Territoires rythmiques

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Au début du siècle aux Etats-Unis, le Blanc ne fait pas que se grimer en Noir : il emprunte maints éléments gestuels et rythmiques aux musiques et danses noires qui se développent sous la pression du manque de territoire, empruntant elles-mêmes au pouvoir blanc.

La syncope musicale dans la danse noire est née aux Etats-Unis vers 1850 avec l’acquisition de la verticalité du corps en danse. Dans les sociétés africaines, la danse nécessite une position un peu accroupie et les figures font partie d’un ensemble plus vaste de postures destinées à tenir symboliquement à distance le chaos contenu dans la terre. Avec les danses accroupies, le geste et le son coïncident. La syncope, qui opère un décalage entre le son et le mouvement, ne peut naître qu’avec la verticalité qui libère les jambes de l’unique souci de l’appui pour les ouvrir à une plus grande possibilité de sons.
Cette verticalité fut acquise par les Noirs avec le cake walk et les claquettes, danses qui allient le geste et le son. L’appui cède la place à un temps bref où le tact du pied et le son se décalent. Le mouvement d’avant en arrière du cake walk et son jeu avec la perte d’équilibre, qui ont donné naissance aux pas glissés ou traînés des claquettes, libèrent cet instant qui permet la syncope.
Quand Katherine Dunham, à la recherche de cette syncope, ne décèle rien dans les danses des rituels vaudous à Haïti, elle remonte vers la Louisiane, à La Nouvelle Orléans, pour la découvrir dans les danses et musiques de jazz. En Europe, la syncope jouait un rôle important dans les compositions de Bach avant d’être oubliée peu à peu et de disparaître totalement des interprétations des musiciens « classiques ». Au début du vingtième siècle, le jazz permit aux compositeurs tel Claude Debussy, qui retranscrivit en 1908 un cake walk dans Children’ Corner (Golliwog’s Cake Walk) et dans le prélude Général Lavine Eccentric, de redécouvrir la syncope.
Filmés par les frères Lumière en 1902, la petite fille et le petit garçon noirs dansant le cake walk manifestent une aisance, une agilité qu’on peut qualifier de « spirituelle ». La petite fille saute avec une sérénité presque mystérieuse pendant que son compagnon prépare le geste de réception. Cette grâce révèle une histoire en cours, l’histoire d’une raideur mimée par les Noirs, l’histoire d’une imitation qui emporta avec elle, sans le savoir au début, une nouveauté pour les Noirs, pour la danse et la musique des temps modernes : la liaison, avec le cake walk naissant, de la syncope et de la fluidité.
Aux Etats-Unis, l’histoire de l’imitation entre Blancs et Noirs montre un va et vient constant, que ce soit dans la musique sacrée ou la musique profane. Très important entre 1780 et 1830, le mouvement d’obédience protestante appelé Second Awakening est à l’origine des camp meetings, immenses rassemblements populaires où Blancs et Noirs se retrouvent. L’influence des Noirs y est déterminante avec les spirituals, qui donnent une identité à la musique afro-américaine, dont les caractéristiques majeures sont alors établies : antiphonie, syncope, effets vocaux. Les observateurs des camp meetings notent un autre élément essentiel, que l’on retrouvera dans le jazz : l’implication physique, l’importance du corps.
L’effusion et l’ardeur des fidèles noirs contrastent violemment avec le recueillement des Blancs. L’exemple le plus probant est peut-être le ring shout, danse très particulière qui, jusqu’à la guerre de Sécession, conclut les offices : « Habituellement suit la cérémonie singulière du shout, ou danse religieuse des Noirs. Trois ou quatre d’entre eux, debout, commencent à chanter à l’unisson une des mélodies propres au shout en frappant des mains et en marquant le tempo avec les pieds, pendant que d’autres, chantant également, marchent en rond, en rangée simple. Bientôt ceux du cercle arrêtent le chant en commençant le « pas de shout » exactement sur le rythme de la musique, les autres continuant le chant avec une force accrue. Le pas est quelque chose entre le shuffle (1) et le pas de danse normal […]. L’effort physique (qui est vraiment très grand car la danse fait appel à chaque muscle du corps) ne semble jamais les fatiguer tant soit peu, et ils continuent un shout souvent pendant des heures, se reposant seulement entre deux chansons pour un court moment ». (2) Cette ronde religieuse, effectuée sur un spiritual, perpétue les figures héritées de l’Afrique en imposant la transe dans le lieu de culte protestant. Ce mélange de danse, de musique et de chant est le premier moyen d’expression du peuple noir américain : il y puisera bientôt sa force.
Parallèlement à ces cérémonies, peu avant l’apparition du cake walk, les Blancs se griment en noir dans les minstrel shows, avant d’être imités à leur tour par les Noirs. L’artiste de variété Tom Fletcher rapporte maintes histoires sur le cake walk de ses grands parents, vainqueurs de nombreux prix de danse dans les plantations. Selon lui, le cake walk fut d’abord connu sous le nom de chine line walk (marche sur la ligne de craie). Il s’agissait de faire des allers et retours en marchant sur une ligne droite, avec un seau d’eau sur la tête. Le couple qui se tenait le plus droit et qui avait renversé le moins d’eau, ou pas d’eau du tout, gagnait le gâteau.
Les Noirs firent de cet exercice de maintien une caricature du comportement des Blancs du Sud, avec leur souci de droiture, d’apparence convenable, hautaine et distante. L’exercice de bonne tenue dont le but était de sélectionner les esclaves les plus « aptes » à servir les maîtres se transforma peu à peu en pas de danse nommé cake walk. La raideur forcée, fixée sur la poitrine, permit l’invention de nouveaux pas où le corps quittait la position accroupie pour conquérir la verticalité et rendre possible le mouvement d’avant en arrière.
C’est là, dans cette appropriation de gestes qui signalent le pouvoir blanc, que naissent ces figures conservées sur la pellicule des frères Lumière. C’est également à cette capacité d’invention que les Berry Brothers rendaient hommage en ouvrant leur spectacle par un numéro de strut (ou démarche affectée), une des figures du cake walk qu’ils apprirent de leur père, lui-même très bon danseur.
La prodigieuse capacité d’invention du jazz, invention noire-américaine du vingtième siècle née dans un contexte dont on connaît la violence, provient peut-être de l’une des caractéristiques de la tradition musicale africaine qui devint aux Etats-Unis une manière de vivre. Il s’agit de cette autre idée de l’Histoire, cette idée de continuum sans commencement ni fin qui donna aux Noirs américains un sol pour tenir, un sol pour créer sans limite, en ignorant le délai. Les Noirs d’Amérique du Nord manquèrent d’abord d’espace et de temps. Mais ils prirent appui sur ce manque pour déployer leur territoire par la poussée renouvelée des rythmes, tout en étant toujours exposés à la précarité. De là le fait de ne pas développer une invention, d’aller d’innovation en innovation, de là la merveilleuse, vitale, variété des claquettes.
Les claquettes commencèrent donc doucement, dans les espaces réservés aux Noirs. Ce fut comme une renaissance : les danses noires, les claquettes débutèrent en caressant le sol (le style shuffle). Puis, durant trois quart de siècle, ce fut un feu d’artifice de différents styles de claquettes allant vers toujours plus de légèreté et de précision : claquettes ultra-rapides (style buck, avec Bill Robinson), claquettes tout en économie de moyens, en force retenue (encore Robinson), claquettes élégantes et acrobatiques (les Berry Brothers), claquettes tout en ralenti (Bunny Briggs). Un vitalité plastique, rythmique, variant sans cesse, permit à une partie du peuple noir d’échapper à la violence.
Ce manque de territoire, ces territoires précaires, suscitèrent chez les Noirs un art de la concision, du court-circuit, de l’ellipse. On appelait « danse éclair » les claquettes des Berry Brothers dans les années trente. A partir de ces petits territoires – on songe au petit escalier de bois avec lequel se déplaçait Bill Robinson de ville en ville – s’ouvrirent les grands dancings de la période swing où se développèrent les grands formations de Fletcher Henderson, Duke Ellington et Count Basie. Dès 1928, à la naissance du cinéma parlant, le court métrage Black and Tan Fantasy, qui raconte un amour tragique entre Duke Ellington et une danseuse, mêle scènes du Cotton Club, claquettes lentes, musique de Duke et jeu formel sur les diffractions des perceptions. Dans la séquence finale, les notes et les sons entrent en fusion avec les ombres humaines, comme étirées par la musique. Dudley Murphy, le réalisateur de ce court métrage, collabora quelques années auparavant avec Fernand Léger pour le tournage du très avant-gardiste Ballet Mécanique. En filmant les Noirs d’Amérique du Nord, Murphy laisse un témoignage essentiel sur ces artistes animés par les nouvelles postures du jazz, traversés par de singulières amplitudes plastiques, ces artistes qui furent aussi des pionniers et constituèrent une avant-garde américaine.

1. Pas traîné, où les pieds ne quittent pas le sol, qui permettait de détourner l’interdiction de danser dans les temples prononcée par l’église protestante.
2. H. G. Spaulding, « Under the Palmetto », Continental Monthly, vol. 4, n°2, août 1863, pp. 432-433, cité dans Stearns et Marshall, The Story of Jazz, New York : Oxford University Press, 1956, p. 95.
Bernard Rémy, membre de la Cinémathèque de la Danse à Paris, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la danse et le cinéma.///Article N° : 2616

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