Théâtre noir après l’apartheid : une scène de crime

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En octobre 2014, le metteur en scène indépendant Zuko Sikhafungana a cofondé The Black Stage Theatre Production (BSTP), un groupe de jeunes artistes basé à Lwangle, un township à majorité noire situé à l’extérieur de Cape Town.

Lire l’article en anglais : Post-Apartheid Black Theater, A Crime Scene

Même si Lwandle est habité par plus de 20,000 personnes, ce towniship est considéré comme relativement petit comparé à ses voisins Delft (150,000 habitants), Mitchel Plain (350,000 habitants) et Kayelitsha (400,000 habitants).  Lwandle est un campement informel créé par le système de main-d’œuvre immigrée du régime de l’apartheid. Jusqu’en 1994, ce système dictait qui allait vive où, avec qui, comment, et selon quelles opportunités économiques. À Lwandle, le BSTP s’est établi comme un outil d’émancipation pour la communauté, proposant des cours d’art dramatique aux enfants qui avaient désespérément besoin d’amour, d’affection, et de moyens pour s’exprimer de manière créative. La séparation géographique qui avait fait obstacle à une répartition plus juste de la richesse, de l’éducation, et de la santé est toujours bien en place dans le Cap-Occidental et le Black Stage Theatre Production (BSTP) est ici pour nous conter les histoires des personnes noires défavorisées dans l’Afrique du Sud post-apartheid, plus particulièrement lorsqu’elles sont confrontées à de violentes attaques contre leurs familles du fait de la criminalité, de la drogue, et des gangs.

La production la plus récente du BSTP s’appelle A Crime Scene, un monologue d’une heure magnifiquement réalisé par l’acteur principal Siphumzile Nelson Pharela en duo avec l’actrice/chanteuse Zimkitha Ngaleka, deux artistes exceptionnels qui donnent son, voix, et présence aux multiples personnages de la pièce en xhosa et en anglais. La pièce a été présentée au Drama Factory du 25 au 27 octobre 2018 et au Theater Arts Admin Collective le 8 décembre 2018. Zuko Sikhafungana, qui a écrit et dirigé la pièce, se rappelle que dans sa carrière de metteur en scène et d’étudiant universitaire, il n’avait jamais « vu une histoire, une pièce, ou un roman qui nous (me) représentait, » c’est à dire, qui représentait les habitants des townships noirs post-apartheid. Pour montrer les conditions de vie de sa communauté, Zuko a décidé d’écrire sa propre histoire. Il a commencé quand il était encore étudiant de premier cycle à l’Université du Cap-Occidental, une institution historiquement marginalisée créée spécialement pour les personnes de couleur. Un an après, Zuko a commencé à chercher un acteur capable d’incarner la complexité du texte qui entrelace plusieurs personnages dans un monologue polyphonique. Zuko avait besoin de quelqu’un qui pourrait capturer ce qu’il faut pour survivre à la criminalité et à la pauvreté, qui pourrait s’identifier avec ce qu’il en coûte de grandir dans une société où les figures paternelles et les modèles ont été démantelé par un système oppressif qui ruine les relations transgénérationnelles. Zuko a trouvé dans Siphumzile Nelson Pharela un acteur puissant qui pouvait transmettre les sentiments, capturer les émotions, et appréhender les histoires à partir de ses multiples perspectives- depuis l’intérieur de l’inventivité même des structures dramatiques et de la poésie du texte. Zuko m’a informé que « le processus de mettre en scène cette pièce a pris six mois, la lecture du manuscrit et les répétitions incluses ». Ils répétaient deux heures trois jours par semaine et je suis presque certaine qu’aucun membre du public ne quitte le théâtre sans ressentir la ténacité dont ils ont eu besoin pour écrire, mettre en scène, et jouer ce texte.

A Crime Scene débute dans une voie-sans-issue et finit dans le vide. Comme une métaphore pour toutes les vies qui n’ont pas la chance de naître dans la prospérité et dont les expériences sont réduites au silence par ceux qui prospèrent au détriment des nombreux affamés, A Crime Scene  n’est pas ici pour apaiser votre fragilité, ni pour être digéré facilement, effacé par le sommeil, et oublié. En fait, on ne vous laisse  pas l’opportunité de vous absenter ou de vous endormir pendant la pièce. Il n’y a pas de place pour une fin heureuse, ni pour des histoires enchantées. Au contraire, A Crime Scene est aussi direct qu’un coup, aussi poignant que le court poème de Nayyirah Waheed.

Le public rentre et se fait assoir pendant que Siphumzile Nelson Pharela est déjà sur scène. Il est impossible de voir son visage, car il est assis la tête dans les mains, déjà agité par une sorte d’énergie qui va bientôt exploser dans un monologue bilingue vibrant. Pendant la pièce, un ruban de signalisation le sépare du public. Le ruban divise continuellement l’espace entre le public et la scène ainsi que la silhouette que forme le corps de l’acteur qui se promène sur la scène pour conter l’histoire de Xolani. Xolani est un jeune homme noir élevé par une mère célibataire qui ne sait plus quoi faire à la vue de son fils tombant dans le piège de l’alcool et la vie de gang. Siphumzile Nelson Pharela joue tous les personnages qui prennent vie dans le texte de Zuko : la mère, le fils, le père qui revient pour une courte visite. Son monologue est parfois ponctué par le chant de Zimkitha Ngaleka, une chanteuse puissante qui traduit en rythmes les sentiments des personnages principaux. Zimkitha Ngaleka chante en tenant une chandelle dont la lumière vacille au cœur de la pièce pendant que nous assistons à la douleur causée par la perte des liens sociaux et familiaux. Sa présence est celle d’un ancêtre bienveillant, d’un fantôme errant, d’un enfant perdu qui n’a pas eu la chance d’atteindre l’âge nécessaire pour exprimer ce que signifie être né ici, dans un township noir post-apartheid. Le manteau d’un homme est suspendu à un crochet sur la gauche de la scène, donnant l’impression étrange, dès le début, d’une figure absente . Le manteau, le ruban, et le petit tabouret que Siphumzile utilise sont les seuls objets mobilisés dans ce décor minimaliste qui prend vie à travers le pouvoir de ces deux acteurs exceptionnels. Il n’est pas nécessaire d’en mobiliser plus quand l’histoire parle du moins : du moins de chances, du moins de liberté, du moins d’espoir.

Pendant plus d’une heure, le texte va droit au but et se concentre sur la difficulté des conditions de vie. Pourtant, il y a quelque chose d’universel dans la profondeur des sentiments éprouvés : hommes et femmes, garçons et filles, afro-américains et afropéens, peuvent se retrouver dans cette pièce qui interroge l’impact de la ségrégation raciale et économique sur les liens sociaux. Ce n’est pas surprenant que le thème central soit le démantèlement des figures familiales. Le régime apartheid était suffisamment sadiques pour séparer les familles et piéger les travailleurs mâles dans des camps ségrégés qui les empêchaient de voir leurs femmes et leurs enfants. Maintenant, plus de deux décennies après la chute de ce système, les familles demeurent chaotiques et c’est à travers l’échec des liens sociaux que le crime infiltre la vie des familles noires post-apartheid. Si vous souhaiter comprendre comment la brutalité de l’apartheid continue de pénétrer dans le tissu de la société sud-africaine, si vous voulez entendre les histoires des personnes noires qui vivent dans l’extrême pauvreté où le crime est une voie quotidienne qui ôte plusieurs vies, alors vous devriez embaucher The Black Stage Theatre Production et soutenir leur travail en assistant à leurs spectacles et en participant à leurs ateliers. Il n’y a pas d’autre voie. Ils sont ceux que nous devons encourager, ceux que nous devons écouter, car leur esthétique est une manière à travers laquelle une représentation plus juste des conditions de vie post-apartheid peut être vue, entendue, et discutée dans notre société.

 

Anaïs Nony / University of the Western Cape, South Africa

Traduit de l’anglais par Chanelle Dupuis et Jeanne Etelain                            

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