Depuis que je vis à Mayotte, et bien que le hasard m’ait orienté vers d’autres objets d’études, je n’en suis pas moins constamment intéressé à décrypter l’univers classificatoire des habitants de l’île. Celui-ci m’apparaît fortement racialisé. Mais ne nous affolons pas, » racialisé » renvoie bien ici à ces théories spontanées et pratiques qui confèrent aux corps une densité et une vérité sémantique qui débordent amplement les textures des enveloppes corporelles. Je vous livre un exemple. Mayotte est constituée de deux îles : la Petite Terre et la Grande Terre. Sociologiquement, la Petite Terre jouit d’une image très valorisée qui la place à bonne distance (sociale) de la Grande Terre : par l’histoire de son peuplement, par son histoire politique et, au bout du compte, par l’ensemble des stéréotypes sur la supériorité sociale et notamment l’acculturation des Petits Terriens façons de parler, beauté des femmes au teint clair, mode d’urbanisation, comportements domestiques, styles de vie, etc. , les habitants de Petite Terre sont présentés comme la bourgeoisie historique de Mayotte.
Des navettes maritimes relient quotidiennement les deux îles. Le bassin d’emploi est situé en Grande Terre. Si vous un êtes un voyageur attentif, la navette de 17h30 qui ramène les salariés Petits Terriens chez eux vous procurera l’occasion d’assister à un spectacle social dont la portée symbolique me paraît cristalliser l’essentiel de cette » racialisation » de l’univers identitaire de l’île. Les femmes et les hommes des couples » bourgeois » que l’on y rencontre, peuvent être globalement appréciés selon leur » couleur » : hommes » foncés » et femmes » claires « . La réussite sociale qui implique, entre autres, le choix d’une » belle femme » (définition à laquelle le teint clair participe très largement) semble conduire les hommes de Grande Terre qui ont réussi socialement à choisir une épouse conforme à l’image de l’épouse idéale.
Cet aspect du marché matrimonial ainsi grossièrement décrit, qui se donne à voir dans la navette de 17h30, me renvoie non sans ironie à ce paradoxe épistémologique du métier de sociologue. Que ces couples m’apparaissent aujourd’hui dans leur » sémantique » raciale alors qu’au début de mon séjour, dans la même navette, je ne percevais qu’un indistinct ensemble de visages plutôt clairs, selon mes références africaines – là où d’autres continuent sans doute d’y voir un ensemble de visages foncés -, me renseigne au fond sur la formidable puissance de l’illusion sociale dans laquelle, par la connaissance progressive que j’ai pu acquérir des divers aspects de l’univers identitaire de Mayotte, je me trouve à la fois pris et spectateur fasciné.
Tel est bien le mécanisme assez universel de la pensée commune, qui se soucie bien peu de l’objectivité des ascendances génétiques, des vérités biologiques, des vérités scientifiques surtout lorsqu’elles portent sur de l’invisible (les gènes, le sang). Si aujourd’hui, je vois réellement des hommes foncés et des femmes claires et, excusez du peu, dans une proportion statistique significative de l’ensemble des couples » bourgeois » résidant en Petite Terre, c’est parce que la connaissance indigène que j’ai de ces hommes et de ces femmes et de leurs univers mentaux me pousse insensiblement à les voir comme plus foncés ou plus claires, conformément aux catégories d’entendement à la fois nécessairement subjectives, et cependant essentiellement opératoires et intelligibles des gens de Mayotte ; en un mot, de ceux qui » savent « , ceux dont les cadres de perception et d’appréciation, sorte de modus operandi d’une science pratique dont il est toujours vertigineux de tenter de faire l’inventaire, se révèlent, sans effort réflexif, dans l’immédiateté du regard ( » mi-mémoire, mi-oubli « , dirait Proust).
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