Nous sommes au festival de Cannes. Quelle est votre impression jusqu’à présent ? Est-ce c’est un événement important pour vous ?
De tous les festivals, Cannes est le paradis du film. C’est le centre du cinéma. On dirait que c’est là que tout se passe. Je ne me suis pas rendue compte à quel point ce festival est important avant d’y venir. Je ne pense pas que j’aurais pu me préparer suffisamment, mentalement et émotionnellement, avant de venir ! C’est la première fois que je viens en France. Donc, en tant que réalisatrice, venir à Cannes en premier, c’est mieux qu’un rêve qui se réalise. Et être invitée par Cinémas du Monde et l’Ambassade française est un privilège et un honneur. Comme Cinémas du Monde a des liens avec le réseau des producteurs, j’ai rencontré beaucoup de producteurs et beaucoup de personnes qui veulent travailler en Afrique sub-saharienne, ce que je ne me rendais pas compte, parce ce que je trouve que c’est une vraie prise de risque que de travailler sur les films africains ! Mais d’être ici, et de me rendre compte qu’il y a beaucoup d’argent, surtout de l’argent européen, que les gens voudraient investir dans les films en Afrique, cela m’a revitalisée et m’a donné davantage d’énergie et de motivation pour continuer ma carrière maintenant.
Vous avez étudié à UCLA. Quelle expérience cela a-t-il représenté pour vous ?
UCLA était une sorte de matrice. Avant UCLA, je savais que je voulais être réalisatrice, mais je ne savais pas vraiment ce que cela impliquait. Mais à UCLA, comme j’étais dans le département cinéma, et c’était un cursus Masters, toutes les conversations, toutes les rencontrent baignaient dans le cinéma. On pensait, discutait, vivait toujours film, plus que tout autre chose. Ça m’a surtout vraiment donné l’occasion de forger mon style, et c’est ça le point fort de UCLA ; il vous permet de définir votre style. On ne vous force pas à faire des films hollywoodiens, ou autre choses ; on vous dit, si c’est ce type de film que vous voudriez faire, voici la manière d’y arriver. C’était donc un énorme honneur d’y être, et je me rappelle qu’au départ, quand j’étais accepteé à UCLA, j’étais une des plus jeunes étudiantes du Masters et d’être là et de savoir que d’autres avaient travaillé si longtemps afin de retourner à UCLA m’a permis d’être en contact avec toute une gamme de personnes différentes. C’est un réseau formidable avec lequel je suis toujours en contact aujourd’hui.
Après cette forte expérience des Etats-Unis, vous êtes revenue vivre au Kenya. Quelles perspectives s’offrent à vous ?
Le Kenya émerge, et son cinéma est émergent. Je ne dirais pas que nous avons encore une industrie cinématographique. Je pense que nous en sommes aux balbutiements. C’est encore très embryonnaire. Faire partie de l’essor d’une industrie est un défi difficile, mais c’est aussi très stimulant. Il y aura toujours quelqu’un pour dire : « Mais, je n’ai jamais fait ça avant ». Donc vous êtes toujours à la tâche, créant de nouvelles manières de faire des films, d’explorer de nouvelles idées, de nouvelles solutions, de réfléchir aux nouveaux problèmes, et c’est génial et stimulant. Par ailleurs, puisque c’est un marché cinématographique tellement émergent, il n’y a pas de financements et très peu de soutien de la part du gouvernement. Je pense qu’ils commencent juste à se rendre compte de ce que représente le cinéma, pas seulement au niveau de la scène culturelle, mais aussi pour le Kenya en tant que destination touristique, et en tant qu’industrie et emplois que cela peut générer. On commence juste à formuler ces idées et à entamer ces discussions. C’est très différent des Etats-Unis. Ils savent ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire. C’était une chance énorme d’être aux Etats-Unis, d’y suivre une formation, et d’apprendre ce qui peut se faire, car si vous restez uniquement au Kenya où l’on vous dit « vous ne pouvez pas faire ça », peut-être que vous commenceriez à croire que vous ne pouvez pas faire ces choses. Mais être aux Etats-Unis et apprendre ce qu’il est possible, et de rentrer au pays en disant, « non, bien sûr que l’on peut le faire car je l’ai déjà fait, peut-être ailleurs et autrement, mais c’est possible de le faire », on repousse les limites ! Et on gagne le respect de l’équipe, car l’équipe est majoritairement masculine ; gagner leur respect parce que vous avez voyagé et parce qu’ils voient que les films que vous faites sont de qualité. Ça vous donne une certaine marge de manuvre que vous n’auriez pas eu si vous n’aviez pas quitté le pays.
Est-ce que cela a été difficile, en tant que jeune femme, de vous frayer un chemin dans le monde du cinéma kenyan ?
Au début c’était difficile de faire mon chemin, mais une fois que les gens avec qui je travaillais ont compris le genre de film que j’essayais de faire, et soutenaient ce que j’essayais de faire, et quand les films que je commençais à faire commençaient à gagner des prix, il y avait un respect qui a commencé à grandir. Donc, c’était difficile, mais vous savez que l’équipe avec qui vous travaillez, vous ne travaillerez pas avec eux qu’une seule fois. Nous n’avons pas tant de choix ; vous savez que vous allez retravailler avec les même personnes maintes fois, donc vous créez une famille en quelque sorte, une unité de personnes très forte à qui vous continuerez à donner du travail et qui continueront à venir à vous chaque fois qu’un projet se fait.
Votre premier long métrage parle du terrorisme à partir de l’attentat de 1998 contre l’ambassade américaine de Nairobi, « From A Whisper » et l’avez centré sur une femme au fort accent américain, un peu une pièce rapportée, qui arrive au pays avec une expérience différente des autres, et qui est traumatisée. Qu’est-ce qui vous a poussée à aborder un tel sujet ?
J’ai tourné From A Whisper pour explorer ce qui se passe à l’échelle individuelle quand une tragédie nationale a lieu. Cet attentat à la bombe de 1998 a tué 250 personnes et blessé 5000 autres. Quand on dit ça, on occulte le fait qu’il s’agit d’individus. On oublie qu’il s’agit d’une mère, d’un père, un meilleur ami, une sur. C’était important pour moi de raconter une histoire qui nous ramène à qui était une de ces 250 personnes. 250 n’est qu’un chiffre, mais quand on se rend compte que 250 familles ont été touchées, tragiquement, qui ne se remettront jamais de leur perte, c’était important de le faire. Mais je voulais également explorer la question de l’Islam, qui est dépeint d’une manière si négative depuis quelques temps. C’était important pour moi de dire, comme pour la chrétienté, comme pour n’importe quelle religion, que les gens pensent leur rapport avec Dieu de manières différentes. Il y a ceux qui sont complètement fondamentalistes, comme le personnage de l’auteur de l’attentat suicide dans From A Whisper, et il y a ceux qui se dévouent, comme Waleed, le policier. On ne peut pas mettre l’Islam dans une case. Il y a une beauté et une dévotion non seulement dans la religion, mais aussi dans la culture de l’Islam dont il est important de parler. Ce dialogue n’avait pas lieu au Kenya.
Est-ce que c’était le premier film sur le sujet ?
Il y a eu plusieurs documentaires qui ont été réalisés après les attentats, mais c’était le premier film de fiction.
Comment est-ce que le film a été reçu au Kenya ?
Bien. Au départ, quand on a démarré la production, c’était très délicat car nous avons contacté différentes organisations, surtout des organisations islamiques, pour leur expliquer le type de scénario que nous allions filmer, dans l’espoir non seulement qu’ils nous soutiendraient, mais aussi qu’ils pourraient nous conseiller sur la meilleure façon d’aborder un sujet si sensible, mais nous avons vécu l’inverse. On est tombé sur des gens qui non seulement ne voulaient pas qu’on en parle, mais on est arrivé au stade où je devais me faire accompagner d’un garde-corps sur le plateau, afin de pouvoir faire le film. C’était une expérience assez incroyable, que je souhaite ne jamais revivre ! Mais c’était essentiel d’assurer la sécurité. Il y avait des membres de l’équipe qui refusaient de se rendre dans certains endroits en extérieurs, car il s’agissait des lieux des attentats : ils disaient que l’énergie y était négative. C’était très compliqué ! Et bien sûr très fort à vivre ! Mais le film a été bien reçu quand il est sorti. Et jusqu’à aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui veulent qu’il soit montré encore, et encore et encore.
Est-ce qu’il a été montré à la télévision ?
Nous l’avons diffusé à la télévision un an après sa sortie. Nous l’avons diffusé à la télé la nuit du 7 août 2009, l’anniversaire des attentats, ce qui a été un grand honneur.
Donc tout le monde l’a vu ?
Beaucoup de gens l’ont vu, mais malgré ça, même ceux qui l’ont vu veulent le DVD.
Qu’en pensez-vous du phénomène Riverwood, les vidéos domestiques de films populaires au Kenya qui suit le modèle nigérian ?
Riverwood est très intéressant. Car avant, l’industrie et les exploitants de salles disaient : « Les Kenyans n’aiment pas regarder des films qui parlent d’eux ; ils aiment regarder les films américains ». Mêmes les chaînes de télé disaient la même chose : « Les Kenyans n’aiment pas se voir à la télé ». Mais Riverwood a montré que les gens veulent se voir ; ils veulent voir ce qui se passe dans leur propre culture, des gens qui parlent leur langue, et ils veulent pouvoir s’identifier aux histoires produites. Et désormais, nous avons un public qui attend une certaine qualité de films », donc cela le rend plus averti. Au début, je disais que je ne le considérais pas comme du vrai cinéma, que je ne considérais pas Nollywood comme du cinéma non plus, mais ce n’est pas vrai. C’est une partie émergente du cinéma. Et ça permet de savoir ce que les gens aiment, et quelles histoires raconter, et cela créé une langage filmique, ce qui est essentiel. Cela crée une esthétique culturelle qui n’existait pas avant car si souvent, surtout dans ma région de l’Afrique, la culture est définie en termes de danses traditionnelles, les Maasai, etc. Mais maintenant que les gens baignent dans la culture Nollywood ou Riverwood, l’industrie locale du DVD, il va falloir l’accepter comme une culture à part entière. Le nombre de gens qui se jettent sur les films est impressionnant. Pour la première fois, nous allons avoir une cérémonie qui reconnaît Riverwood et le type de film qui en émerge et donner des prix aux meilleurs d’entre eux.
Lorsque j’étais à Nairobi, Wanjiru Kinyanjui animait des ateliers pour des professionnels de Riverwood qui voulaient améliorer le côté technique. Comme vous le dites, les gens veulent une meilleure qualité.
Oui, ils veulent mieux. Ils sont toujours à la recherche de plus, et une des chaînes qui s’en sort le mieux est Citizen TV parce qu’ils savent que le public veut du contenu local, donc ils créent des séries télés locales. Juste cette année, un projet de loi qui est resté longtemps en attente a enfin été adopté, décrétant que 40% des productions télés doivent avoir un contenu local. Et cela en dehors des actualités, parce qu’on nous disait que les infos sont du contenu local ! C’est un premier pas qui permet de tourner plus d’émissions, mais ça va être compliqué parce que je pense qu’il va falloir que le gouvernement crée des aides ou des bourses de soutien afin de permettre aux réalisateurs et aux producteurs de télé locaux de pouvoir fournir le contenu !
Vous avez aussi réalisé Pumzi, un court métrage de science fiction impressionnant
Merci.
Vous créez une vraie ambiance dans le film. Cela nécessitait un budget, de l’écriture, une idée ; comment est-ce que vous avez réuni tous ces éléments?
Il m’a fallu environ deux ans pour écrire Pumzi et autant de temps pour trouver les financements ! J’ai eu la chance d’être aidée par l’Institut Goethe et par Focus Features aux Etats-Unis, qui venait d’initier son programme Africa First. Grâce à Focus Features, j’ai pu rencontrer les producteurs qui ont soutenu Pumzi : Inspired Minority Pictures, à Cape Town. Ils ont été les seuls à âtre assez courageux pour accepter un projet aussi ambitieux avec si peu d’argent ! On a eu un financement kenyan aussi, le Changamoto Fund, géré par GoDown et KCDF. J’applaudis sincèrement ces financeurs, car ils ont pris un risque. Mais surtout la boîte de production car, au final, nous avions seulement un budget de 35 000 $ pour faire le film avec tous ses effets spéciaux, les hologrammes, les extérieurs en ruines, et pour créer un monde fictif. C’est une boîte extraordinaire. Ils sont innovants. Je pense qu’ils sont à la pointe de la cinématographie africaine. Plus que n’importe quel autre boîte de production.
Le film aborde le manque d’eau, les contrôles, et la détermination des femmes. Vous jouez sur différents niveaux.
J’ai commencé à réaliser Pumzi parce que je n’aime vraiment pas l’eau en bouteille. Je sais que c’est étrange, mais je n’aime vraiment pas le fait qu’il faut davantage d’eau pour fabriquer la bouteille qu’elle n’en contient. Ça me paraît absurde. Le fait de privatiser les ressources naturelles au point de ne plus avoir les moyens de les acheter me paraît absurde. Et ça m’étonne que personne n’en parle. Je sais que les gens ne comprennent pas quand je dis que je n’aime pas l’eau en bouteille, mais je ne comprends pas pourquoi il n’y a aucune campagne contre la privatisation des ressources naturelles. J’ai aussi pensé à faire le film an parlant avec un ami de la manière dont on est en train de tout bétonner au Kenya. On commençait à imaginer que le seul accès qu’on aurait à la nature serait une expérience virtuelle, qu’on n’aurait que des images en hologramme de la nature. On serait obligé de regarder des images projetées des chutes d’eau, car il n’en existerait plus, vu la manière dont nous dévastons l’environnement. Mais pour moi, avant toute autre chose, c’est l’histoire d’Asha et sa quête d’appartenance, sa quête de vie, sa quête d’amour et ça m’importe plus que tel ou tel message, parce que si j’avais voulu faire un film à messages, j’aurais fait un documentaire ou quelque chose de structuré autour des messages. Pour moi, ce qui marche vraiment dans Pumzi, c’est que son histoire est forte et que son personnage est fort ; elle est belle, curieuse et douce à la fois.
Cannes, mai 2010///Article N° : 9589