Dès les premières notes de ce magnifique album, on comprendra aisément pourquoi les mélomanes mandingues préfèrent toujours désigner leurs chanteuses favorites du vocable nettement plus noble et respectueux de « cantatrice ». Par son intensité et sa tessiture, son expressivité et son extrême souplesse, la voix de Madame Bako Dagnon n’a évidemment rien à envier à celles des plus grandes divas de l’opéra occidental, ni d’ailleurs à celles des plus fameuses stars du blues, du flamenco ou de la soul – dont elle se rapproche plus encore par ses formidables facultés d’improvisation.
Cependant, au-delà de ces comparaisons légitimes mais parfois un peu vaines que nous suggère une perception du chant de plus en plus mondialisée, ce qui marque le plus ici est la fidélité absolue de Madame Bako Dagnon à la splendeur du style griotique dont elle est issue, d’une dignité, d’une élégance et d’une évidence qui ne se discutent pas.
Conteuse autant que musicienne, elle saisit son auditoire entre ses bras d’une façon à la fois enjôleuse et impérieuse, à la manière d’une mère face à ses enfants indociles. Ceux de ma génération qui ont été bercés dans leur jeunesse par les 33 tours de l’immense Fanta Damba retrouveront ici la même émotion, les larmes au bord des yeux.
Native de la région de Kita (petite ville réputée pour ses griots et proche de la frontière guinéenne), Madame Bako Dagnon est un pur produit des fameuses « biennales de la jeunesse » de Bamako, qui dans les années 1970 ont tant contribué à la dynamisation des traditions culturelles de son pays. Elle a appartenu pendant dix ans (comme la plupart des grands artistes de sa génération) à l’Ensemble instrumental du Mali, où chacun était tenu par principe de maîtriser le répertoire musical des vingt-sept peuples qui composent cet état. Cette expérience est très sensible dans sa musique, qui comporte des emprunts fréquents quoique sporadiques à des styles aussi divers que ceux des Bambara, des Songhaï ou des Peul du Wassoulou.
Révérée par le « griot national » Bazoumana Sissoko puis par Ali Farka Touré, Madame Bako Dagnon a toujours été considérée au Mali comme l’une des plus savantes héritières du patrimoine précolonial. Cependant, si elle avait déjà enregistré (en 35 ans de carrière) une poignée de cassettes locales, « Titati » est son premier album destiné à une diffusion internationale, ce qui prouve l’extraordinaire décalage qui existe encore entre les marchés discographiques du Sud et du Nord.
On doit cette révélation au producteur sénégalais Ibrahim Sylla, fin connaisseur du paysage musical ouest-africain qui avait déjà convoqué Madame Bako Dagnon pour l’anthologie « Mandekalou ».
Il est d’ailleurs assez amusant de voir qu’une « guéguerre » très salutaire se développe entre quelques rares producteurs éclairés pour promouvoir (d’autres diront « récupérer ») les richesses négligées voire oubliées de la musique africaine « tradimoderne ». On le lit bien dans l’argumentaire de ce cd : « il s’agit d’une découverte stupéfiante, porteur (sic) des mêmes émotions que la découverte d’Oumou Sangaré il y a quinze ans. »
(Oumou a été « lancée dans le monde » par le fameux producteur anglais Nick Gold (le mentor de Buena Vista Social Club) mais il serait plus juste de rappeler qu’elle avait été auparavant « révélée » en Occident grâce à « Mossoulou », un album sensationnel, son meilleur à mon avis, produit par Ibrahim Sylla !)
Difficile pourtant de comparer deux chanteuses aussi différentes que Bako et Oumou, tant par leur âge que par leur style
Au-delà de l’omniprésence éblouissante de Madame Bako Dagnon, « Titati » est une parfaite réussite en ce qui concerne son accompagnement et ses arrangements – ce qui n’est pas toujours le cas dans les productions de ce genre, pour ne pas dire pire
C’est la rencontre entre une grande chanteuse et un grand arrangeur. C’est pourquoi ce cd est aussi vivant de la première à la dernière note.
L’arrangeur et contrebassiste François Bréant signe ici son véritable chef d’uvre, après vingt ans d’un apprentissage modeste et passionné des subtilités de la musique mandingue et plusieurs essais imparfaits quoique mémorables, comme le célèbre « Soro » de Salif Keita (1987) et le trop méconnu « Sinikan » de Sekouba Bambino (2002).
On n’entendra ici aucun de ces « gouzi-gouzi » superflus, de ces nappes de synthés ou de ces boîtes à rythme mal réglées et sans âme destinés uniquement à « faire chic et moderne », qui empoisonnent et dénaturent la plupart des productions africaines actuelles.
(qu’on me comprenne bien : je n’ai rien contre les boîtes à rythme et les synthés, qui sont des instruments extraordinaires quand ils sont joués par de vrais musiciens, ce qui est malheureusement rarement le cas en Afrique, même si ça commence à évoluer petit à petit)
En tout cas, à part quelques « effets et bruitages » très discrets, on n’entend rien de tout cela dans « Titati ». On y entend en revanche, et à foison, deux des plus géniaux guitaristes maliens (Mama Sissokho & Fantamady Kouyaté) ; des churs griotiques fabuleux, avec des Kouyaté à la pelle ; la flûte fabuleuse de Nicolas Guéret ; des racleurs et des sistres, et autres instruments africains aux sons fascinants qui ont malheureusement disparu de la plupart des productions locales
Lorsqu’on est comme moi un vieux bougon qui ne cesse de s’inquiéter de la disparition programmée des cultures, des langues, des musiques et des instruments africains, un tel disque est un immense réconfort.
Il est la preuve que malgré tant de déboires et de laisser-aller, le patrimoine des musiques africaines a encore de beaux jours à vivre.
Dans la voix de Bako Dagnon s’entend l’écho des vers de Senghor :
« Mon amour campagne rasée et quadrillée, pays blanc dont je ne suis plus qu’usager
Mais je n’avalerai ni mon chant ni le souffle de mes narines. »
Restent le chant et le souffle de Bako Dagnon. Ils sont immenses.
Titati, de Bako Dagnon (Syllart / Discograph)///Article N° : 7228