement dans la réalité, mais dans la création, la dimension spirituelle de l’existant. La dialectique, c’est le mouvement du manifesté. Or, la réalité n’est ni linéaire ni cyclique, elle prend la « forme » de la spirale. C’est pourquoi j’ai écrit des spirales et non des romans, même s’il y en a qui ont fait comme moi et qui n’ont pas eu la lucidité ou le courage d’appeler ça « spirale ». Moi, je crois qu’Ulysse de Joyce, c’est une spirale, mais je ne peux pas demander à James Joyce d’appeler ça « spirale ». Avec le temps et le recul j’ai découvert que si le matérialisme dialectique a quelque part échoué sur le plan de la politique active et sur le plan des relations sociales, humaines et globales – nous avons l’exemple, l’effondrement du bloc socialiste, qui avait pour boussole le matérialisme dialectique –, c’est parce que le matérialisme dialectique, si on y reste accroché de manière monolithique et servile, on considère tout ce qui paraît irrationnel comme étant inacceptable. Or, précisément, on est actuellement dans un monde virtuel où le virtuel est parfois même plus important que le concret.
L’invisible qui nous constitue
JAP : En effet, malgré les multiples possibilités qu’offre le numérique, la numérisation de la vie fait désormais partie intégrante de l’armature du nouveau capitalisme, le capitalisme « virtuel », autrement dit, spéculatif.
Frankétienne : Tout à fait. Et le matérialisme dialectique, qui tend à éclipser l’immatériel, l’invisible, que peut-il pour l’être humain dans tout cela ?
JAP : N’est-ce pas un paradoxe qu’ Engels dans Dialectique de la Nature, il explique que la nature est mue par des lois scientifiques, étant évidemment toutes mesurables et prévisibles ? Il fait donc de la nature, domaine d’énergies autonomes, le cosmos même, une chose mécanique ?
Frankétienne : Symbole du scientisme, de la folie de science et de technique du xixe siècle.
JAP : Suzanne Césaire y voit une pensée impérialiste créatrice de l’économie mondiale telle qu’on la connaît aujourd’hui.
Frankétienne : En effet, le monde n’a pas cessé de connaître, jusqu’à aujourd’hui, les ravages de cette folie de domination. Dans ce pays on a connu ses catastrophes les plus terribles.
JAP : Toutefois, l’œuvre d’Engels aura le mérite de vous inspirer la spirale. Il semblerait ainsi qu’avec Engels vous arriviez à concilier la science et la spiritualité, à la façon d’une Maryse Choisy.
Frankétienne : Engels fait partie de ces influences échelonnées sur plus d’une trentaine d’années. Mon parcours remonte tout de suite après la chute de Duvalier (1986). À l’époque j’avais exactement cinquante ans. Cinquante ans c’est l’âge où un intellectuel change ou ne change pas. Mais j’ai lu plusieurs philosophes dont, d’ailleurs, un grand qui ne figure même pas dans le dictionnaire français, un immense penseur qui a passé sa vie à participer à des colloques sur la biologie et l’astrophysique notamment. Il s’appelle Jean Émile Charon. Il y en a d’autres encore.
JAP : J’aimerais revenir à une idée à laquelle vous avez fait allusion tout à l’heure. C’est le rapprochement de la spirale et du serpent dans le vaudou, chose à laquelle vous ne semblez pas avoir accordé beaucoup d’attention, du moins de manière consciente, jusque-là…
Frankétienne : Le serpent est un motif fréquent dans les spiritualités traditionnelles, dont le vaudou. Remarquez, en passant, que les deux spirales de l’ADN ressemblent à deux serpents enroulés l’un autour de l’autre.
Toutefois, au stade où je suis actuellement, je crois que la théorie quantique exerce beaucoup plus d’influence, a été plus déterminante dans ma vision actuelle de la spirale. Même si c’est lié.
La physique quantique et l’astrophysique m’ont permis de comprendre que tout est énergie dans l’univers. C’est cela Dieu.
JAP : Or, quand vous étiez plus jeune, marxiste fervent, n’étiez-vous pas athée ? Vous n’aviez pas été éveillé à ce que vous savez maintenant, à savoir, les liens essentiels entre les sciences naturelles et l’énergie divine…
Frankétienne : Dieu est une appellation. Comme nous, les humains, nous ne jappons pas, ne hurlons pas, ne mugissons pas, nous parlons. Quand nous parlons de l’« énergie divine », c’est pour nommer le caractère spécial, général, total, absolu de cette notion, qu’on appelle « Dieu ». Mais Dieu n’est pas une personne, Satan non plus n’est pas une personne. Les gens se trompent…
JAP : En tout cas, il y a dans la pensée occidentale comme l’idée d’une incompatibilité entre la science comme méthode d’analyse et l’invisible…
Frankétienne : Il y a une énorme différence entre croire et la foi. Entre croire dans l’énergie universelle et être religieux. Ceux qui disent qu’il y a une incompatibilité entre être marxiste ou agnostique et comprendre le fonctionnement de l’univers, ils ont tort.
Comme je l’ai dit, l’astrophysique et la physique des particules ont été déterminantes pour ma trajectoire. C’est pourquoi je ne marche pas dans la tentative de vouloir accorder beaucoup d’importance à Engels dans mon parcours, parce qu’Engels, même s’il était dialecticien, était encore dans le matérialisme dialectique, ce qui est encore une erreur.
JAP : Chez vous, la dialectique marxiste a eu pour conséquence de vous mener à une approche proprement caribéenne, haïtienne, de l’art. Ça vous a mené à quelque chose de plus proche du vécu chaotique des Caribéens.
Frankétienne : C’est une constatation qui est juste. Ce n’est même pas une question. Ce que tu dis là, c’est vrai. Avec la seule différence que là encore le vivre caraïbe, le quotidien caraïbe, l’histoire caraïbe, la sensibilité caraïbe avec tout ce qu’il y a d’échec, de réussite, d’angoisse, d’histoire, de blessures historiques, on retrouve ça chez les créateurs, on retrouve ça même au niveau du quotidien des populations caraïbes, il y a cette dimension de la spiritualité, de l’insaisissable précisément, du chaos, qui implique un travail de mutation, mais invisible, parce qu’on ne voit pas.
Césaire, connaissant le théâtre de Brecht à Paris en 1954, a voulu faire du Brecht, mais quand il fait ça, c’est à sa propre façon, en s’inspirant du vaudou. Il y aura vraiment ce côté cérémoniel, ce rituel dans ce spectacle. Brecht ne pouvait pas être d’accord avec ça. Parce que le matérialisme dialectique est pris dans le piège du rationalisme occidental. Puis-je te donner un exemple ?
Savez-vous que Karl Marx, en écrivant les tomes du Capital, qui est le livre essentiel du matérialisme dialectique et qui allait inciter les philosophes comme Engels à écrire sur l’évolution des sociétés humaines, savez-vous qu’il n’y avait même pas une phrase susceptible de faire allusion à la Révolution haïtienne, qui est la première révolution contre le système économique. Jamais. Alors que ces livres ont été écrits quarante ans après le combat des Haïtiens. Quarante ans après, un intellectuel de cette trempe…
C’est-à-dire que quelqu’un qui met en branle une machine révolutionnaire, axée sur le syndicalisme ouvrier, pour combattre un système aliénant comme le système capitaliste qui exploite, un petit pays qui fait la révolution contre l’esclavage, contre le colonialisme, autrement dit, contre le capitalisme même, et il y a un silence total. Il aurait dû même y avoir deux ou trois chapitres sur la Révolution haïtienne.
Autant dire que Marx est aussi un reflet de l’idéologie capitaliste, qui est étayée, ne le négligeons pas, sur le rationalisme occidental. Et c’est la vision du monde qu’est le rationalisme occidental qui l’empêche de voir dans la Révolution haïtienne un sujet non seulement digne d’intérêt pour Le Capital, mais qui concerne le cœur même de sa problématique.
Cette omission est grave ; même s’il n’était pas conscient d’omettre Haïti.
Marx n’aurait pas dû oublier la Révolution haïtienne en écrivant Le Capital.
L’histoire va lui donner tort. Il avait considéré la classe ouvrière en Occident comme le fer de lance de la révolution mondiale. Alors que, après sa mort, quelques décennies après, la classe ouvrière bénéficiait des augmentations de salaire et est devenue une classe complice du patronat pour exploiter les petits pays. Parce que pour sortir de cinq francs l’heure qu’on accordait à un ouvrier pour arriver à dix francs, il fallait intensifier l’exploitation des petits pays. Tandis que nous les Caribéens, à partir de notre esclavage, nous avons permis à la France d’avoir le Louvre, d’avoir cette efflorescence culturelle.
JAP : Mais c’est ce que je trouve toujours hallucinant : comment les pays d’Afrique et des Caraïbes ont accaparé, se sont emparés du marxisme alors que c’est un corps de réflexion qui les a largement négligés. Finalement, c’est dire aussi la contradiction et le paradoxe ?
Frankétienne : C’est lié à cette machine qui déshumanise, qui aliène. Le cas est plus évident encore chez les intellectuels, mais même le petit peuple, il est encore fasciné par la culture occidentale. C’est l’aliénation, c’est une machine qui te détruit. Je vais te dire quelque chose, Karl Marx a fait de la classe ouvrière, à son époque, le fer de lance de la révolution mondiale qui devait aboutir au communisme planétaire. Tu sais…
Ce qui nous permettra d’avoir une révolution planétaire, mondiale, c’est précisément ce que les matérialistes, les rationalistes ont évacué de leurs travaux : cette dimension de l’invisible, cette dimension de l’intouchable, de l’intangible. Parce que c’est ce qui permettra au monde, actuellement, sous le poids de la mondialisation, encore plus déshumanisante parce que vicieuse, de fleurir.
La mondialisation se fait sous les apparences d’un humanisme planétaire, les portes sont ouvertes, nous sommes devenus un village global. Ce n’est pas vrai. C’est une machine qui a la couleur, la peau d’un mouton, mais au fond c’est un tigre qui est en-dessous, qui te dévore, qui prend ce qu’il y a chez toi. Eh bien, ce qui va nous permettre de nous libérer, c’est ce que j’appelle la solidarité à l’échelle de la planète avec toutes les victimes de la mondialisation. Car les Français, les Américains – je parle des populations et je ne parle pas des institutions, encore moins de l’État ou des gouvernements. Car les gouvernements, ce sont eux qui sont les complices des États-Unis pour détruire et déplumer la planète. Je suis avec le Hollandais, le Français, l’Espagnol, avec l’Américain, qui eux aussi sont victimes de cette machine. Donc, la révolution ne peut se faire maintenant que de manière globale, avec toutes les nationalités confondues mais en ayant soin, bien sûr, au niveau de la conscience, de montrer que nous sommes tous les victimes. Parce que maintenant, les pauvres, ceux-là qu’on est en train de maltraiter, de malmener, ils sont de toutes les nationalités. Ce ne sont pas seulement les Africains, les Caribéens, ce ne sont pas seulement les Latino-américains.
Eh bien, cette conscientisation et cette rencontre faite de partage, partage des mêmes douleurs, partage des mêmes traumatismes, cette rencontre ne peut se faire qu’à partir du souffle de l’esprit. C’est la spiritualité qui va nous rapprocher.
Voyager à travers le vaisseau de l’imaginaire
JAP : L’invisible est important dans cette cimentation des peuples opprimés du monde.
Frankétienne : Fondamental. Et de manière absurde, je vais te donner un exemple qui montre que l’Occident nous a fait rater l’essentiel. La science actuellement a, depuis ces cinquante dernières années, retrouvé les courants de la spiritualité orientale, ainsi que ceux de la sensibilité caribéenne et africaine, et des peuples qu’on a toujours considérés comme des sauvages. Tu connais la force des mythes. Les mythes et les symboles sont beaucoup plus forts que ce téléphone que je peux toucher. Car les mythes ont un parfum d’éternité, d’insaisissable. Comment briser l’insaisissable ? Comment tuer l’intangible ? Et ça, je n’ai qu’à lâcher ce téléphone par terre et c’est fini, c’est des petites miettes, c’est des petits morceaux. Depuis la civilisation gréco-latine, l’orientation a été faite sur la prédominance de l’histoire occidentale, qui va nous influencer dans nos comportements et dans nos systèmes de pensée. Eh bien, on a mis l’accent sur la raison comme étant la boussole fondamentale. À partir de ce moment, on est enfermé quelque part dans un piège où on ne peut voir que ce que les murs ou les limites de la raison nous permettent de voir. Or, nous sommes armés pour nous passer du massif, du concret et traverser tous les univers, à partir du subtil de l’invisible, de l’insaisissable. Pour retourner en France ou pour aller dans n’importe quel pays, tu es obligé de prendre l’avion ou le bateau, mais le plus souvent l’avion. Donc, tu dépends du massif, du concret, tu dépends d’un moteur qui a besoin de pétrole, de mazout, d’huile, de graisses, etc. Et nous avons négligé la pensée, l’esprit qui est plus rapide que la lumière. L’élément le plus rapide au monde, c’est la pensée, c’est l’imaginaire. Je dis Paris, là tout mon être me fait voir des monuments connus tels que la tour Eiffel, la Bastille, les Champs-Elysées, la rue Gaston Gallimard. Je vois tout.
Pourquoi ? Parce que tout le corps envoie des fréquences, parce que tout corps est en vibration, et toute vibration implique une fréquence. Nous avons perdu la chance de pouvoir agir sur la fréquence de nos corps. Aussitôt que la fréquence serait élevée, nous serions moins lourds, et nous pourrions voyager avec la lumière de la pensée. Une fois que je dirais Paris, je serais à Paris tout de suite. C’est-à-dire nous aurions pu voyager à travers le vaisseau imaginaire qui est là en nous, mais on fait de l’imaginaire une substance suspecte, c’est-à-dire, on se dit qu’on est dans « l’irrationalité ».
On a donc étouffé la lumière de la pensée, la lumière de l’esprit, alors qu’on aurait pu voyager avec ce faisceau lumineux. Si la lumière est là, j’ai mon vaisseau. C’est ce qu’on a fait, on nous a privés du vaisseau et du faisceau de l’imaginaire pour la marchandise qu’on peut vendre, parce que là, personne ne peut venir me faire payer mon propre imaginaire. Si je voyage à travers l’imaginaire de ma pensée, je ne dois rien à personne. Mais je suis obligé de monter dans un avion avec un ticket à huit cents euros.
Le corps comme passerelle vers l’univers
Frankétienne : Il n’y a pas lieu d’établir une différence entre l’esprit et la matière. C’est une démarche totalement, totalement erronée. Il y a la matérialité de l’esprit aussi bien que la spiritualité de la matière. La matière, ce n’est pas la matière, c’est la psycho-matière.
Tout est vivant parce que tout est énergie. Et l’énergie ne peut être que vivante.
JAP : Quelles formes la spirale engendre-t-elle dans votre théâtre ?
Frankétienne : Ce qu’il y a comme forme impliquant le mouvement de la spirale, en matière dramaturgique, en matière de théâtre, c’est ce que j’appelle ce chaos que l’on trouve non seulement dans notre histoire mais jusqu’à présent au quotidien. Un chaos qui paraît surréel et qui permet d’avoir, dans le domaine du théâtre, une liberté totale. Cependant, moi, je n’ai pas eu la chance d’appliquer cette liberté. Parce que c’est bien après ma carrière dans le théâtre, soit une quinzaine d’années après, que mes découvertes ont été faites. Cette dimension surréelle est encore beaucoup plus riche que le surréalisme à proprement dire, parce que cette dimension, elle est aussi chaotique dans le sens où Glissant entendait le chaos-monde. Moi, je dis que le chaos, c’est la matrice de la vie. Et tout est chaotique. Ton visage que je regarde là, c’est une super visualité mais ce qui se passe dans cet ensemble que j’appelle Jason est chaotique. Le fait que ton nom renvoie à toute une mythologie contribue aussi à ce chaos.
JAP : C’est donc la spirale qui est plus apte à décrire cette réalité haïtienne. La spirale, c’est une façon d’être saisi ou possédé par le monde et d’ainsi jouer le monde….
Frankétienne : Pour compléter ta pensée, je t’ai saisi tellement bien, je te dis quelque chose que moi j’ai pu flairer bien avant la chute de Duvalier parce que j’ai eu beaucoup de contacts avec les houngan, les prêtres du vaudou. Ils m’ont fait des confidences, j’ai assisté à plusieurs cérémonies. La prise de possession qu’on appelle souvent « crise de possession », elle est à la fois crise dans la mesure où il y a ce débordement de délires, de fougues irrésistibles, mais en même temps, c’est une prise de possession du monde, une prise de possession de son corps et du monde à travers son corps. La transe n’est pas une pathologie. La crise de possession, qui a été analysée par certains Occidentaux comme étant un phénomène de pathologie, est loin de l’être. C’est plutôt une lucidité. C’est ce qui explique que quand un adepte du vaudou est possédé par un Loa, il arrive à la dimension prophétique où il annonce ce qui va se passer.
JAP : Comment prend-on possession du monde à travers son corps ?
Frankétienne : Parce que le corps est relié au monde. Tout est interconnecté. Mon corps devient un pont, une passerelle qui me permet de saisir l’univers.
JAP : Donc, le corps est le pilier médiateur entre l’être et le monde, et non pas l’esprit.
Frankétienne : L’esprit, c’est la lumière du corps. On ne peut pas dire que l’esprit est à côté, ou qu’il y a un épiphénomène, non. L’esprit, c’est la lumière du corps et de l’être, et en même temps c’est la lumière du monde entier, elle est totale ; c’est cette lumière qui permet la lecture de l’imaginaire, la lecture du réel, la lecture du virtuel, du concret, de ce qu’on voit, de ce qu’on ne voit pas, donc, la lecture du monde holistique.
L’esprit est présent dans toutes les particules du corps.
JAP : Donc, la totalité s’appelle corps.
Frankétienne : Oui, corps. Je te donne un exemple, parce que moi j’aime les illustrations scientifiques. Jason meurt dans 70 ans. Dans un million d’années, des archéologues ou des paléontologues, je ne sais pas, fouillent et retrouvent une seule cellule de Jason, une branche de cheveu. À travers cet élément particulaire, c’est-à-dire infime, on dit que c’était un noir, il a souffert du diabète à quarante ans, il est mort à quatre-vingt-dix ans. Donc, c’est qu’il y a une mémoire et une intelligence en liaison qui conservent l’information de manière indélébile, alors que nos vieilles machines tous les trois mois ou toutes les deux semaines, on doit les nettoyer. Après un million d’années, on retrouve des informations essentielles sur un individu qui est parti depuis un million d’années à travers une seule petite cellule. Donc, c’est le cas de le dire, il y a la matérialité de l’esprit autant que la spiritualité de la matière.
L’être, c’est une fusion.
JAP : La solution du vivre-ensemble, c’est donc l’imaginaire.
Frankétienne : Ça se fera. Il y a un momentum, avec l’effondrement du monde.
La spirale, l’autre révolution de 1968
JAP : Vous avez publié le roman Mûr à crever, votre roman-manifeste de la « spirale », en 1968. En écrivant ce livre, et de la sorte, avec cette esthétique de la spirale, n’avez-vous pas, d’ailleurs, anticipé les bouillonnements de l’année 1968 ?
Frankétienne : Non seulement ai-je anticipé les bouillonnements de 1968, j’ai anticipé aussi tous les courants du nouveau roman. Certaines personnes ont tendance à dire que la spirale est une imitation de Robbe-Grillet, de Michel Butor. Du tout !
Tout le nouveau roman, c’est une production sans l’émotion à dimension esthétique qui caractérise les grandes œuvres. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’ils ont voulu évacuer un certain anthropomorphisme qui les gênait. Ils ont même dit que sur le plan du style, on n’a pas le droit d’écrire « au flanc de la montagne », car le flanc renvoie à l’être humain. Ainsi,
ils ont visé l’objet, et l’objet a tué la sensibilité humaine.
Il y a une hypertrophie de l’objet. Le style, c’est le souffle mystérieux de l’invisible, de l’inaccessible et de l’intangible. Or, eux, ils étaient dans une sorte d’objectivité où il s’agissait par exemple pour Robbe-Grillet de décrire une tranche de tomate. Je me fous de la description objective d’une tranche de tomate ! Ce qui m’intéresse, c’est le visage ou la démarche d’un homme affamé qui traverse ma rue. Et à ce moment-là, ce que je ressens face à la douleur de mon frère.
Jason Allen-Paisant