Que reste t-il de Dak’art 2006 ?

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L’apport de Léopold Sédar Senghor au développement des arts visuels en Afrique est incontestable. Dans un hommage hautement célébré, la 7ème édition de la Biennale de Dakar a révélé au public international des expositions qui répondaient au thème  » Afrique : entendu, sous-entendus, malentendus « . Comme pour tenter de traduire l’idée d’une réflexion toujours vive, avec la volonté d’affirmer davantage les compétences artistiques africaines, le Dak’Art se pérennise par la qualité des œuvres qu’il présente. Et cela, malgré la fragilité de certains aspects de son organisation. Bilan et perspectives…

Par la présentation d’un grand nombre de travaux numériques, le Dak’Art 2004 revendiquait son appartenance au monde. Cette année, force est de constater qu’un retour à l’équilibre des expressions (peinture, sculptures, photographies, installations, vidéos et performances) figurait dans la plupart des espaces choisis de la manifestation In. Changement de stratégie. Alors que le Cices abritait il y a deux ans l’essentiel de la sélection officielle en vue d’élargir le public visiteur, les œuvres sélectionnées pour de cette 7ème édition se sont réparties sur le site de l’Ifan, de la Galerie Nationale et de la Maison des Anciens Combattants. Pour la première fois, le Centre Culturel Douta Seck a regroupé l’ensemble des objets design. Ces remaniements détiennent une importance bien significative : la Biennale de Dakar, qui fêtera l’an prochain ces 15 ans d’existence, continue l’analyse de ses faiblesses en tentant de faire valoir ses acquis.
Des acquis manifestes 
Ils se sont vérifiés notamment par l’adhésion d’une pluralité de partenaires anciens et nouveaux. En effet, si des co-producteurs étrangers tels que l’Union Européenne, l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie et d’autres institutions publiques et privées continuent à maintenir leur disponibilité, de nouveaux acteurs ont initialisé une participation forte et active en affiliant le Dak’Art 2006 à un réseau de professionnels plus élagué. On retiendra à titre d’exemple la contribution du programme Res Artis regroupant des centres de résidences d’artistes à travers plus de 50 pays. Pour cette édition, la structure s’est dotée de huit bourses pour récompenser les participants. Par ailleurs, l’affluence des professionnels conjuguée au rehaussement du nombre d’exposants a permis de recenser plus d’une vingtaine de prix. Cette année, ils étaient 87 artistes à composer le rang de la sélection officielle; il revenait au catalogue d’exposition de présenter chacun d’entre eux. En se constituant d’images et de notices plus fournies que lors des précédentes éditions, cet outil est devenu un appui de taille pour la manifestation.
Tout cela est de bon augure, puisque cette Biennale africaine cherche toujours le moyen de hisser très haut son drapeau parmi les autres évènements artistiques et internationaux.
Une Biennale africaine ?
Dans sa formulation la Biennale de Dakar est sous la tutelle du gouvernement sénégalais. Au cours des précédentes éditions, de nombreux débats posaient la question de son identité propre, et plus particulièrement, de son autonomie jugée trop limitée. Pour le secrétaire général de la Biennale, Ousseynou Wade, l’orientation de la manifestation semblait cette fois bien définie :  » Il s’agit d’aller davantage dans le renforcement du lien entre l’organisation du Dak’Art et le Ministère de la Culture et du Patrimoine Historique Classé « . La question ne consiste d’ailleurs plus à rendre légitime l’identité fondamentalement africaine de la Biennale, mais à réfléchir sur le statut qu’elle doit adopter pour mener à bien la gestion de sa tâche. Reste à savoir néanmoins si les autorités sénégalaises, au-delà de l’aspect auto promotionnel que lui requiert l’évènement, sauront apprécier à sa juste valeur la nature d’une telle proposition.
Espaces nommés
C’est à l’artiste plasticien sénégalais Fodé Camara qu’est revenu la responsabilité de concevoir la scénographie des expositions. Dans son approche globale de l’espace, celui-ci avoue avoir voulu « créer une certaine cohérence entre les différents lieux choisis pour les expositions et les œuvres sélectionnées « . Ainsi, la Maison des Anciens Combattants regroupait des objets supposés traduire l’Afrique dans son rapport colonial, tandis que la Galerie Nationale suggérait le caractère de travaux plus spirituels. On le sait, la scénographie qui tente d’élaborer un juste équilibre entre une disposition technique, un discours et des œuvres est un exercice complexe. En la matière, le site de l’Ifan a suscité des réactions plutôt controversées. Agrémenté d’un vaste jardin, le lieu a pu offrir à plusieurs installations une visibilité de qualité. Car en effet, le choix d’une disposition d’objets hors les murs a ceci d’intéressant qu’il interroge notre rapport à la conventionalité. En Afrique, il figure un excellent terrain d’expérimentation pour un art qui pourrait être plus largement envisagé pour la rue. Comme le suggérait la performance de l’artiste sud-africain Emmanuel Enni, pour ne citer que lui, il s’agit également d’exploiter toutes les possibilités de montrer des objets d’action artistique dans un environnement brut, et dont le partage et l’interaction avec le public fait partie intégrante du processus de création des œuvres. Toutefois, pour certains, , l’audace du scénographe a fortement fait défaut à l’intérieur du nouveau bâtiment de l’Ifan ! Et la lisibilité du parcours proposé de manquer d’un véritable positionnement : entre une disposition d’objets plutôt informelle – évoquant parfois même les souks (et non sans rappeler le rapport avec la réalité in situ des marchés et autres étalages des rues africaines) – et une certaine volonté d’organiser méticuleusement d’autres travaux dans l’espace, on a trop eu tendance à chercher le  » secret de chaque oeuvre  » dans leur propre particularité plutôt que dans l’univers d’une déambulation soutenant la force des expressions. Mais ce désir de créer un parcours équilibré et harmonieux a rencontré de forts obstacles, à commencer par la masse cubique de l’édifice, rendant difficile la réalisation d’un parcours original. Au second étage du bâtiment, une mise en lumière moins monolithique, par conséquent plus nuancée, aurait contribué à apprivoiser l’espace d’exposition. Reste que l’initiation du visiteur à ce monde symbolique de la création contemporaine africaine fonctionne, grâce, sans nul doute, au profil unique de la Biennale. A savoir que le fait de proposer au sein d’un même espace des œuvres de générations, d’envergures et de qualités différentes traduit la marque d’un art qui se construit dans une forme d’échange, d’aboutissement et de reconnaissance collective.
Question d’organisation 
Qu’elle soit depuis toujours le talon d’Achille du Dak’Art, l’organisation de la manifestation révèle la complexité de grandes opérations de nature interculturelle. Il est évidement dommage que l’ancien bâtiment de l’Ifan – qui de son coté offrait une exposition de caractère, avec beaucoup d’espaces aménagés permettant d’éprouver le travail des artistes dans une forte intimité – était toujours en cours d’aménagement le jour de l’inauguration. Sont alors revenus les motifs récurrents, loin d’être négligeables cependant, à savoir notamment, la grande difficulté pour des transporteurs à fournir les œuvres en temps et en heure dans une Afrique qui rencontre de véritables difficultés à pouvoir établir des liaisons fiables. Par ailleurs, les tenants et les aboutissants d’une bonne gestion organisationnelle restent étroitement liés à l’hygiène d’un financement. Cette année encore, d’aucuns n’auront manqué de souligner combien l’aide financière et matérielle libérée dans des délais trop courts a pénalisé la manœuvre des commissaires et autres protagonistes associés à l’organisation de l’évènement. Mais les limites de l’organisation du Dak’Art sont également à voir ailleurs ! Par exemple, l’effectif à charge de l’administration semble numériquement limité face au déferlement des professionnels durant la semaine d’ouverture de la Biennale. D’où la question de savoir, si le seul statut de fonctionnaire de l’ensemble du staff administratif, qui fonctionne notamment durant l’année, est réellement adapté à la densité d’une telle manifestation. On se demande également pourquoi, sous la houlette de quelques personnes encadrants, des étudiants ne sont pas davantage impliqués pour soulager des sollicitations tous azimuts. Il y a là un intérêt temporel de premier ordre, celui même qui consiste à susciter l’envie chez une jeunesse en leur conférant une transmission riche d’expérience ayant à fortiori la capacité d’inspirer des vocations futures.
Première participation
L’Afrique, on s’en réjouit, est à considérer comme un territoire fécond en matière de création contemporaine. La présentation de travaux provenant de 27 pays en est la meilleure preuve. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de la Biennale une poignée d’artistes du Malawi, de la République Centrafricaine, de la Zambie et de la Guinée Bissau a pu faire don d’une contribution remarquable par le recourt de techniques diverses et modernes : il y a là, la vidéo de Nù Barreto intitulée  » I have a dream  » dans laquelle on redécouvre les images fracassantes des deux tours jumelles New-yorkaises amplifiées par les mots de Martin Luther King ; dans un autre registre aussi, Bellie Zangewa propose un travail narratif autour de très belles séries de collage sur soie. Voici une nouvelle génération d’artistes à qui l’on souhaite le courage de braver le temps afin d’asseoir une maturité encore plus forte ! Soulignons également la stratégie choisie pour la sélection des œuvres. Elle parait particulièrement adaptée à la réalité du territoire, innovante dans sa capacité à pouvoir garantir une représentativité exhaustive de l’état de la création du moment. Yacouba Konaté, commissaire général de cette 7ème édition, rappelle  » que la démarche cherchait à concilier l’offre provenant d’artistes et la demande crée auprès de certaines personnes pour dénicher des expressions dans des zones prescrites « .
Au-delà d’un continent, dont on pourrait s’amuser à redessiner la morphologie en fonction des œuvres produites par pays, la nécessité reste d’entrevoir la valeur potentielle de chaque oeuvre exposée au sein du Dak’Art. Chacune d’elle peut ouvrir une voie réelle et significative à d’autres travaux et forcer les états concernés à être davantage garants du développement de la création artistique de leurs pays.
Présence féminine
Cette année, dix femmes ont présenté leurs travaux parmi la sélection officielle. C’est sans doute trop peu dès lors que l’on suppose que la création artistique en Afrique (et d’ailleurs partout dans le monde) semble requérir plus de facilités du simple fait d’être un homme. Parmi elles, plusieurs connaissent une certaine notoriété pour avoir déjà participé à l’évènement. C’est le cas notamment de Bill Kouelany, originaire du Congo, adepte du collage en contraste sur des espaces sombres, elle livre une installation architecturale qui évoque une certaine idée du cloisonnement; Pélagie Gbaguidi, béninoise et vivant à Bruxelles, revient avec une installation très inspirée qui invite à maintenir les mémoires dans un climat d’apaisement face à la tragédie que fut l’établissement du code noir. Myriam Mihindou, Gabonaise et vivant à Rabat, s’est fait quant à elle connaître en d’autres circuits. On se souvient notamment de sa participation l’an dernier à l’exposition Africa Remix, et plus particulièrement d’une série de photographie intitulée  » Pieds liés  » présentée à Bamako en 2003 et qui connut ensuite une large diffusion. Ici, elle propose une série de photographies en négatif et noir et blanc, interpellant par sa capacité à parler du malaise Haïtien, entre autres… Et s’il y a également l’Angolaise Claudia Cristovao – primée lors de la cérémonie officielle d’ouverture de la Biennale, et dont le recueil de paroles d’Angolais vivant en Europe sur fonds d’images nostalgiques exprime les fragments d’identités africaines -, la présence des femmes au cours de ce Dak’Art est à relier à une force bien particulière, celle-la même qui permet toutes formes de résistance. Les artistes tunisiennes en sont probablement l’exemple le plus fort. Il est dit qu’Amel Bouslama, artiste photographe et plasticienne,  » fait partie de ceux qui essaient de défricher de nouveaux terrains, hors des sentiers battus « . Mettant en scène des photographies en couleur de sa propre poupée, elle conserve tout l’espace imaginatif de son enfance, ainsi donc peut-elle résister… Quant à Aïcha Filali, en mêlant terre cuite et tissus, elle offre sur un panneau mural des  » portraits de sous-vêtements féminins  » aux couleurs chatoyantes. Là aussi, il s’agit pour l’artiste de faire face au moyen de la provocation ; mais comme toutes formes de mises à nu, son travail énonce inconsciemment l’échafaudage qui permettra la possibilité d’un rapprochement.
Le pari du numérique
Rendre possible la réalité d’une pratique de l’outil numérique en Afrique nécessite des moyens. DakArt_Lab continue vigoureusement son chemin au sein de la Biennale, attestant que le pari du numérique est pertinent pour les artistes du continent. Depuis quelques années, cette plate-forme multimédia se veut favoriser l’interaction entre plasticiens locaux, techniciens et informaticiens. Si DakArt_Lab est, de fait, un réceptacle propice aux problématiques liées à l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication en Afrique, il reste néanmoins un excellent planton promotionnel pour la recherche, permettant à terme d’inscrire une analyse singulière des nombreuses mutations qui s’opèrent dans la pratique des arts, et sur l’ensemble du continent. Ainsi, durant la Biennale un cycle de conférence sur les arts numériques, organisé par le programme DigiArts de l’UNESCO en collaboration avec la fondation Daniel Langlois, a permis une succession d’échanges sur les potentialités offertes par la discipline. Pour plusieurs protagonistes invités, l’exercice consistait à désenclaver la distance qu’éprouve toujours le public face à des œuvres vidéos jugées trop souvent hermétiques. Ingrid Mwangi, dont les travaux témoignent de sa double appartenance à une culture allemande et kenyane, proposait à l’issu de la projection de quelques éléments de son travail  » d’entrevoir l’outil vidéo comme un espace technique permettant de multiplier les possibilités pour traduire un univers personnel « . Cela signifiait en d’autres termes, que l’utilisation du matériau ne devait pas constituer le débat fondamental, mais plutôt permettre une réflexion enthousiaste sur ce que l’on pouvait en faire. En la matière, plusieurs artistes ont su démontré lors de cette 7ème édition que l’éventail des idées utilisant la voie du numérique reste bel et bien large : du tout jeune camerounais Guy Wouete Lotchouang qui posent à travers deux films très courts la question de l’environnement quotidien, qu’il souligne par le rythme et la banalité d’actions pourtant chargées d’éternité de quelques femmes en train de faire la lessive, en passant par la vidéo installation du sénégalais Ibrahima Niang dit Piniang, original dans l’utilisation de ces propres réalisations picturales qu’il associe à des objets trouvés afin de les animer, ou encore de l’œuvre cette année primée par la plus haute distinction de l’artiste marocain Mounir Fatmi, dont l’image fixe devient le meilleur moyen de rendre compte des actes de David Hilliard militant au sein du mouvement des Blacks Panthers Party dans les Etats-Unis des années 60 … Autant de propositions singulières pour souligner le fait qu’il y a bien des raisons d’approfondir les connaissances en matière de nouvelles technologies quand elles permettent efficacement de rendre compte de contextes personnels, économiques, historiques et culturels.
Un design pour l’Afrique
Les créations design ont trouvé cette année une véritable place au sein de la Biennale. Un workshop s’était ouvert à Dakar plusieurs mois avant l’ouverture des expositions dans le but de présenter les résultats de travaux menés par quelques concepteurs d’objets. Entre la valorisation d’une tradition et l’expression de nouvelles formes d’innovation, le design en Afrique témoigne d’une très grande vitalité. Le travail que présente la camerounaise Valérie Oka semble vouloir répondre à lui seul au problème qui se pose le plus fréquemment en matière de design, à savoir la difficulté de créer un marché pour des objets qui puissent être reproductibles sur place, compte tenu des réalités locales. Avec  » African Project « , elle investit les zones du graphisme, de la bureautique et du textile et propose des objets usuels de la vie quotidienne tels que des blocs-notes, des portes documents, des foulards, etc. Une façon bien créative d’étendre encore les possibilités de la discipline … C’est l’artiste sénégalais Khalifa Ababacar Dieng qui a remporté les honneurs pour la création de son mobilier scolaire. Inspirée des tendances des années soixante-dix, son œuvre tout de rose bonbon est l’apanage d’une table ronde sectionnée en quatre portions et entourée de bancs. S’il est vrai que l’aspect rétro de l’objet interroge notre sens de la modernité, il est néanmoins certain que cette œuvre requiert une puissance humaine d’une grande nécessité : l’objet intègre tout un système fonctionnel permettant facilement l’accès à des élèves handicapés et par conséquent un confort meilleure pour l’étude.
Une marche vers l’avenir
Le Dak’Art 2006 est probablement à retenir. Une porte s’est ouverte inscrivant la pérennité de la Biennale. Et le jeu en vaut la chandelle, aujourd’hui il est indéniable que des artistes tels que Jems Robert Koko Bi, Dominique Zimpe, Ndary Lô, Sokey Edorh – pour ne citer qu’eux – foulent les pas d’une plus vieille génération que portent, à l’évocation de leur seul nom, Abdoulaye Konaté et Souleymane Keita. Et d’autres arrivent encore tel le jeune burkinabais Seydou Dicko dont les photos d’ombres volées se sont distinguées dans le Off. Le festival off de la Biennale, riche pour toutes les initiatives que l’on a pu voir jusqu’aux portes de Dakar, et plus loin jusqu’à Thiès, tiraille, surprend, pose des questions, notamment celle de savoir s’il sera possible de voir lors d’une prochaine édition une sélection officielle ouverte à de nouvelles disciplines, telle que peut l’être par exemple la bande dessinée.
Le manque de moyen est un fait, mais ne cédons pas à trop à la complaisance, cette Biennale n’en sera que plus forte. En dépit d’une organisation qui trébuche encore, le Dak’Art connaît profondément le rôle essentiel qu’il tient pour les artistes et pour le monde. Ici et là en Europe fleurissent des expositions ; cet automne en France la ville de Saint-Brieuc ouvre ces espaces pour faire revivre certaines œuvres. C’est au printemps 2007 qu’il nous faudra reprendre une inspiration profonde, et aller jusqu’à Cape Town en Afrique du Sud pour la nouvelle et déjà très grande manifestation Trans Cape. C’est peut-être de là, depuis la pointe la plus au sud de l’Afrique, tournés vers une autre mer, que ces artistes nés de Dakar rediront l’histoire.

Thierry William Koudedji a collaboré au sein de l’équipe rédactionnelle du Dak’Actu 2006. ///Article N° : 4581

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