« Retrouver le chemin de la dérive »

Entretien de Gilles Mouëllic avec Serge Tranvouez

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Gilles Mouëllic : Comment appréhendez-vous la question du jazz dans l’écriture de Koffi Kwahulé ?
Serge Tranvouez
 : Je ne suis pas un mordu de jazz comme Koffi Kwahulé. J’aime bien en écouter, je connais les classiques mais je suis bien incapable de reconnaître sans hésitation tel enregistrement ou tel musicien. Par contre, je suis très sensible à la présence de la musique dans l’écriture, et en découvrant l’écriture de Koffi, j’ai découvert une autre musicalité, venue sans aucun doute du jazz, loin des musicalités plus déployées, plus lyriques, plus savantes qui m’ont toujours passionné. Dans mon travail sur P’tite-souillure, puis sur Jaz, je n’avais qu’une obsession en tête, la musique, le son. J’ai travaillé Jaz avec un musicien, un contrebassiste. Ce qui était compliqué, c’était d’éviter que la musique vienne remplir les espaces, parce que le jazz est déjà dans l’écriture. Il faut faire très attention à ce que l’instrument jazz ne se contente pas de donner le signe du jazz. Le jazz c’est du silence : il faut donc laisser du silence, laisser du vide. La contrebasse est un instrument a priori inattendu, mais il m’intéressait parce qu’il ne peut pas couvrir tous les sons. Il s’inscrit en creux, dans une forme de contrepoint par rapport à une parole musicale qui donne le rythme, la syncope.
Le jazz est toujours pensé dans une surinterprétation du corps, alors qu’en réalité c’est une musique qui se joue dans la rétention, une musique de l’intériorité. Le corps dit plus de choses dans son économie que dans la surenchère. Comment fait-on pour parvenir à donner cette sensation d’économie dans les pièces très denses de Koffi Kwahulé ?
Je fais le chemin de la littéralité. Qu’est ce que ça veut réellement dire, de manière littérale ? Et comment moi je reçois chaque mot, chaque phrase ? Je fais ce chemin seul puis j’essaie de le faire avec mes acteurs. Chaque mot est nécessaire, chaque phrase, chaque souffle comme chaque silence. Pour moi, il faut d’abord sentir les souffles et les silences. Une note ne peut pas être entendue sans silence, et c’est la même chose pour un mot ou une phrase. Il y a donc un travail de recomposition. Faire du théâtre, ce n’est pas parler, c’est re-parler, c’est se réapproprier la parole, les mots, l’imaginaire des mots. Retrouver le corps et le souffle de celui qui a écrit. C’est un travail organique. Koffi Kwahulé a un souffle qui est très lié au jazz. Staccato parfois, plus délié d’autres fois. Il y a des moments d’arrêt, de suspens, des moments où ça hoquette. Il faut retrouver la pulsation rythmique, et c’est seulement à partir de là que l’on commence à comprendre le texte. Il n’y a pas de compréhension « surplombante ». L’écriture est essentielle. Quand le texte semble écrit en continu, j’essaie de le jouer en continu, pour voir comment cela sonne. Les silences sont les blancs laissés par Koffi. Si les répliques s’enchaînent, on enchaîne. Je fais énormément confiance à la partition, telle qu’elle est écrite.
Pensez-vous que ses pièces sont écrites très vite, de la première ligne jusqu’à la dernière ligne ? Koffi dit souvent qu’il écrit presque en un seul jet, et qu’il revient ensuite sur l’écriture. L’essentiel serait donc donné dès ce premier jet…
Il y a me semble-t-il plusieurs trajets, ou plusieurs jets, comme des à-coups. Dans les monologues, c’est un principe d’emballement, un mot en entraîne un autre, comme un appel. Koffi Kwahulé m’a montré un jour, sur P’tite souillure, comment il écrivait. Il me disait : « je sais que je dois arriver là, en partant de là ». Il s’agissait je crois du monologue de la mère. Entre les deux, il y avait un blanc. Les deux choses étaient écrites très rapidement, mais il fallait construire le pont. Je repère cela maintenant dès que je lis la pièce, les moments écrits à jets continus, et ensuite les arrêts, les moments de pause ou de suspension, qui permettent de rebondir, d’affirmer la solidité de la structure.
Avez-vous des échanges particuliers avec les acteurs sur ses textes ?
En général, j’écoute beaucoup les acteurs, mais ici je les dirige presque physiquement. Je donne des clés sur le sens profond et ensuite je les fais entrer dans le texte. Mais il n’y a pas d’intention. Surtout quand nous travaillons sur des délais très courts, comme ce fut le cas pour la lecture de Misterioso-119, montée en trois journées. On ne peut pas demander une très grande conscience de chaque moment quand on travaille en si peu de temps.
L’universalité de l’écriture de Kwahulé vient d’une conscience toujours affirmée des trois moments de l’histoire du jazz. La conscience noire, l’esclavage, tragédie fondatrice qui est à l’origine d’un genre musical localisé dans le Sud des Etats-Unis, avant que cette musique ne s’impose enfin comme une création artistique dans le monde occidental. Dans les textes, on sent que l’écriture vient de très loin, et qu’il y a une sorte d’urgence à le dire aujourd’hui. Cette dimension historique, enfouie dans l’écriture, porte-t-elle votre travail ?
La dimension musicale des textes de Koffi Kwahulé me touche énormément et j’essaie de la faire entendre, mais le fond, ce qui est mis en jeu, m’intéresse tout autant. La violence de ses textes, et leur universalité. Le va-et-vient entre l’archétype ou le mythe et le monde contemporain lui permet de retrouver les grands textes, d’atteindre à l’universel. Je ne monte pas des pièces africaines, je ne sais pas ce que cela veut dire, je ne suis pas africain. Je me méfie du regard que peuvent avoir certains européens sur ce qui est africain ou non. Koffi se situe ailleurs, même si sa culture africaine peut expliquer la présence très forte du rituel, avec par exemple le meurtre symbolique de Misterioso-119 où on dit juste qu’il y a eu un meurtre, dont on lave le sang. Koffi Kwahulé a son histoire africaine et son histoire française, son fantasme de l’Amérique et le jazz, et à partir de là il raconte des histoires du monde d’aujourd’hui, les violences urbaines, les violences de mères sur des enfants, un certain chaos à partir duquel les fables sont inventées. Mais il ne reste pas dans l’anecdote, il ramène ces histoires à des mythes profonds, à des archétypes et c’est ça qui fait la force extraordinaire de ses textes. Sans le cheminement nourrit de ces archétypes et de ces mythes profonds, cette violence brute serait insupportable. C’est par ce rattachement à l’histoire de l’humanité que l’on peut rentrer dans une pensée plus large. La violence en soit ne m’intéresse pas. Elle m’intéresse lorsqu’elle fait exploser un mur, elle ouvre une porte, et on peut alors accéder à autre chose, derrière.
Dans cette écriture, le chaos laisse toujours la place à une lueur, à une certaine beauté, même fugace. Cet équilibre entre la beauté et la violence est très difficile à atteindre.
Il faut travailler sur la lumière. Il y a toujours une opération symbolique dans les pièces de Koffi. On peut appeler ça rémission, ou rédemption. La violence est un passage pour casser un ordre et essayer d’accéder à autre chose. On peut mettre ce que l’on veut, suivant ses convictions, derrière cet autre chose. Il y a l’envie d’un arc-en-ciel, d’une lumière. Religieuse ou non, je ne sais pas, mais il y a toujours une ouverture. Dans les textes sur lesquels j’ai travaillé, j’ai toujours essayé de mettre ça à jour. La violence permet très primairement d’accoucher de cette écriture, de la beauté de cette écriture. Mais l’important est ce que le texte met en jeu, l’éternel meurtre primitif qui permet de recréer un monde.
Il n’y a jamais de meurtre sur scène. On passe toujours par la parole.
Comme dans le conte africain, c’est le premier meurtre sur lequel est fondée l’humanité. Et on a du mal à se relever de ce meurtre. Il faut rejouer ce meurtre pour le comprendre et réinventer autre chose.
Chaque metteur en scène est donc confronté à une écriture à la fois très concrète et très ambitieuse, et cette difficulté est accentuée par l’absence totale de didascalies…
Cette absence fait partie d’une tendance marginale mais radicale du théâtre. Soit on ne met pas de didascalies, soit elles font une page, comme dans certains textes de Gabily ou de Handke. L’écriture contemporaine a exploré les extrêmes, jusqu’à l’absence de texte chez Handke, qui n’a conservé dans une pièce que les didascalies, ou le texte brut, sans aucune indication chez Kwahulé, qui va jusqu’à nier toute distribution. Il faut tout reconstituer, découvrir la logique. Pour Misterioso-119, j’ai simplement demandé à Kwahulé combien il y avait de voix, afin d’être sur la piste. Il m’a confirmé que c’était un chœur à dix voix au moins, mais que cela avait été monté avec six voix. Il m’a dit aussi que toutes les filles n’avaient pas forcément une parole solo. Certaines ne sont donc que dans le chœur. Comme je n’avais que six comédiennes, j’ai distribué la parole de manière un peu différente, en essayant de conserver la logique interne de la pièce.
Cette absence de didascalies est-elle selon vous une manière pour l’auteur de laisser toute latitude d’interprétation au metteur en scène, où avez-vous au contraire l’impression que c’est un leurre, que tout est déjà donné ?
Je crois Kwahulé très honnête là-dessus. Il donne son texte. Pour tous les auteurs, le passage du texte à la mise en scène est compliqué. Plutôt que d’être déçu ou malheureux par rapport aux projections qu’il pourrait avoir dans la réalisation, Koffi Kwahulé préfère ne pas en avoir, ou en tout cas ne pas dire qu’il en a.
Au moment de la mise en scène, cela peut-il aller jusqu’à changer le texte, ou la structure ?
Quand j’ai travaillé sur P’tite-souillure, deux ou trois fois je lui ai proposé des choses, qu’il a acceptées. Par exemple, j’avais décidé que le poème d’Ikédia serait dit en portugais. Il a ensuite ajouté dans le texte définitif que ce passage devait être dit dans une langue étrangère. Mais mis à part deux ou trois détails, discutés avec l’auteur, je ne touche pas aux textes, par principe. On peut alors casser l’équilibre intime et mental de l’auteur, et à mon avis on se trompe. Le travail du metteur en scène est de se réinscrire dans le corps, dans l’inconscient de celui qui a écrit. Cet inconscient et ce corps sont structurés, et ce n’est pas en modifiant la structure du texte qu’on parviendra à résoudre les problèmes de mise en scène. Les passages qui résistent sont les passages clés. Il faut aller voir. Si on déplace pour faciliter quelque chose, on rate ce qui est absolument essentiel. Un traducteur me disait la même chose : les passages qu’on a du mal à traduire sont ceux qui portent le sens profond. Je ne crois pas qu’un metteur en scène en difficulté sur un texte prendra la bonne solution en coupant ou en déplaçant un passage.
Comment avez-vous procédé pour le travail sur Misterioso-119 ?
Cette pièce présente des difficultés spécifiques qui viennent de sa dimension chorale. Ma première préoccupation en travaillant avec les filles a été de faire entendre la musique, les chœurs, les solos, pour essayer de percevoir la progression de la musique, avoir à la fois la densité et, en même temps, comme on est au théâtre, restituer du sens. Comment faire entendre le sens à l’intérieur de cette pluralité de voix alors qu’aucun personnage n’est donné ? On doit, à partir du texte, recomposer des identités, recréer toute la partition, refaire le chemin. Une solution serait peut-être de commencer par la fin, de recréer les conduites de la parole, avec les aléas. Comme je n’avais que six comédiennes pour jouer dix personnages, j’ai créé des doubles paroles, additionné certains trajets de paroles, sans perdre, je l’espère, la cohérence. Quand un leitmotiv était attribué à un personnage, il le tenait jusqu’au bout.
Les motifs sont effectivement clairement associés à un personnage, mais il y a ensuite tout un travail sur les réponses, les tensions…
Oui, il faut trouver non seulement qui parle mais aussi pourquoi ça parle, pourquoi à ce moment-là, et créer un climat qui est à la fois sur l’explicite et l’implicite. Prendre en compte le fait que la parole sert tout autant à dire qu’à cacher, à ne pas révéler le crime qui se prépare. La parole est souvent là pour cacher ce qu’on a à dire…
Et que le corps dit souvent…
Exactement.
Quand vous choisissez vos actrices, faites-vous attention à la musique de leurs voix, à la complémentarité musicale de ces voix ?
Je suis effectivement très sensible à la question de la voix. Je pense qu’il y a des accords au sens musical entre certaines voix. Tout l’enjeu est alors de ne pas faire un travail purement musical parce que l’acteur doit partir d’un centre, d’une perception concrète du texte. Mais je pense que la voix est un instrument que l’acteur n’utilise qu’à 20 ou 30 % de ses possibilités. Pour la lecture de Misterioso-119, j’ai engagé des anciennes élèves de l’école du Théâtre National de Bretagne que je connaissais bien pour avoir déjà travaillé avec elles. C’était une commande précise dans le cadre du festival rennais Mettre en scène et les comédiennes ont fait un travail formidable dans des conditions difficiles. Si je devais monter la pièce avec plus de liberté, je choisirais des filles de générations différentes. La pièce se passe en prison, ce qui justifie la présence de femmes avec des sociologies différentes, des corps un peu plus bruts, plus marqués, moins séduisants, plus fatigués en quelque sorte, et des voix moins agréables à l’oreille, des sons plus grinçants pour inventer une autre musique. Mais je pense, sans être dans l’économie d’une simple lecture, qu’il ne faudrait pas trop de jeu, pas trop de mouvements, de gesticulations. Il faut jouer la musique. Et éviter toute reconstitution naturaliste de la prison. Donner seulement quelques signes supplémentaires. Mais la disposition doit rester frontale, comme celle d’un concert. Quelqu’un sort de l’orchestre, s’isole, mais toujours sous le regard des autres. C’est comme cela qu’on peut raconter l’enfermement, la prison. Il n’y a pas de secret réel. Pas d’intimité. On est obligé de se créer une sur-intimité, ou une sous-intimité, mais toujours sous le regard des autres. C’est d’autant plus important de prendre la parole et de l’affirmer. Le temps est compté car on peut être tout le temps interrompu, tout le temps coupé. Il y a une situation d’urgence. Tout cela trouve une sorte de point ultime dans les scènes de douches. Je n’ai pas pu exploiter ce rapport à l’eau lors de la lecture à Rennes, mais il y a une sensualité, quelque chose de la moiteur qu’il faudrait mettre en jeu, comme il faudrait travailler sur l’homosexualité latente entre les deux femmes. Tout en étant à l’économie sur les corps. C’est une pièce formidable dans ce qu’elle suggère d’invention et d’économie de mise en scène.
Durant toute la pièce, la menace semble toujours planer et les jaillissements sont aussi violents qu’imprévisibles.
Il y a une indication : on commence par la fin. Le premier chœur, c’est le dernier. Kwahulé s’inscrit donc dans la tragédie : tout est donné au départ et la pièce est un travail d’élucidation, de compréhension de ce qui nous a manqué pour comprendre l’acte irréparable. Cela crée une tension : on sait qu’il y a eu quelque chose de terrible, un meurtre. On a le poids tragique, irréparable, de l’acte, mais on ne sait ni pourquoi ni comment il a été commis. On est à l’affût de tous les signes. Ensuite, la pièce est construite sur une alternance de chœurs et de paroles solos. On retrouve le jazz : un soliste va surgir pour développer un thème, un des thèmes qui était déjà dans le chœur, mais sous forme embryonnaire. Je repère cette construction dès la lecture. C’est un travail qui m’intéresse beaucoup. Comment le chœur est en train de charger une parole qui ne va bientôt pas pouvoir se retenir, comme un saxo qui prendrait soudain un solo en s’extrayant de la masse chorale. Dans les chœurs, l’actrice accumule du matériau, et à un moment donné, c’est à elle. C’est un travail formidable pour les acteurs, ce travail de rétention qui prépare le moment où la vanne va s’ouvrir, où on ne pourra plus la retenir. On entend des bribes, on perçoit des signes, on est à l’affût. On se dit « Mais qu’est ce qu’elle nous a dit ? ». Et ça va très vite. Puis après l’attente, vient l’éclaircissement. Mais quand on a l’éclaircissement, c’est encore plus terrible, finalement. Quand on a un semblant de résolution, ce qu’on avait pressenti de la violence rentrée se trouve confirmé, mais de manière toujours inattendue.
Cela atteint une forme de perfection dans Misterioso-119 qui est pour moi une pièce free, au sens de free jazz bien sûr. On a l’impression que les solos jaillissent soudain d’une tension extrême. Ce n’est pas une succession de chœurs et de solos « civilisés », comme on en trouve dans le bebop par exemple où la polyphonie laissait place naturellement à la prise de parole des solistes. On est plutôt du côté du Coltrane free et on retrouve le rapport entre Coltrane et Monk. Monk c’est du silence, ce sont des béances, mais cela ne suffit pas. Il faut du Coltrane dans Monk. Monk est dans les grincements, les dissonances dans un univers assez civilisé finalement, avec de belles mélodies, alors que pour Coltrane, pendant toutes les dernières années, ce ne sont plus que des successions d’explosions. Jaz était un solo de Coltrane, Big Shoot un duo presque théorique entre Monk et Coltrane, mais c’est selon moi avec le chœur de Misterioso-119 que Kwahulé réussit à trouver l’équilibre entre Coltrane et Monk. Dans les entretiens de Frères de son, il dit qu’il ne pourra plus aller plus loin, que Misterioso-119 est un aboutissement.
Dans Jaz, il n’y avait qu’un instrument. C’est comme s’il explorait à partir d’un son. Misterioso-119 est une polyphonie complexe. Il est passé au-delà. Il est vraiment dans le jazz. Avec Jaz, il amène le corps instrument, la voix instrument à partir d’une actrice. Il faisait ses gammes. Avec Misterioso-119, on atteint l’orchestration, une formidable composition, aussi complexe que maîtrisée, avec ce principe fondateur de la rétention dans les moments de chœurs et les explosions soudaines. Il y a une contestation permanente. Jusqu’au moment où les choses surgiront. Avec la lecture, je n’ai fait qu’esquisser tout cela. Il y a beaucoup de choses que je pressentais, mais il reste beaucoup de travail à faire sur l’accumulation, sur la frustration, sur les chœurs, sur le sens qui naît peu à peu du chaos. Dans les autres pièces, on sent la musique, mais ici une autre dimension est atteinte. Je m’en suis rendu compte quand j’ai commencé à travailler avec les comédiennes, après avoir écrit la partition sur mon ordinateur, avec toutes les entrées, les solos, les chœurs. En entendant les voix, je me suis dit, ça sonne, c’est formidable. J’étais devenu un chef d’orchestre.
Comment travaillez-vous sur la musique, sur le grincement du violoncelle dans Misterioso-119 ? Ecoutez-vous d’abord les musiques citées dans la pièce ?
Pour Misterioso-119, j’ai bien entendu écouté le morceau de Monk. Ensuite, c’est très difficile en trois jours d’obtenir quelque chose de précis d’un musicien. Surtout quand il s’agit d’un exercice aussi difficile que de jouer Misterioso sur un violoncelle. Une des indications de Kwahulé était que le morceau n’est jamais vraiment joué. C’est une fille qui le joue mal. Il s’agit de détruire en quelque sorte le morceau, de le jouer faux. Si je montais la pièce, je travaillerais beaucoup plus profondément sur la musique, avec cette sensation de grincement, d’efforts répétés, d’approximation. Ce qui est intéressant ici, c’est que la musique est hors champ. Elle est quelque part, dans l’air, et elle travaille les filles, elle semble les hanter. La musique est une perturbation nécessaire qui les amène sans cesse ailleurs, en dehors de la prison. Cette musique s’insinue progressivement dans les têtes. Je pense qu’il faudrait la mettre en scène de cette manière. C’est d’abord quelque chose qui fait sortir, qui perturbe, et elle finit par ne plus être jouée, elle finit par être là, dans le corps des filles.
Malgré la sensation d’improvisation que l’on peut avoir en écoutant le texte, il n’y a jamais d’improvisation sur le plateau…
Non, dans le travail de répétition, la rigueur est essentielle. Misterioso-119 exige un travail de grande précision, sur l’écoute, le rythme. Le texte est une partition. Comme un musicien, l’acteur doit d’abord restituer la partition le plus parfaitement possible. Ensuite seulement, il pourra interpréter, amener sa pulsation. L’impression d’improvisation, notamment pendant les solos, demande un énorme travail de recomposition. Ce n’est pas l’improvisation réelle qui va donner cela. Il faut retrouver le chemin de la dérive. Et Kwahulé rejoint là selon moi les grandes écritures contemporaines de théâtre, Koltès, Gabily, Lagarce. Pour moi, une grande écriture raconte des choses essentielles mais avec une structure, une langue qui sonne, qui a un son, qui affirme une dimension musicale. Les grandes écritures ont des sons. Claudel a un son, mais ce n’est pas le même chant, c’est du plain-chant. Kwahulé a un son particulier et c’est sans doute le seul qui soit autant lié au jazz. Pour les acteurs, sur ces écritures musicales, il faut être d’autant plus rigoureux et vigilants. Ensuite, si l’on parvient à retrouver la musique, on atteindra peut-être cette formidable sensation de rentrer dans quelque chose de vibrant.
Cela semble particulièrement vrai dans Misterioso-119, où la seule solution pour l’acteur semble être de vivre pleinement le texte, de dépasser la conscience pour atteindre une dimension de « temps vécu ».
Oui, il doit le revivre, mais sans jugement, sans compassion, sans distance, sans pathos. Sans intention. Etre dans la vibration de la parole dans le corps de l’acteur au moment où c’est dit. Dans sa brutalité, presque dans son innocence. C’est de là que vient la violence. Pour bien travailler ce texte, il faut éviter la charge, éviter de juger ce que l’on dit, ce côté « je le dis mais c’est dégueulasse ». Il faut entrer dans une forme d’innocence. Je le dis, c’est comme ça. Je joue la note au moment où je la dis, mais je ne peux pas la juger en même temps, et je vibre avec ça. Cette parole qui me libère doit être donnée. Comme le son des grands jazzmen, la parole de Kwahulé est âpre, belle et nécessaire.

///Article N° : 8796

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