Il y a soixante ans, le poète André Breton, de passage en Haïti, était à l’origine d’une insurrection révolutionnaire qui allait avorter dans l’uf et déboucher sur une junte militaire. Une page méconnue de l’histoire haïtienne.
» Le surréalisme a partie liée avec les peuples de couleur parce qu’il a toujours été à leurs côtés contre toutes les formes d’impérialisme et de brigandage blancs. «
André Breton en Haïti.
Port-au-Prince, Haïti, décembre 1945
Le journal La Ruche, organe de la jeunesse révolutionnaire, mène le combat contre la dictature du gouvernement rétrograde d’Elie Lescot. À la faveur des idées progressistes qui se font jour dans les pays les plus reculés de la banlieue du globe, à la fin de la deuxième guerre mondiale, cette opposition trouve un écho dans la bourgeoisie libérale haïtienne et commence à gagner le peuple. L’abcès de la situation politique est tellement pourri qu’il est donc mûr et prêt à éclater. C’est à cette époque qu’André Breton débarque en Haïti, en provenance de son exil américain, alors en plein bouillonnement d’idées subversives et d’instabilité politique, pour rejoindre ses amis, le peintre cubain Wilfredo Lam et Pierre Mabille, représentant de la France Libre et directeur de l’Institut Français de Port-au-Prince, qui l’a invité à donner une série de conférences sur le Surréalisme. La contestation politique domine alors la scène haïtienne. Au milieu d’une situation politique qui se fait de jour en jour plus menaçante, le seul autre événement qui retienne l’attention du public lettré, c’est la présence du poète surréaliste. Le 13 décembre paraît, dans Haïti Journal, l’interview de Breton (par René Bélance) qui a le plus grand retentissement et qu’il reproduira plus tard dans ses Entretiens. Le 20 du même mois, André Breton, introduit par Mabille, prononce sa première conférence au théâtre Rex, bourré à craquer.
La scène est en soi surréaliste et aurait pu être imaginée par Alfred Jarry. Le public est surtout composé de jeunes gens : étudiants, écrivains et poètes, artistes anti-conformistes. Mais, au premier rang, il y a surtout le Président de la République Elie Lescot, sorte de tyran de pacotille, entouré de hauts fonctionnaires civils et militaires, qui eux s’attendent, en revanche, à écouter un Académicien quelconque venu de la lointaine France. Elie Lescot, satrape ubuesque et catholique pratiquant, est aux yeux d’André Breton un pur produit du capitalisme, tout ce qu’il exècre : bref, un nègre blanc. Le mauvais exemple.
L’orateur rend d’abord hommage à Haïti et à son peuple : «
Je ne voulais pas parler du surréalisme en Haïti sans avoir, au préalable, jeté un très respectueux regard sur ce qui conditionne l’élan imprescriptible de liberté et l’affirmation de dignité à toute épreuve de votre pays. Mais certains d’entre vous savent déjà et d’autres sont appelés à découvrir que le surréalisme vérifie là une de ses thèses fondamentales, à savoir, que la première condition de persistance d’un peuple, comme la viabilité d’une culture, est qu’il puisse, l’un et l’autre, se retremper sans cesse dans les grands courants affectifs qui les ont portés à leur naissance, faute de quoi ils périclitent rapidement. » Il fait ensuite l’historique du mouvement surréaliste et il en vient à la rencontre du Surréalisme avec le marxisme dont se réclame la jeunesse universitaire haïtienne, guidée par le journal La Ruche. » C’est alors que nous rencontrons le matérialisme dialectique comme seul barrage aux égoïsmes nationaux, comme seule promesse de concorde et d’harmonie universelles. » En citant l’écrivain Maurice Blanchot, André Breton se fait encore plus explicite et sa position devient proche, à s’y méprendre, de celle de nos jeunes révolutionnaires haïtiens. » Par la faute de l’Etat capitaliste, l’homme n’est pas seulement opprimé et limité, mais il se voit autrement qu’il n’est. » Il fait toutefois une réserve essentielle pour ceux que la poésie ou l’art avait amenés à la révolution. » À côté de l’économie dont nous n’avons garde de réduire l’importance, il y a un élément lyrique qui conditionne pour une part la structure psychologique et morale des sociétés humaines, qui l’a conditionnée de tout temps, qui continuera à la conditionner. Il n’est que de toucher Haïti pour se convaincre que cet élément lyrique, bien loin d’être comme ailleurs le seul fait des spécialistes, se dégage des aspirations du peuple entier. L’autre problème qui se pose à nous est celui de l’action sociale, action qui, selon nous, possède sa méthode propre dans le matérialisme dialectique et dont nous pouvons d’autant moins nous désintéresser que nous tenons la libération de l’homme pour la condition sine qua non de la libération de l’esprit. »
L’enthousiasme atteint au délire et l’orateur, à la fin de la conférence, sort sous les ovations de la salle sans aller présenter ses respects au Chef de l’Etat, comme il est d’usage en Haïti. Ce geste, considéré comme un affront public au gouvernement, contribua à grandir encore le prestige du poète aux yeux des groupements politiques de l’opposition et particulièrement de la jeunesse universitaire. À la fin de décembre, le journal La Ruche sort une édition spéciale en hommage à André Breton, pour le début de la nouvelle année, qui reproduit in extenso et en première page le texte du discours de Breton, et qui est dédiée à » l’antifascisme international et à ce qu’il y a de plus frondeur dans le Surréalisme européen « . C’est un véritable appel à l’insurrection qui est adressé au peuple d’Haïti : Que 1946 soit une année de liberté, qu’elle voit le triomphe de la démocratie réelle sur toutes les formes d’oppression fasciste. A BAS TOUS LES FRANCOS ! VIVE LA DÉMOCRATIE EN MARCHE ! VIVE LA JEUNESSE ! VIVE LA JUSTICE SOCIALE ! VIVE LE PROLÉTARIAT MONDIAL ! VIVE 1804 !
Le Journal La Ruche est immédiatement saisi par la police. Des leaders de l’opposition sont pourchassés, certains arrêtés, dont les écrivains René Depestre (rédacteur en chef de La Ruche) et Jacques Stephen Alexis qui signe du pseudonyme de Jacques La Colère ses violentes Lettres aux Hommes Vieux et qui devait, des années plus tard, en pleine gloire littéraire, se faire assassiner dans les geôles de Papa Doc. Ainsi débute l’histoire de » l’affaire La Ruche » et de ce qu’il est convenu d’appeler en Haïti la Révolution de 46.
Dans son livre Encore une mer à traverser (1), l’écrivain René Depestre évoque cette page méconnue de l’histoire haïtienne : » Soixante ans après, l’événement prend, avec le recul, une riche signification dans la mesure où il fut le baptême de feu d’une poignée de jeunes gens décidés à se sacrifier dans ce combat pour la deuxième colonisation d’Haïti. Théodore Baker, Jacques Stephen Alexis, Roger Gaillard, Gérard Chenet, Gérald Bloncourt – et l’électron libre qui vous parle – nous étions résolus, romantiques, un tantinet libertaires dans nos paroles et nos actes. »
Des manifestations publiques s’organisent contre la répression policière, contre l’ineptie du gouvernement et en faveur de la libération des prisonniers politiques. La grève générale est décrétée. L’insurrection couve dans Port-au-Prince. Le Palais national d’Haïti est pris d’assaut, mis à sac, et certains membres du gouvernement sont faits prisonniers.
André Breton continue à se passionner pour la culture haïtienne, tout en suivant les évènements politiques et l’agitation fiévreuse de cette époque d’un il étonné. Il rencontre le poète Magloire Saint-Aude et la peinture d’Hector Hyppolite, le peintre hougan (prêtre vaudou) de Saint-Marc sur lequel il écrira un texte, un peu plus tard : » Les peintures d’Hector Hyppolite sont marquées du cachet de l’authenticité totale. Elles sont à l’époque les seules en Haïti de nature à convaincre que celui qui les a réalisées, possède un message d’importance à faire parvenir. Hyppolite était en possession d’un secret. Nous ne saurions assez répéter que le secret est tout. La peinture d’Hector Hyppolite apporte, je pense, les premières représentations qui aient été fournies des divinités et des scènes du vaudou. À ce titre seul, en tant que peinture religieuse primitive, Hyppolite représente un intérêt considérable. Sa vision parvient à concilier un réalisme de haute classe avec un surnaturalisme de toute exubérance. «
À partir du 11 janvier 1946 commence une période d’anarchie politique qui ne s’arrêtera finalement que le 16 août de la même année. L’armée intervient et renverse le gouvernement d’Elie Lescot, exile des étudiants, transfère les jeunes officiers en province et sape l’espoir de cette révolution à la haïtienne. Une des premières mesures que prend la junte militaire est d’expulser André Breton et Pierre Mabille en février 1946. La présence du poète surréaliste sert alors de prétexte à une campagne de diffamation officielle contre Pierre Mabille. Une accusation délirante prend corps parmi les militaires contre lui : il aurait été en liaison avec des centres révolutionnaires de Mexico et de La Havane qui lui auraient prétendument confié des sommes importantes d’argent pour aider la révolution haïtienne soluble dans le surréalisme. René Depestre constate finalement : » En effet, grâce au séjour en Haïti de Pierre Mabille, Aimé Césaire, André Breton, le surréalisme devait ouvrir à ma génération les horizons de la modernité. «
1. René Depestre, Encore une mer à traverser, éditions La Table Ronde, Paris, 2005.La nuit en Haïti
La nuit en Haïti les fées noires successives portent à sept centimètres au-dessus des yeux les pirogues du Zambèze, les feux synchrones des mornes, les clochers surmontés d’un combat de coqs et les rêves d’éden qui s’ébrouent effrontément autour de la désintégration atomique. C’est à leurs pieds que Wilfredo Lam installe son » vêver « , c’est-à-dire la merveilleuse et toujours changeante lueur tombant des vitraux invraisemblablement ouvragés de la nature tropicale sur un esprit libéré de toute influence et prédestiné à faire surgir de cette lueur les images des dieux. Dans un temps comme le nôtre, on ne sera pas surpris de voir se prodiguer, ici nanti de cornes, le loa Carrefour Eleggua à Cuba qui souffle sur les ailes des portes. Témoignage unique et frémissant toujours comme s’il était pesé aux balances des feuilles, envol d’aigrettes au front de l’étang où s’élabore le mythe d’aujourd’hui, l’art de Wilfredo Lam fuse de ce point où la source vitale mire l’arbre-mystère, je veux dire l’âme persévérante de la race, pour arroser d’étoiles le DEVENIR qui doit être le mieux-être humain.
André Breton, Janvier 1946.///Article N° : 4067