« Rien n’est simple dans les images… »

Entretien d'Érika Nimis avec Christine Peyret

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Du 4 avril au 11 mai 2012, TRAMES la galerie et le Centre des textiles contemporains de Montréal (CTCM) présentent Traverser sans la voir, une exposition des toiles brodées de grand format de l’artiste Christine Peyret. Depuis 2009, Christine Peyret a entamé cette série consacrée à la guerre d’indépendance algérienne, afin de renouer le fil avec son enfance algérienne. L’exposition est présentée dans le cadre de l’événement En avril… fibre textile art.

Pouvez-vous pour commencer nous dire quelques mots sur le titre de votre exposition : Traverser sans la voir ?
Ce titre s’est imposé à moi, un beau matin, parce qu’il exprimait différents points de vue que j’essayais d’illustrer. Le point de vue des pieds-noirs qui n’ont pas compris cette guerre et ses raisons. Le point de vue de l’État français qui a si longtemps refusé de nommer cette guerre qui est restée longtemps qualifiée d' »événements d’Algérie ». Le point de vue de l’enfant que j’étais, à qui on n’expliquait rien, car dans les années cinquante, même les parents les plus modernes n’expliquaient pas aux enfants les choses des grandes personnes. Le point de vue de l’enfant qui a traversé la mer en juin 1962 à fond de cale. Enfin, le point de vue général de tous ceux qui vivent l’Histoire de l’intérieur sans pouvoir en formuler une analyse équilibrée, ce qui est le privilège de l’historien qui vient plus tard…
Pour reconstruire votre expérience intime de cette période, vous avez lu abondamment sur la mémoire, recueilli des témoignages, croisé différentes sources, photographiques, filmiques, sonores… De vous positionner comme historienne a-t-il facilité ce travail qui s’apparente à une catharsis ?
Je ne me suis pas positionnée comme historienne ! Je me suis appuyée sur des lectures pour décoder tous les témoignages qu’on trouve abondamment sur Internet, et pour m’éloigner le plus possible de l’émotion qui, à mon avis, nous maintient avec efficacité dans la naïveté… En effet, en ce sens, ces outils que nous fournissent les historiens ont facilité cette re-construction mémorielle dont j’avais besoin et m’ont rendu les bases solides qui me manquaient !
Comment avez-vous choisi les photographies à partir desquelles vous brodez comme pour mieux fixer vos souvenirs ? Quel a été votre fil conducteur ?
J’ai commencé à chercher dans nos photos de famille toutes celles qui comportaient des traces de guerre dans le décor. Ensuite, pour arriver à une représentation équilibrée des acteurs en présence, j’ai exploré les archives militaires, les agences de presse, les brocantes et au fil des rencontres, j’ai privilégié les images représentant des personnages, des regards significatifs.
Dans la plupart de vos toiles, la guerre est hors-champ ou en arrière-plan, à peine saisissable, et pourtant, elle est bien là. Parlez-nous nous de ces détails sur des photos à première vue anodines.
En effet, la guerre est bien là, et pourtant on vit normalement pendant la guerre. C’est le tragique paradoxe ! Par exemple, les enfants à l’école photographiés par leur institutrice rentrent en courant sans s’étonner de la présence d’une sentinelle en uniforme, abritée derrière un mur de sacs de sable. Les barbelés qui surmontent le mur de la cour n’empêchent pas la petite fille de sourire, posant à côté d’une touffe de marguerites. Les enfants réunis pour la photo de classe, face au soleil, le dos à la mer, ne voient pas le navire de guerre qui rentre au port. Sur l’une des premières toiles, on voit seulement le regard effrayé des enfants qui scrutent le ciel : moi qui ai vu les autres photos de la série, je sais que cet effroi a été très bref, sur les autres images, les enfants déguisés ont repris leur pose d’enfants sages… Et là, j’interprète, je reconstruis : j’ai nommé cette toile Les parachutistes, imaginant un avion qui passait très bas et lâchait ses soldats comme des bombes silencieuses…
Là où vous manquez d’éléments pour contextualiser une image, vous allez jusqu’à « broder » un récit qui reconstruit. Pensez-vous que l’art puisse combler les trous de l’histoire ?
Il me semble justement que l’art est là pour interpréter, pour montrer, pour questionner. L’imagination de l’artiste ne se prétend pas vérité historique : elle est là pour « faire penser à… ».
Parlez-nous de la technique de broderie assistée par ordinateur que vous avez développée pour cette série.
Je commence par travailler l’image dans un logiciel de retouche classique. Il s’agit de renforcer les contrastes, car la broderie se présente comme une impression en basse résolution, et sans cette précaution on peut vite obtenir un résultat confus. À ce stade, je décide aussi de l’introduction de la couleur, du recadrage, du découpage de l’image et de sa taille finale. Puis, avec un logiciel spécifique tels que ceux utilisés dans l’industrie textile, je vais traduire en points de broderie les densités, les lumières et les couleurs de mon image. J’utilise ensuite une machine à broder industrielle, qui brode toute seule, avec ses 15 aiguilles, chacune leur tour : les couches de fil se superposent pour donner les dégradés et les textures, sur le principe des glacis en peinture, en partant des couleurs les plus foncées pour finir par les plus claires. L’image brodée se forme comme autrefois la photographie dans le bac de révélateur. Chaque fragment d’image, qui correspond aux limites techniques du procédé, est ensuite assemblé pour constituer la toile : la plus grande, qui mesure 2,60 m x 1,20 m a demandé 1 mois ½ de temps sur la machine à broder, sans compter la préparation à l’ordinateur et les finitions… à une vitesse de 500 points par minute au maximum, la machine a brodé 6,2 millions de points pour cette toile-là : La liberté guidant le peuple !
Vous vous risquez à dévoiler des bouts de l’horreur de cette guerre sur seulement deux toiles, une horreur qui ne vous a été révélée que beaucoup plus tard. Comment avez-vous choisi ces deux images ?
J’ai beaucoup réfléchi à cette question. On trouve assez facilement des photos révélant les horreurs de la guerre sur Internet, mais j’étais assez prudente sur leur interprétation. J’ai fini par admettre que parler de la guerre sans la montrer de façon frontale était un choix trop timide. Je me suis rappelée que depuis toujours les peintres ont traité les sujets les plus durs. Je suis d’abord tombée un peu amoureuse d’un portrait de jeune homme mort (André F., âgé de 15 ans) : publiée dans un livre épuisé, signé d’un photographe anonyme, elle n’avait qu’une date qui m’a guidée pour retrouver les faits de ce massacre rural. Ce mort était d’origine européenne. J’ai donc naturellement cherché ensuite un mort de souche algérienne que j’ai brodé sans doute plus grand que nature lui aussi (Sur la terre comme au ciel). Une troisième image violente vient des archives militaires (A la terrasse) mais son traitement monochrome la rend moins violente, et de fait plus ambiguë : le sujet de la toile est plus l’adolescent qui regarde l’objectif que le blessé à terre dont il tient la main. De fait, cette image montre un attentat qui a raté sa cible, touchant accidentellement des Algériens de souche au lieu du camion militaire qui était visé. Rien n’est simple dans les images…
La plupart de vos toiles présentent des enfants subissant la guerre, le regard tantôt interrogateur, tantôt inquiet, grimaçant (souvent à cause du soleil) ou grave, et parfois souriant. Pourriez-vous dire quelques mots sur l’importance du regard dans cette série qui porte sur une guerre quasi invisible aux yeux de l’enfant que vous étiez ?
Vous me faites remarquer ce point qui m’était resté inconscient ! Les regards, en effet, sont pour moi le point le plus important d’un portrait, à tel point que j’en renforce l’éclat si besoin lors de la phase de retouche dans Photoshop. Peut-être pour compenser ce « sans la voir » présent dans le titre général…
Vos titres hétéroclites, tout comme le format de vos toiles, semblent avoir été choisis minutieusement : sur certains, vous reprenez les termes de l’époque, sur d’autres, votre approche est plus personnelle (en rapport avec votre propre vécu), sur d’autres encore, vous citez des grandes toiles de maîtres. Qu’est-ce qui a motivé vos choix ?
Les titres, en effet, font pour moi partie intégrante de l’œuvre. Cependant, sur 34 toiles, j’avoue que je n’ai pas été toujours inspirée… certains titres sont purement descriptifs, comme À la terrasse, Sur le Ville d’Alger, Christine aux drapeaux… Certains autres sont comme une musique de rappel sur la signification de la série entière (sans les voir, sans les voir… ou encore sans sourire, sans sourire…). D’autres, enfin, que je défendrai plus, indiquent mon intention, en s’appuyant sur une culture générale partagée avec les supposés spectateurs français que j’imaginais : Sur la terre comme au ciel, citation chrétienne que j’oppose à la violence de l’État français. Drôle de guerre, employée normalement pour désigner le début de la deuxième guerre mondiale, temps d’attente sans escarmouche qui a fini comme l’on sait. Mon père ce héros, citation de Victor Hugo, vient nommer l’image qu’un jeune Algérien avait publiée sur Internet, avec d’autres photos de son père récemment disparu. Et puis, La liberté guidant le peuple, pour renvoyer si besoin est ces futurs spectateurs français aux valeurs fondatrices de la République quelque peu perdues de vue !
Votre travail plastique habituel a été complété par un travail d’écriture, mêlant l’expérience intime de la guerre à un travail plus historique. Pouvez-vous présenter ce projet de publication ?
Ce livre : une chance ! J’ai rencontré Benjamin Stora après un an et demi de travail, cherchant son avis et son appui éventuel pour trouver un lieu pour exposer. Mais cet historien, homme de livres s’il en est, m’a suggéré d’aller plus loin et de faire un livre : un livre c’est moins éphémère, un livre ça permet de se faire comprendre, ça permet à l’auteur de mettre de l’ordre et un peu plus de rigueur dans tout ça ! J’avais pris des notes, dès le début de ce travail que je pressentais long. Il m’est apparu évident que ce livre devait prendre la forme d’un journal d’une œuvre, pour permettre à ceux qui le liraient de rentrer dans mon atelier et dans mon cheminement, de partager les surprises, les rencontres, les idées qui ont influencé cette construction. C’est un partage ! Et j’ai eu la chance de rencontrer un éditeur qui a eu le courage de le publier, d’avoir pour lui une grande exigence : belles couleurs, beau papier, cahiers cousus, impression locale, et qui le défend d’autant plus qu’il reçoit de temps en temps des messages de lecteurs enthousiastes !
Plusieurs pièces de votre travail ont été censurées en France et vous notez une certaine « frilosité » de la part des organisateurs d’événements culturels dans le cadre de la commémoration du cinquantenaire de l’indépendance algérienne. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En effet, on peut aller jusqu’à parler de censure. Cette année en France, on assiste à une multiplication d’événements commémoratifs, mais beaucoup d’entre eux sont organisés par des nostalgiques de la colonisation qui représentent une part assez bruyante dans cette bagarre mémorielle. Il s’en suit quelques manifestations, contre-manifestations dont nous sommes friands, et les maires s’en inquiètent, surestimant sans doute le poids de ces électeurs remuants. Par exemple, dans telle ville on a éliminé de la sélection toutes les toiles brodées comportant des drapeaux français (je le traduis par « on n’y était pas, ce n’est pas nous ! »). Dans telle autre ville, ce sont uniquement les broderies d’enfants paisibles qui ont été retenues. Il faut dire qu’exposer la série complète demande beaucoup d’espace, et que j’accepte évidemment de composer une histoire dans l’histoire !
Malheureusement, je viens d’apprendre que l’exposition complète qui était prévue cet automne (et pour laquelle on m’avait demandé l’exclusivité en France depuis un an et demi) a été annulée par l’instance politique du département, par crainte des polémiques qui pourraient survenir dans cette région où habitent en effet une importante population de Pieds-Noirs… L’avenir dira si cette décision est définitive…

Pour en savoir plus :
Site de Christine Peyret : [www.photo-broderie.com]
Site de l’éditeur de Traverser sans la voir : [www.editionsduroure.com]
Site de l’événement En avril… fibre textile art : [www.enavril.com]
///Article N° : 10703

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Les images de l'article
"Les parachutistes", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 100 x 100 cm © Christine Peyret
"À la terrasse", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 90 x 90 cm © Christine Peyret
"Crapahuter", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 70 x 120 cm © Christine Peyret
"Le soleil en face", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 94 x 150 cm © Christine Peyret
"Sans sourire", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 120 x 120 cm © Christine Peyret
"André F., âgé de 15 ans, Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 92 x 92 cm © Christine Peyret
"Sur le Ville d’Alger", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 90 x 160 cm © Christine Peyret
"Drôle de guerre", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 120 x 120 cm © Christine Peyret
"Sur la terre comme au ciel", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 70 x 210 cm © Christine Peyret
"Mon père ce héros", Série Traverser sans la voir (2009-2011), toile collée sur bois, 40 x 150 cm © Christine Peyret
"Christine aux drapeaux", Série Traverser sans la voir (2009-2011), broderie informatisée sur toile, 100 x 100 cm © Christine Peyret





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