Sac à malice

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Respiration. Le rire tout simple au quotidien : ruses, taquineries, moqueries.

Poreby est debout dans sa robe blanche, longue, déchirée. Elle rit sur deux dents cassées, toutes les deux devant. Elle rit de bon coeur, excitée d’avoir, en ce jour et à 76 ans, fait deux trucs pour la première fois de sa vie : de la bicyclette et sa première communion catholique. Pour la bicyclette, elle était juste derrière, pour aller à la cérémonie, mais elle est tombée du porte-bagages et s’est emmêlée les rayons et les pieds dans sa belle robe de tulle qu’on avait acheté au mètre à Marseille, aux Capucins. Poko, sa soeur jumelle lui a fait une belle robe longue et juste avant le départ pour l’église, on a cloué une croix dessus, sur le devant, fabriquée avec deux boudins de tulle roulée, fixés entrecroisés à coup d’agrafeuse récupérée dans un canari au fond de la case du Chef de Terre.
Poko, elle, a décidé de rester  » protestante  » puisqu’elles avaient été baptisées tel quel il y a quelque vingt ans mais l’autre jour, Poreby a entendu quelqu’un raconter que les protestants, on les enterre tout nus, sans musique, sans rien ; alors elle a décidé de devenir catholique. La foi, ça ne se discute pas.
Toutes les semaines depuis plusieurs mois, elle est allée à pied à Kombissiri, depuis Cacamcé, son village, pour le catéchisme. Vingt-cinq kilomètres aller/retour dans la brousse. De jour à l’aller, de nuit au retour. Un détail, comparé aux quatre-vingts kilomètres pour aller voir la famille à Ouagadougou et toujours à pied, toute sa vie, avec sa soeur jumelle.
Pas étonnant qu’elle tombe de vélo aujourd’hui.
Maintenant, on est assis, on mange le Tô que Poko a préparé et on écoute les deux jumelles nous parler de leur baptême protestant, il y a longtemps, à Ouagadougou.  » On était tous en file, dans le barrage, avec de l’eau jusqu’à la taille. Le pasteur viens vers toi, te prend par le cou, te plie en deux, tête sous l’eau, comme çà. Après, il te sort la tête.  » T’as vu Dieu ?  » Toi tu dis non parce que tu ne sais pas comment tu aurais pu voir Dieu sous l’eau. Alors il te replonge la tête, te ressort.  » T’as vu Dieu ?  » Alors bien sûr, tu finissais vite par le voir. Moi j’étais la six ou septième de la rangée. Quand çà a été à mon tour, j’ai eu de la chance, j’ai vu Dieu du premier coup.  » Poko et Poreby ont le fou-rire. Les autres aussi. Pas un fou-rire parce qu’on s’est fait surprendre par quelque chose de nouveau et drôle. Plutôt un rire qui glousse et qui glisse d’habitude, qui se déguste entre connaisseurs, qu’on chope chaque fois que l’histoire revient devant l’assemblée. Rire de connivence, on peut même s’offrir le luxe de le commencer avant chaque chute, sur le bonheur d’être ensemble, de savoir ça ensemble, pour la malice de n’en vouloir à personne.
Le Tô est bon. Ce soir, c’était le tour de Poko. Demain, c’est Poreby qui le préparera. Un jour chacune, depuis la nuit des temps. Quand l’une prépare le Tô, elle fait porter sa part à l’autre, dans sa cour. Poko et Poreby sont petites, minces, alertes, légères. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi, à tour de rôle, elles préparent tous les soirs une marmite de Tô, grosse, si grosse. L’une en retire une calbassée pour elle puis fait porter le reste, par les enfants, à l’autre soeur. Il fallait juste comprendre que la famille est grande et que Poko et Poreby ont toutes les deux les plus grands champs du village. De quoi nourrir du monde ! Alors, pour ne pas parler lourdement de la faim qui n’est jamais bien loin et qui quelquefois s’invite longtemps, chacune à son tour prépare le repas de l’autre mais, vous savez, quand il y en a pour une, il y en a pour trente.
Sac à malice, rire doux au fond des yeux, regards pétillants que l’on retrouve chez tous les paysans du monde.

///Article N° : 533

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