L’éloge carnavalesque du corps que fait le grand écrivain congolais n’est en rien futile mais profondément subversive, et ramène finalement chacun à son humanité.
Dans son livre consacré à la philosophie négro-africaine (1993), Jean Godeffroy Bidima constate que les philosophes africains ont copié deux traditions occidentales : l’arrogance professorale et la culpabilité chrétienne par rapport au corps. Or, le rapport de culpabilité vis-à-vis du corps est selon lui relativement étranger aux traditions africaines : le corps n’y est pas damné avant toute implication dans l’éthique ou le juridique.
Ce qui est vrai pour la philosophie l’est moins pour la littérature où la problématique du corps est omniprésente. Les poèmes de Tchicaya U Tam’si par exemple sont remplis de sang, de sperme, de pets. Dans Le Devoir de violence (1968) de Yambo Ouologuem, on est frappé par les nombreuses scènes de massacres, d’orgies, de viols, de droits de cuissage, de rapports homosexuels et parfois de scènes érotiques. Yambo Ouologuem n’est pas le seul écrivain qui accorde une place considérable au corps dans ses textes. Il suffit de lire Le Pleurer-Rire (1982) d’Henri Lopès ou Mémoire d’une Peau (1998) de Williams Sassine pour mesurer l’importance du corps dans les romans africains. Mais de tous les écrivains contemporains, Sony Labou Tansi est peut-être celui qui a le plus mis en scène le corps, en en faisant une arme de subversion contre le pouvoir des tyrans.
Pour l’évoquer, précisons un concept : le bas matériel et corporel emprunté à Mikhaïl Bakhtine. Il s’agit de l’ensemble des symboles renvoyant à la partie inférieure de la topographie du corps humain. Dans son livre consacré à l’uvre de François Rabelais (1970), il analyse le bas matériel et corporel comme l’héritage de la culture comique populaire dans le contexte médiéval. De sorte qu’en célébrant le corps, considéré par l’idéologie chrétienne comme la source de notre chute, François Rabelais opère un travail de renversement en ce sens qu’il fait subir au monde hiérarchisé selon un axe vertical une inversion où il ne s’agit plus de tendre vers le haut idéal, abstrait, mais de trouver en bas, dans la matière et le corps, la clef du bonheur. On retrouve ce point de vue bakhtinien chez Noëlle Châtelet (1977 : 59). Pour elle, le monde rabelaisien est un monde inversé qui se retrouve, tel un acrobate de foire, la tête en bas, le cul culminant, mais joyeux.
Sony Labou Tansi, fils spirituel de Rabelais.
Sony Labou Tansi opère un renversement identique à celui de Rabelais, mais placé dans le contexte congolais des années 70 où le marxisme est idéologie officielle du pays. De même que le christianisme promet à l’individu un bonheur abstrait, le marxisme prône l’avènement d’une future » fratrie » communiste fondée essentiellement sur les notions de convivialité, d’abondance, etc. C’est justement pour s’opposer à cette chimère qui occulte le présent pour se consacrer à un hypothétique futur que Sony Labou Tansi fait l’éloge du corps. Vue sous cet angle, l’exploitation qu’il fait de la problématique du bas matériel et corporel (manger, boire, copuler) apparaît comme une démarche de subversion.
1) Les banquets
Cette subversion s’opère en premier lieu par le nombre de banquets, foisonnants dans La Vie et demie (1979) et L’Etat Honteux (1982). D’une manière générale, ces banquets regroupent autour d’une table des personnages appartenant à des origines sociales diverses. On retrouve là une des caractéristiques du carnavalesque qui est l’élimination provisoire, juste le temps de la fête, des rapports hiérarchiques qui régissent la vie quotidienne. On le voit bien dans les premières pages de La Vie et demie (1979) où le guide providentiel organise dans son palais un banquet pour célébrer sa victoire sur Martial. Banquet éminemment carnavalesque, puisque son plat de résistance se compose de la chair de Martial avec sa propre famille comme invités d’honneur. On le voit encore à travers cette décision insolite du tyran Oscar Sans-cur de construire douze bars et douze boites de nuits dans l’enceinte de son palais pour célébrer sa succession au guide providentiel. Célébrée en grande pompe par le peuple de la Katamanalasie, la fête de l’intronisation d’Oscar sans-cur s’achève par un concours de bouffe et de beuverie qui va durer deux mois de suite. C’est dans de telles descriptions hyperboliques des banquets que s’affirme chez Sony Labou Tansi la volonté de subversion.
2) Les orgies.
Cette subversion se donne à voir également à travers les scènes d’orgies que nous décrit Sony Labou Tansi dans La Vie et demie et l’Etat honteux. A l’inverse de certains romanciers africains tels que Mongo Beti, Valentin Yves Mudimbe et Henri Lopès qui décrivent l’acte sexuel de façon subtile et parfois poétique, Sony Labou Tansi met en scène l’orgie comme en témoigne cette scène de La Vie et demie évoquant la copulation du guide providentiel Jean-Cur-de-Pierre avec cinquante vierges : » On fit entrer cinquante vierges choisies parmi les plus belles du pays, fraîchement baignées, massées, parfumées
La scène fut radiodiffusée et télévisée malgré l’intervention du Pape, de l’O.N.U. et d’un bon nombre de pays amis de kawangotara
On déshabilla les vierges, on les coucha sur le lit dont le numéro correspondait à celui écrit sur le ventre juste au-dessus du nombril. Le guide portait le numéro 1. Les vierges étaient numérotées de 2 à 51 » (p.147)
Omniprésente dans La Vie et demie, la problématique de la sexualité se confond dans l’Etat Honteux avec celle du pouvoir et devient le thème central du roman. Cette confusion entre sexualité et pouvoir est perceptible à travers le sens polysémique que donne Sony Labou Tansi au mot hernie. Convoquée plus d’une cinquantaine de fois dans un roman d’une centaine de pages, la hernie prend ici un sens à la fois physiologique et symbolique, désignant tour à tour le sexe, le gouvernement, le territoire du pays. Rappelons que ce rapport sexe et pouvoir dans l’Etat Honteux a été déjà souligné par de nombreux critiques. Pour Valéria Sperti (1996), la convoitise du pouvoir de Martillimi Lopez, personnage principal de L’Etat Honteux, va de pair avec son appétit sexuel. Cet enchevêtrement entre ces deux objets de désirs se symbolise selon elle par le rôle capital que joue la hernie du guide dans le roman. Métonymie de l’organe sexuel, la hernie constitue l’engin malade d’une procréation différée, parce que son fonctionnement est inconciliable avec ses tâches politiques. Métaphore du sceptre, elle devient l’emblème de la prise du pouvoir. Ces propos recoupent ceux de Georges N’gal (1995) qui estime que L’Etat Honteux met en scène un chef d’Etat confronté à l’exercice du pouvoir entre la manière ancestrale de gouverner et l’application d’une idéologie importée. Mais le plus intéressant, c’est la conception traditionnelle du pouvoir que révèle le mot hernie qui glisse de son sens biologique d’excroissance, de tumeur pâle, à la symbolique dont l’entoure la conception traditionnelle de l’autorité.
On sait depuis Platon que la gestion de la Cité est régie par l’idéal de la décence et de la juste mesure. En mettant en scène un chef d’Etat dont la luxure est l’activité principale, Sony Labou Tansi dénie à Martillimi Lopez son statut de gardien de la Cité. De la sorte, il procède à un acte de rabaissement carnavalesque qui réduit Martillimi Lopez au rang d’un citoyen quelconque. Comme l’écrit si bien Octavio Paz : » Le sexe est subversif non seulement parce qu’il est spontané et anarchique, mais aussi parce qu’il est égalitaire : il n’a ni nom ni classe. Et surtout : il n’a pas de visage. Il n’est pas individuel : il est générique. » (1975 : 27).
Ainsi, par ce rabaissement carnavalesque, Sony Labou Tansi rappelle au dictateur Martillimi Lopez que malgré sa volonté de se donner à voir comme un sujet grave, il reste avant tout un homme qui défèque et copule comme tout le monde.
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