La violence conjugale (1) est un processus au cours duquel, au sein d’une relation de couple, un partenaire adopte, à l’encontre de l’autre, des comportements agressifs, violents et destructeurs (2). C’est une violence particulière car elle se manifeste et puise sa force dans l’intimité d’un couple. Philomène-Nicole Carton examine les raisons de l’absence de prise en compte du fait culturel dans la compréhension et le soutien apporté aux victimes de violence conjugale en France.
Quand je m’interroge sur la question de savoir en quoi le fait culturel joue-t-il un rôle dans la compréhension et le soutien apporté aux femmes victimes des violences conjugales, ma première posture est d’exclure d’emblée toute considération d’appartenance culturelle.
Alors que je tentais d’analyser cet a priori, il m’est apparu que ce positionnement est lié au « conditionnement » dont il me semble faire l’objet. En effet, depuis plusieurs années, j’ai eu connaissance, et indubitablement adhéré, à la lecture féministe de la place de la femme dans notre société et plus particulièrement des violences exercées à son encontre. Toutefois mes origines africaines, la connaissance et la conscience des ravages de l’esclavage et de la colonisation sur la construction identitaire des peuples qui en ont été victimes, m’ont toujours porté à garder un regard critique sur l’applicabilité des théories féministes occidentales aux populations étrangères et notamment africaines.
Pour autant, il reste que dans ma pratique professionnelle quotidienne auprès de femmes victimes de violence conjugale, leurs différentes origines culturelles ne sont pas un élément intervenant dans la compréhension de leur histoire conjugale et le soutien apporté. Entendons-nous, le fait culturel a sa place dans l’accompagnement en tant qu’une des composantes de la personne aidée. Il n’apparaîtra cependant pas comme un élément explicatif à lui seul, mais pris dans la globalité de la personne et de son histoire personnelle.
La question de l’origine culturelle de la personne victime de violence conjugale a trouvé des éléments de réponse lors de différentes études et plus particulièrement celle de l’ENVEFF. Cette enquête statistique nationale réalisée en 1999 par téléphone donne de nombreuses indications sur la violence conjugale en France (3).
Outre que cette enquête a permis de cerner l’ampleur de ce phénomène (1 femme sur 10 a été victime de violences conjugales en 1999), elle montre que ce phénomène touche toutes les catégories sociales, du cadre supérieur à l’étudiante ou la personne inactive : « Ainsi, des critères socio-économiques tels que la catégorie socioprofessionnelle, le niveau d’étude ou les revenus (
) sont peu discriminants s’agissant des mécanismes sous-jacents aux situations de violences conjugales » (4).
Toutefois, cette étude apporte une nuance qui concerne notre sujet. En effet, il semblerait qu’il y ait une « forte corrélation entre l’importance accordée à la religion et les situations de violences conjugales ». Or, les chercheurs de cette enquête ont pu observer q’une grande partie de femmes accordant une place prépondérante à la religion sont des femmes immigrées. Ainsi, il ressort de cette enquête que les situations de violences conjugales atteindraient plus fréquemment cette population de femmes (5).
Qu’en est-il de l’origine culturelle de l’auteur de violences conjugales. Elle ne semble pas déterminante dans l’exercice d’une telle violence. C’est notamment ce qui apparaît en filigrane dans le document de la Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l’Égalité (6). Cette étude tente de recenser les différentes analyses (françaises et internationales, notamment du Canada) sur l’origine de la violence dans le couple : l’appartenance ethnique, est exclue des causes explicatives (7). Ainsi, s’il a pu être observé que les violences conjugales touchent, en France une partie importante de femmes d’origine étrangère, elles n’apparaissent pas pouvoir être expliquées par le pays d’origine des auteurs.
D’après les nombreuses analyses de la violence conjugale, celle-ci apparaît véritablement comme une agression du psychisme de la victime, une tentative volontaire d’annihiler la personne par la mise en uvre d’une stratégie d’agression systématique de l’autre. M.-F. Hirigoyen parle de conditionnement de la victime qui est dans un état quasi hypnotique, en ce sens que l’influence de l’auteur des violences sur elle va en diminuer la capacité critique et enclencher un « processus dissociatif » l’amenant à oublier les évènements traumatiques (8). Ainsi, la victime renoncera, peu à peu, à sa propre expression, à la satisfaction de ses propres besoins, à son autonomie. Convaincue de son impuissance, elle va peu à peu se considérer comme incapable d’agir efficacement et va adopter une posture de soumission comme réflexe de protection et perdre, en même temps, un peu d’elle-même.
La victime de violences conjugales est donc dans un processus d’emprise telle, qu’elle ne pense plus par rapport à elle-même, mais met en sommeil son ressenti et sa souffrance pour répondre aux exigences de plus en plus fortes de l’autre. Or, cet Autre est certes le partenaire, mais il peut aussi s’agir de la famille, la belle-famille, la culture et ses coutumes.
Notre accompagnement va alors être axé sur un point : permettre à la victime de se reconstruire, en ce sens ; l’aider à trouver ou retrouver la capacité à dire ce qu’elle veut et ne veut pas pour elle, à oser agir pour elle-même quelle que soit l’opinion, la position ou le regard des autres. Accompagner une personne c’est la soutenir, cheminer avec elle dans son projet de vie. On se situe ici dans une relation inter-individuelle dans laquelle la personne est le noyau central. Le travailleur social va s’appuyer sur les ressources intrinsèques à la personne, à savoir, ses potentialités, ses compétences, ses souhaits, et l’aider à se dépasser en élaborant avec elle autour de ses peurs, ses angoisses et des résistances au changement qu’elle pourrait mettre en place.
Sortir des violences conjugales et de ses nombreuses conséquences, nécessite une immersion au plus profond de soi pour en briser le terreau sur lequel elles ont pu trouver appui. Parce que les violences conjugales isolent pour mieux s’exercer, l’accompagnement des victimes implique une mise en commun du vécu de chacune en tant que participant à la déculpabilisation des femmes et à la lecture de ses violences comme phénomène de société. Ici, l’Autre apparaît en miroir de ses propres questionnements, souffrances et espérances. Le travail de la victime reste pour autant fondamentalement intra-psychique. En effet, la violence conjugale s’exerce dans le cadre de rapports inter-individuels dans lequel le soutien et la compréhension, basés sur un travail de valorisation et de « renarcissisation », pour être efficaces, ne peuvent être axés que sur la personne elle-même.
Or, le fait culturel me semble répondre à l’idée d’une appartenance à un groupe. La notion de culture apparaît ici sous une double acception, celle de « l’ensemble des aspects intellectuels d’une civilisation » et celle de « l’ensemble des formes acquises de comportement, dans les sociétés humaines » (9). Nous sommes ici en présence de deux groupes : d’une part les femmes ayant l’expérience commune des violences conjugales et, d’autre part les personnes ayant la même origine ethnique. Si, dans le cadre de la violence conjugale, le groupe de femmes ayant ce vécu similaire apparaît comme un soutien, le groupe culturel peut s’avérer être un frein dès lors qu’il ne permet pas à l’individu d’exprimer librement sa singularité. C’est pourquoi, l’environnement familial, social et culturel de la personne est un facteur pris en compte dans la relation d’aide, mais n’est pas l’élément majeur de celle-ci. Je dirais même que penser l’accompagnement à l’aune d’un quelconque déterminisme vient, à mon sens, à contre-courant de la dynamique de changement que tend à impulser et sur laquelle se fonde l’intervention sociale.
Il n’en reste pas moins que la femme renforcée dans son choix de ne pas accepter les violences de son partenaire, dans sa capacité à décider pour elle, va porter un nouveau regard sur les racines qui la fonde.
Ainsi, il ne s’agit pas de voir la femme victime de violences conjugales selon qu’elle est française, algérienne, sri-lankaise, malienne ou vietnamienne. Partant d’une vision humaniste de l’accompagnement, il est question de la voir en tant que femme avec, dans son parcours de vie, une expérience identique à d’autres femmes, au-delà des origines des unes et des autres.
Philomène-Nicole Carton est assistante sociale et titulaire d’une maîtrise en droit social (Paris I, Panthéon-Sorbonne). Elle est actuellement en poste dans une association accueillant des femmes victimes de violence conjugale.
1. Il existe différentes formes de violences conjugales qui s’entrecroisent, dans de nombreux cas : la violence physique, la violence psychologique et verbale, la violence économique et la violence sexuelle. Voir le Fascicule de la Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l’Égalité d’Ile-de-France Face à la violence d’un conjoint renforcer les capacités des femmes à y mettre fin, janvier 1999, pp., Préfecture de la Région d’Ile-de-France.
2. Les femmes victimes de violences conjugales, en cas de violence brisez le silence, Brochure du Ministère de l’emploi et de la Solidarité, Secrétariat d’État aux droits des femmes et à la formation professionnelle.
3. Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes en France, Institut de démographie de l’Université de Paris I, Conférence de presse du 4 Octobre 2000.
4. Op.cit., p 12.
5. Ibid., p 12
6. Fascicule de la Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l’Égalité d’Ile-de-France Face à la violence d’un conjoint renforcer les capacités des femmes à y mettre fin, janvier 1999, pp., Préfecture de la Région d’Ile-de-France.
7. Op. cit., pp 10-11.
8. Marie-France Hirigoyen, Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple, Saint-Armand-Montrond, éditions Oh ! Éditions, 2005, pp 111-112.
9. Dictionnaire Le Petit Robert, 1991.///Article N° : 8341