Plasticien camerounais, Barthélemy Toguo s’est emparé de la thématique de l’esclavage pour créer collages et sculptures. Il revient sur son traitement des flux migratoires à travers l’art.
En tant qu’artistes plasticiens, nous avons un devoir de rendre par des formes nos pensées, nos idées. Vivant dans un pays, le Cameroun, où la démocratie est à la traîne, j’ai décidé très tôt de partir, de partir comme dans un bateau, de partir me chercher ailleurs, de partir suivre une autre formation, de ne pas rentrer dans la fonction publique comme tous mes compatriotes, d’être un collabo du système. En l’an 2000, j’ai eu l’idée de reproduire un grand bateau dans lequel raconter une histoire. C’était en 2004, lors de l’exposition Africa Remix, que ce bateau a pris forme. Dans ce bateau, le sol était recouvert de cartons de bananes provenant de Côte d’Ivoire, de Colombie, du Cameroun, de toutes ces régions où il y a eu l’esclavage. Le public était invité à entrer dans ce bateau et à découvrir, petit à petit, une histoire qu’il ne faut pas, je pense, aborder par des critiques acerbes mais plutôt en utilisant l’humour. J’avais réalisé une série de collages que j’avais appelée Labyrinth Process disposés dans ce bateau de bout en bout. Le spectateur y lisait des slogans politiques, engagés comme Exile, What is the matter ? Carte de séjour, immigrés, Code noir, déportés
. On parle assez régulièrement, de l’holocauste, mais j’ai toujours pensé qu’on parlait très peu de l’esclavage et de la traite des Noirs. Il y aussi ces bateaux Road to exile qui transportent des immigrés vers la terre promise, la destination de beaucoup d’Africains qui ont envie d’aller en Occident mais qui, arrivant en Occident, vivent entassés, Climbing Down, dans des chambres comme les foyers d’immigrés à Montreuil ou à Bobigny.
J’ai aussi réalisé une installation pour la biennale de Lyon de 2000, The Unfinish Teater, qui est une mise en scène théâtrale. Les personnages sont représentés par des sculptures placées sur l’estrade. Une caisse représente l’échange qui existe entre le Nord et le Sud, sur laquelle il est écrit G7, help for Africa, Mines, Weapons, clandestins, shit. De l’autre côté, il y a Charter Air Mamadou. Et juste au premier plan République française, clandestin. Lors des jeux olympiques, j’ai décidé de réactiver cette mise en scène dans The World’s Greatest, en utilisant à chaque fois des tampons qui reviennent d’une manière récurrente dans mon travail. À Basel, pour Unlimited, j’ai réalisé trois tables sur lesquelles sont disposés, toujours, des tampons qui sont des objets signifiant la lourdeur de l’administration mais aussi les décisions par lesquelles les administrations décident du sort des peuples. À Berlin, je soulevais un gros tampon et le caressais petit à petit, comme une femme. Sur le tampon,il est écrit Aufenthaltsbewilligung, c’est-à-dire Carte de séjour sur une musique de Back to Africa. Dans mon atelier, au Cameroun, au début de 2011, j’ai décidé de réaliser des cercueils pour célébrer la mort de tous ceux qui sont partis et de ceux qui partent encore aujourd’hui vers les îles Canaris dont les gouvernements africains n’ont pas organisé les funérailles.
En 2007, à la veille du départ du Président Jacques Chirac, j’avais été invité, avec deux autres artistes français, à imaginer un projet pour le jardin du Luxembourg autour de la mémoire de la traite négrière et de ses abolitions. J’ai fait une proposition de trois projets, et sur ces trois projets, le premier était un pont. Un pont traversé par les Africains qui sont partis mais aussi leurs geôliers. Un pont sur lequel des personnes marchent, Blancs et Noirs. Le deuxième projet était une mappemonde, un globe, sur lequel un personnage prenait l’élan et marchait sur le monde pour affirmer son existence. Le troisième projet était un gigantesque tampon, un buste qui gisait au sol, avec un diamètre de 2m50 de hauteur et une envergure de 2m50 de large. Il devait être dans une allée, à côté de sculptures qui y sont depuis le XIXe siècle. Le comité avait retenu le tampon sur les trois propositions. Et, au final, l’uvre d’un artiste français a été sélectionnée. J’ai gardé la petite maquette que j’avais réalisée en trois dimensions. Elle veut dire simplement Libres. C’était le projet qui devait être au Jardin du Luxembourg. J’ai envie, un jour, de réaliser ce projet et de le placer sur le circuit du commerce triangulaire. Aller en Amérique du sud, trouver un lieu pour déposer cette sculpture, en Afrique d’où les captifs sont partis, un lieu en Europe sur les côtes de l’Atlantique, en France, en Angleterre, en Hollande
Actuellement, je suis en train de réaliser une série de 70 tampons avec du bois récupéré dans la ville de Melle, dans le Poitou. Sur ces tampons, je vais mettre des slogans inspirés non seulement du Code noir mais aussi du paysage politique actuel, comme Code noir, génocide, esclavage, bois d’ébène, trafique triangulaire, traite négrière, colonie française, liberté, égalité, réfugié, débouté, clandestin, demandeur d’asile, sinistré, toléré, refoulé, maintenu, retenu, Sangatte, Lampedusa, sans État, nomade, clandestin, migrant, frontière, vulnérable, indésirable, libre circulation, inégalité, réparation des richesses, xénophobie, civilisation, barbarie, être humain, démocratie, citoyen, dépression et ainsi de suite
Finalement, il y a cette série que j’ai débutée en 2005, intitulée The Stupid African President, où je parle de ces chefs d’État africains qui font des discours, mais dont le pays n’avance pas. Par exemple, en représentant un chef d’État portant une tronçonneuse sur sa tête pour signifier qu’il contribue à la déforestation de son pays. Ce sont des histoires que nous vivons aujourd’hui dans beaucoup de paysafricains.
Lors d’une visite en Martinique, j’ai demandé aux étudiants de poser avec moi et d’affirmer une liberté mais aussi d’affirmer leur place dans la société et d’accepter de jouer plusieurs rôles : militaire, infirmier, prostitué, prisonnier de Guantanamo
En conclusion, je veux vous faire écouter une prière que j’ai choisie, dite en 1972 par Jessie Jackson au Zaïre, qui, est pour moi, toujours d’actualité. On va éteindre la lumière et écouter la prière du révérend Jessie Jackson, grand collaborateur de Martin Luther King.
Nous sommes ici ce soir, pour se souvenir qu’il y a quelques années, notre frustration s’est transformée en bain de sang. Il y a quelques années nos mains ramassaient le coton. Aujourd’hui nos mains élisent des présidents. Il y a quelques années, nous étions opprimés et nous ne réagissions pas. Mais nous savions nous-mêmes que nous étions des hommes. Nous vivions dans des taudis, mais les taudis ne nous ont pas arrêtés. Nous avons été jetés en prison, mais la prison ne nous a pas arrêtés. Nous sommes les enfants de Dieu. Nous allons nous construire une nouvelle vie. Je ne sais pas pour vous ce soir, mais puisque je fais une prière, j’aimerais avoir un objet dans la main. J’aimerais avoir un marteau ce soir, dans ma main, alors que nous pensons aux victimes de Watts, à Los Angeles ; de Fillmore à San Francisco ; de Peel Street à Memphis ; de Harlem à New York ; de Rhodésie ; d’Afrique du Sud, quel que soit l’endroit où nos frères et surs souffrent, j’aimerais avoir un marteau. Si j’avais un marteau ce soir, je détruirais les taudis pour que nous vivions de manière décente. Si j’avais un marteau ce soir, j’imposerais la justice. Si j’avais un marteau ce soir, notre peuple serait respecté, protégé, jamais rejeté, jamais négligé. Si j’avais un marteau ce soir, nous participerions aux Jeux olympiques et nous serions respectés. Si j’avais un marteau ce soir, nous ne nous entre-tuerions pas, nous apprendrions à nous aimer les uns les autres. Si j’avais un marteau ce soir, je prierais. Je remercierais Dieu pour cette soirée. Je remercierais Dieu pour Stax. Je remercierais Dieu pour les Staple Sisters. Je remercierais Dieu pour Isaac Hayes.
Il reste cinq minutes avant de terminer et j’ai un marteau en main. [Barthélemy Toguo se lève alors et tend un marteau à Bernard Müller, lui-même tient une bouteille. Il demande à Bernard Müller de la briser.]
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