« Sitarane a éprouvé le besoin de devenir le héros de sa propre vie »

Entretien de Dominique Ranaivoson avec Jean-François Samlong

à propos d'Une guillotine dans un train de nuit
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Cet étrange titre pourrait être celui d’un roman policier. Or, vous avez choisi de reprendre un fait divers de 1909 en livrant d’emblée son issue au lecteur puisque, au début de chaque chapitre, le criminel est dans le train de nuit qui l’emporte vers la guillotine. Pourtant, le rythme rapide, les détails de la traque et le croisement des points de vue construisent un vrai suspens. Votre roman est-il quand même un roman policier ?
Effectivement, plusieurs personnes m’ont fait cette remarque : le titre fait plus penser à un roman policier qu’à un roman dit classique. Mon intention n’a pas été d’écrire un roman policier. En fait, le titre m’a été donné par l’histoire elle-même puisque la guillotine a voyagé dans le même train que les deux condamnés à mort, Sitarane et Fontaine. Quelle ironie ! Ce titre me permet de mettre l’accent sur les trois actants principaux de ce voyage au bout de la nuit : Sitarane, Fontaine, la guillotine (trait d’union tranchant entre les deux hommes qui seront décapités à l’aube, mais aussi symbole de la loi des hommes et de Dieu, le passage obligé de la vie à la mort, voire de la mort à l’enfer promis).
Grâce au titre, le regard se fixe sur l’un des éléments essentiels du drame, c’est ainsi que la guillotine crée le suspens dans et hors du texte (hors du contexte historique également) : dans, puisque Sitarane et Fontaine ne pourront pas échapper à la mort qui les attend ; hors, puisque la parole de la guillotine est celle-ci, sans équivoque : « C’est moi que vous trouverez sur votre chemin, chaque fois que vous transgresserez la loi et renouvellerez le crime de Caïn… » L’ombre funeste de la guillotine, sa mission accomplie, sort du contexte historique pour planer sur le présent des hommes qui défient les lois de la société.
On sait que la double peine capitale a été exécutée le 20 juin 1911. Le dénouement étant connu, l’histoire ne pouvait plus être le lieu du suspens, alors j’ai choisi une mise en scène qui permet à l’écriture d’être le lieu du suspens. Je me suis lancé ce défi, et je devais le relever phrase après phrase, paragraphe après paragraphe, chapitre après chapitre. La démarche a consisté à écrire une aventure tout en réfléchissant à l’aventure d’une écriture, seul lieu possible du suspens, du halètement, en adoptant un style alerte, en multipliant les points de vue, en jouant sur le détail – que Roland Barthes appelle le punctum en photographie – le point de focalisation qui permet de passer du sens à l’ailleurs du sens, par une lecture plurielle et singulière du texte.
Les faits se déroulent à La Réunion, votre île. Les relater vous permet de construire des personnages qui semblent des types de chaque catégorie sociale : la propriétaire de plantation, les artisans créoles, la femme battue, les notables, les fonctionnaires de la Métropole. Quelle image avez-vous voulu donner de l’état de la société réunionnaise de 1909-1910 ?
Je n’ai pas voulu donner une image de l’état de la société réunionnaise de 1909-1910, mais restituer cette image telle que j’ai pu la découvrir dans les journaux de l’époque, au moment des faits, c’est-à-dire une société coloniale cloisonnée issue de l’esclavagisme. Le 20 décembre 1848, 62 500 esclaves, dont la plupart venant du Mozambique, sont devenus sur le papier les « nouveaux citoyens de la république » mais « la mentalité négrière » a perduré jusqu’à la départementalisation de 1946. La ou le propriétaire de plantation, les artisans créoles, la femme battue, les notables, les fonctionnaires de la Métropole, je les ai connus jusque vers les années 1960. J’ai montré, dans un ouvrage paru en 1982, que des travailleurs engagés étaient traités de la même manière que des esclaves sur les plantations sucrières durant la période 1925-1930, et les documents d’archives le prouvent amplement. D’ailleurs, le discours du roman colonial de l’époque exacerbe ce cloisonnement, ne parle que du miracle de la race blanche, et on demande même à la végétation luxuriante, aux arbres, de cacher la vie des Blancs à la vue des Noirs. Aujourd’hui, je serais tenté de parler non plus du miracle de la race, qu’elle soit blanche ou noire, mais du miracle du métissage.
Le personnage principal, le criminel qui franchit toutes les limites des lois humaines et divines, est un Noir, Sitarane, désigné par de nombreux termes, le Mozambicain, le Nègre, le Nègre africain, l’Africain. Vous l’associez à tous les stéréotypes, la cruauté, la bestialité, l’enfance sous l’arbre à palabres. Ne craignez-vous pas de ranimer de vieux schémas sur les Africains dans une société indianocéanique dont les rapports avec le continent et plus particulièrement le proche Mozambique sont complexes ?
Je ne fais que reprendre les stéréotypes qui abondent dans les journaux de l’époque, et que tout le monde peut consulter aux archives départementales. Les journalistes ont associé ces stéréotypes aux criminels, plus précisément à Sitarane, né au Mozambique. Quant aux nombreux termes pour désigner Sitarane, ils sont là pour proposer un contrat de lecture au lecteur et pour guider l’écriture. À aucun moment le lecteur ne doit se perdre dans une lecture ambiguë fondée sur le principe de la distanciation, et j’ai favorisé des relations d’identité claires pour mieux le séduire. Ces jeux relatifs au « personnel du roman » éclairent le discours romanesque et mettent en évidence des horizons d’attente spécifiques du genre.
Et pourquoi les Réunionnais n’auraient-ils pas le droit de connaître cette page de leur histoire ? C’est dans ce sens que j’ai écrit également des romans sur l’esclavagisme et l’engagisme. L’ignorance est-elle plus réconfortante que le savoir ?
Et puis la société réunionnaise d’aujourd’hui, heureusement, n’est plus celle d’avant la départementalisation pour plusieurs raisons : tout d’abord, de gros efforts ont été consentis par tous pour une intégration rapide et réussie des Réunionnais d’origine africaine à tous les niveaux de la société ; tout n’est pas encore parfait, mais plusieurs associations travaillent à la revalorisation de ces hommes et femmes dont les ancêtres ont souffert dans leur chair et leur âme l’enfer de l’esclavagisme, la traite négrière. Ensuite, on ne cesse pas de lutter contre les préjugés raciaux. Il faut savoir aussi que, durant ces dix dernières années, la majorité politique conduite par Paul Vergès au Conseil Régional, a établi un dialogue constant avec le Mozambique, et le ministre de la Culture du Mozambique a été invité à maintes reprises à La Réunion pour des conférences. Je ne crois pas que les rapports avec le continent, notamment avec le proche Mozambique, soient si complexes.
Enfin, pour ne rien vous cacher, quand je me suis mis à écrire les premières pages de ce roman, je ne me suis pas posé la question de savoir si j’allais ranimer de vieux schémas sur les Africains. Parce que je me suis toujours senti très proche de l’Afrique et de Madagascar ; parce que j’ai du sang africain dans mes veines, de par ma grand-mère, une femme métisse indienne, malgache, africaine. Parce que nous sommes passés, un peu plus d’un siècle après les faits, d’une société cloisonnée à une société métissée. Je veux être optimiste en pensant que les vieux schémas sur les Africains et les Réunionnais d’origine africaine sont définitivement enterrés. Ils n’ont plus lieu d’être, même s’il existe encore ici et là des relents de racisme attardé, raison pour laquelle on peut aborder ce roman avec sérénité. De toute façon, en tant qu’écrivain, la seule question qui me hantait : comment mon écriture allait-elle pouvoir rendre compte de ces faits sans tomber dans la facilité ? Le but : amener le lecteur à une prise de conscience et susciter chez lui des émotions. Voilà ce que m’écrit un jeune lecteur réunionnais : « Après avoir assisté à deux interviews concernant votre nouveau livre, il était normal de le commencer. Je n’en suis qu’au quatrième chapitre mais j’ai hâte de lire la suite, de voir Sitarane définitivement sombrer, de redécouvrir l’épilogue d’une histoire que je croyais connaître. »
À La Réunion, ce personnage est toujours associé à la magie alors que le roman explore sa psychologie mystérieuse fondée sur la haine. En le prenant pour héros, avez-vous voulu faire connaître les figures héroïques réunionnaises ou, plus largement explorer la monstruosité tapie dans l’homme ?
Je ne prends pas ce personnage pour héros, je pense qu’à un tournant de sa vie, Sitarane, dans son délire de sang, a voulu devenir le héros de sa propre vie. Je le prends tel que lui-même a écrit son histoire, et telle que cette histoire est rapportée dans les journaux de l’époque, dans les rapports de police, dans les rapports de la justice coloniale. Par conséquent, je n’ai pas voulu faire connaître une figue héroïque mais une figure légendaire réunionnaise – fait incontestable – liée aux croyances, aux superstitions, à la sorcellerie, à la haine, au désir de vengeance. À ce titre, Sitarane a bonne place dans mon univers romanesque. Depuis des années, en effet, je ne cesse d’interroger la violence d’une île qui paraît si vertueuse, que les dépliants touristiques nomment « l’île intense » ou « le sud sauvage ». C’est vrai qu’avec ses plages, ses montagnes, ses microclimats, la luxuriance de sa végétation, l’île de La Réunion a gardé un « côté paradisiaque », je ne le conteste pas. Mais ce qui intéresse le romancier, c’est d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté de la porte du soleil, sur l’autre versant où le terrain est plus glissant, parfois marécageux, nauséabond : du côté de l’homme. Qu’est-il devenu après l’enfer de la traite négrière ? Qu’a-t-il fait de lui, pris dans la dialectique maître/esclave ? Que fera-t-il de son avenir ? Contrairement à ce que l’on croit, il est une violence qui secoue l’île comme bien d’autres pays du monde : inceste, crimes de sang, émeutes, exclusion de la société (chômage, 120 000 illettrés…), nécrophilie. C’est ainsi que le 1er mai 2012, un homme a fait l’amour à sa copine sans s’apercevoir qu’elle était morte depuis plusieurs heures. Le 19 octobre, le tribunal correctionnel l’a condamné à un an de prison dont quatre mois ferme pour atteinte à l’intégrité d’un cadavre.
C’est aussi cela La Réunion. Faut-il en parler ou pas ?
Face à la dégradation de l’économie mondiale, La Réunion saura-t-elle se montrer assez forte pour résister, comme elle a su le faire jusqu’à maintenant, à l’explosion sociale ? Ce roman a une dimension sociale si on s’interroge sur le monstre tapi en chacun d’entre nous. Ce qui surprend dans cette histoire, c’est qu’il y a eu un processus d’idéalisation de la figure criminelle de Sitarane, dans la mesure où il est possible d’idéaliser dans le bien comme dans le mal.
À l’inverse de Giono qui, dans Le roi sans divertissement, désigne le tueur comme un homme « comme vous et moi », vous mettez en évidence le rôle des puissances occultes, aussi bien du côté des criminels que celui de la voyante qui permet leur arrestation. Est-ce une manière de souligner la spiritualité africaine et réunionnaise ou de dénoncer ces pratiques, puisque la tombe de Sitarane en est toujours un des hauts lieux ?
Le culte de Sitarane est toujours très vivace dans l’île. Je constate cette pratique, je ne la dénonce pas. J’essaie de comprendre, c’est tout. Le 22 juillet 2012, j’ai été au cimetière de Saint-Pierre sur la tombe de Sitarane, et un Réunionnais d’origine africaine, après sa prière, m’a avoué que Sitarane l’a aidé dans ses démarches auprès de l’Assédic et de la sécurité sociale ; et puis, m’a-t-il dit, répondant à l’une de mes questions, on le prie autant pour le bien que pour le mal. M. Amouny, le gardien de la tombe de Sitarane, d’origine africaine lui aussi, ne m’a pas dit autre chose, ni les deux femmes créoles blanches venues déposer des fleurs sur les tombes, y compris sur celle de Sitarane, tolérantes pour ainsi dire. M. Amouny, qui ne cache pas sa fierté d’être le gardien de la tombe de Sitarane, veille à ce que « son ancêtre » ait toujours de la nourriture, du rhum, des cigarettes.
Il faut se rendre compte que ce qui s’oppose au savoir, à la connaissance, ce sont les préjugés, les croyances, les superstitions qui n’offrent pas aux gens des outils qui leur permettraient de distinguer le vrai du faux. On est dans le domaine de la foi, de la croyance ; on croit à la vie après la mort ; on croit que les Saints et les saintes, de par nos prières, peuvent nous protéger. S’ils peuvent nous aider à faire le bien ; les âmes criminelles ne peuvent-elles pas nous aider à faire le mal ? Là où la logique ne fonctionne plus, c’est qu’on demande à Sitarane… des bienfaits. En somme, il est devenu un interlocuteur puissant entre notre monde et le monde de l’au-delà, car bivalent. On est donc aux antipodes d’une connaissance positive et scientifique, mais bien dans le monde de l’irrationnel, proche de la folie, une folie qui peut conduire certains à commettre des actes condamnables, irréparables. On est aussi, évidemment, dans le domaine de l’imaginaire lié à la détresse humaine.
À travers les figures du criminel et de la voyante, on retrouve l’incessant combat entre le bien et le mal, l’ombre et la lumière. Sitarane, qui a vendu son âme au diable (ce que je rapporte de lui dans mon roman est lié à l’histoire, contrairement à Faust dont on ne sait à peu près rien qui ne soit légendaire), Sitarane apparaît comme un personnage faustien avec une dimension universelle.
Dans les chapitres sur la mort, vous semblez insister sur la peur des condamnés, leur affaissement moral. Cette longue analyse et les nombreux détails qui l’illustrent est-elle posée comme un renversement du dénouement du Rouge et le Noir où Stendhal, pour souligner l’état moral de Julien Sorel et son courage, évite toute description avec sa célèbre formule : « Tout se passa simplement, convenablement, et, de sa part, sans affectation » ? Quel est le sens de l’affectation dans votre roman ?
Au long de cette analyse, je n’ai pas voulu tomber dans un voyeurisme malsain ; les détails sont nombreux, certes, et encore je les ai sélectionnés ; ils sont beaucoup plus nombreux sous la plume des journalistes de l’époque.
J’ai retenu certains détails pour montrer la brutalité de la décapitation sur la place de la prison (glissement du regard vers les deux hommes qui tombent de l’arbre sous le choc du couperet qui accomplit son œuvre), et la compassion de l’abbé qui se met à rêver d’une guillotine qui ne voyage plus jamais dans le train de la vie.
Cette double décapitation est un avertissement à tous ceux qui oseraient perpétrer des crimes – la mort dissuasive de par son horreur. Donc, tout ne devait pas se passer « simplement », ni « convenablement » (il est d’autres détails insupportables que je n’ai pas retenus pour mon roman), ni « sans affectation ». Il fallait marquer les esprits, et disons-le, l’esprit des Noirs, des descendants d’esclaves, des miséreux (Fontaine est un pauvre créole blanc des hauts de l’île). Qu’on lise Freud ou Octave Mannoni, ils nous disent la même chose : les pulsions de mort et les vœux de mort sont présents dans chaque individu, et ces pulsions peuvent s’exprimer par la parole, par une dimension symbolique, et puis de temps en temps, il y a passage à l’acte. Tout à coup, Sitarane se rend compte qu’il n’est plus face à la mort, mais face à sa mort ; il n’est plus celui qui donne la mort, mais celui qui va la recevoir de la même manière qu’il l’a donnée : elle sera brutale et radicale. Il y a en même temps un renversement et un prolongement du dénouement.
Nul doute que l’affectation, à travers les faits, prenne le sens d’un regret, d’un remords, d’une repentance que tout le monde attendait de la part des deux condamnés à mort, autant par le pouvoir juridique que par le pouvoir religieux. Sans doute redoutait-on déjà, à l’époque, une recrudescence des pratiques sorcières dans l’île, car la pulsion de mort appartient bien au réel. N’oublions pas non plus que la pratique magico-sorcière est doublée d’un acte lié à la nécrophilie. En effet, Saint-Ange Gardien viole le cadavre de l’épouse Robert. Le sens de l’affectation prend alors le sens d’un « plus jamais ça ! » Que la présence de la mort (ou des morts) ne soit plus marquée de cette façon-là dans l’espace de vivants, d’autant que Sitarane a dit lui-même qu’il se vengera après la mort, créant ainsi un horizon d’attente mortifère. Il y a eu indiscutablement cette affectation de Sitarane à effrayer tout le monde, et sa menace a été prise très au sérieux.
Je le répète, Sitarane a éprouvé le besoin de devenir le héros de sa propre vie et, au pied de la guillotine, il a demandé à être décapité le premier, montrant le chemin à Fontaine qui ne cessait de trembler, raison pour laquelle certains Réunionnais ont pu le considérer comme un dieu vengeur, projetant sans doute sur la figure du meurtrier leurs fantasmes, leur vœu de mort… Aujourd’hui, le culte de Sitarane (se protéger et se défendre) ne semble plus relever d’une pratique obsessionnelle ou d’une sorte d’enfermement que Mannoni appelle « une mise en cage », comme s’il y avait eu un dépassement de la dimension névrotique.
Revisiter un tel dossier, reprendre les vraies identités des protagonistes, utiliser les documents de l’époque ne vous a-t-il pas conduit à rester dans le cadre interprétatif de ces faits sanglants et encore mystérieux ? En d’autres termes, où la liberté du romancier a-t-elle pu se déployer ?
Vouloir interpréter ces crimes sanglants m’a intéressé dans la mesure où personne n’avait osé le faire. Il n’y a pas de mystère autour des faits eux-mêmes, mais il reste à éclaircir les véritables motivations de chaque protagoniste. Donc, je me suis donné comme tâche de suivre l’itinéraire mouvementé de Sitarane, un meurtrier pour les uns, une figure de héros pour les autres, certainement parce que la guillotine l’a sanctifié, et sa tête est tombée comme un ex-voto, même s’il ne s’est converti qu’à mi-mots. Ce n’est pas tellement sa vraie identité qui m’a intéressé – même si le fait qu’il soit Mozambicain est un élément déterminant dans son parcours -, mais plutôt quelle a été sa vraie motivation. A-t-il voulu faire parler de lui ? A-t-il voulu donner un sens à sa vie en entrant dans l’histoire par la porte du crime ? Sans doute a-t-il sombré dans ce délire de sang parce qu’il n’avait pas d’autres moyens pour exprimer sa souffrance. Il a écrit son histoire à sa manière, une barre de fer ou un couteau à la main, espérant échapper à la médiocrité de sa vie. Et il est devenu immortel parmi les mortels, tandis que Saint-Ange Gardien, qui a sauvé sa tête, est resté un mortel parmi les mortels. Il est retourné à la poussière ; Sitarane est entré dans la légende.
Aujourd’hui encore, certains Réunionnais refusent de prononcer son nom et d’aller sur sa tombe ; d’autres le vénèrent. Si sa tombe est toujours fleurie, par contre la tombe de ses victimes, notamment celle des époux Robert, je l’ai appris récemment, n’est plus entretenue, à se demander si la tombe de Sitarane n’a pas une dimension thérapeutique pour la société réunionnaise.
Quoi qu’il en soit, il est difficile de contourner le cadre interprétatif, et la réalité serait vite oubliée si elle n’était pas racontée. Le passé se conserve lorsque le romancier se passionne pour tel ou tel fait, et l’histoire de Sitarane, coincée entre le déraisonnable et l’épouvante, ne pouvait pas me laisser indifférent.
La liberté du romancier s’est donc déployée dans la mise en scène des faits, des personnages, de l’intrigue.
Vous publiez depuis 1982, dans de nombreux genres littéraires mais toujours à propos de La Réunion. En entrant dans la collection « continents noirs » de chez Gallimard, avez-vous l’impression d’avoir franchi une étape ?
Bien sûr que j’ai franchi une étape – et quelle étape ! – j’ai été très fier de voir que mon contrat d’édition a été signé par Antoine Gallimard ; de plus, la maison Gallimard m’a ouvert les portes avec une si grande amabilité que je n’en reviens pas moi-même ; j’ai donc un directeur littéraire, Jean-Noël Schifano, un érudit, un lettré amoureux de l’Afrique. Une simplicité, une franchise tellement rare dans le milieu. C’est encourageant, rassurant, je peux travailler en toute confiance à mon prochain roman. Je vis un rêve, et le rêve de beaucoup d’écrivains. Car un écrivain qui n’a plus de maison d’édition ni de directeur littéraire finit par douter de son écriture, de lui-même, de tout ; il ne sait plus ni pourquoi ni pour qui il écrit, et s’il n’a pas une force de caractère pour rebondir, il se tait, il déprime, il se pose des questions auxquelles il n’a pas de réponses. Il a le sentiment de vivre le syndrome de la chute, accablé tout à coup par tout ce silence autour de lui – en lui surtout. Comme il n’a plus l’air d’exister à ses propres yeux, forcément il n’existe plus dans le regard de l’autre qui, semble-t-il, le juge. Au départ, il pense que c’est de l’indifférence, et puis il comprend que c’est du mépris, il panique ; et plus il panique, plus l’écriture le fuit, ses idées s’embrouillent, ses personnages sont insipides (comme lui), il bafouille, tremble, il finit par considérer l’échec de son écriture comme un échec personnel.
Le pire c’est que rien ne prépare l’écrivain à vivre une épreuve si cruelle, il ne peut donc compter que sur ses propres forces pour franchir une étape, et encore une autre. Chaque nouveau roman est un combat contre soi, contre le silence – l’écrivain a horreur de la défaite – et s’il a une maison d’édition, un directeur littéraire, un attaché de presse, je ne dis pas que le combat est plus facile (quel est cet idiot d’écrivain qui aimerait la facilité ?), je dis qu’on l’aborde avec plus de sérénité, et la phrase venue d’on ne sait où se pose sur la page sans la déchirer, et le sang de l’encre ne souille pas la page blanche mais l’illumine. L’illumination ! C’est ce que votre directeur littéraire attend, heureux de franchir avec vous une autre étape.
Je ne nie pas le fait qu’il y a une sorte de logique hypnotique dans l’écriture : si l’écrivain se retrouve dans l’impossibilité de changer son destin, comment pourra-t-il écrire le destin des autres ? Franchir une étape pour un écrivain, c’est projeter son écriture sous la lumière, accepter la dialectique lire/écrire, s’exposer. Franchir une étape pour moi, c’est exister.

Lire également la critique d’Une guillotine dans un train de nuit [ici]Jean-François Samlong, Une guillotine dans un train de nuit, Paris, Gallimard, 292 p.

Propos recueillis en octobre 2012///Article N° : 11098

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