Tombeau pour Juan Francisco Manzano

Print Friendly, PDF & Email

Passionnant destin d’un esclave poète et passionnant auteur. Son cri résonne encore par ses tragiques accents d’actualité.

L’esclave Juan Francisco Manzano, né à Matanzas (Cuba) en 1797 est un poète profond, balbutiant, mutilé, méconnu, sacrifié par l’histoire. La province en question a un nom d’abattoir ( » Tueries « ), commémoration d’une vengeance d’Indiens contre les envahisseurs espagnols au XVIème siècle. Du massacre de Blancs, parmi tant d’autres massacres d’Indiens dont las Casas dressa le premier le catalogue, la jeunesse pensante voulut inverser la malédiction, et vers 1860, déclara que la capitale de la province de Matanzas serait l’Athènes de l’île, la cité où régnerait la loi bienveillante et le débat d’idées : mais la canne à sucre capitaliste s’était déjà installée tout autour, triturant les personnes et la liberté de la pensée pour deux siècles. L’un des premiers cris de douleur qui nous est parvenu de cette région fut celui du poète esclave Manzano.
En échange de la promesse de sa libération, il écrivit ses mémoires entre 1835 et 1839, après avoir fait ses preuves comme lyrique délicat, et fut l’objet d’une certaine admiration et d’une curiosité certaine. Son Autobiographie est un texte inspiré par les plus brûlantes humiliations, qui se cherche et qui se cache, qui appelle les cruautés les plus raffinées qu’on lui faisait subir dans l’enfance des « qu’est-ce que je sais ». Juan Francisco quittait les formes strophiques dont il était coutumier pour se jeter dans la mer déchaînée de la prose (à noter : sans ponctuation, comme si tous les repères s’absentaient), pour la confession la plus difficile : celle de l’innocence hagarde dans les supplices, dans le moment même où ceux-ci se répétaient, où ses patrons s’acharnaient pour l’empêcher d’accéder à l’affranchissement et à la libre parole.
Voici le poème de Manzano qui a marqué tous les lecteurs de poésie cubaine, même s’ils ne savaient rien de Manzano, ou s’ils ne disposaient à son sujet que d’appréciations négatives sur la qualité de son style ou sur sa biographie :
Mes trente ans
 » Quand je regarde l’espace parcouru
de mon berceau au jour présent
je tremble, et je salue mon infortune,
non par curiosité, mais de terreur ému. 
Que j’aie pu soutenir le combat
contre ce sort impitoyable m’étonne
et je ne sais comment nommer
ce défi à mon être tristement né pour le malheur.
Voici trente ans que je connais la terre ;
trente ans qu’en gémissant état
la triste infortune m’assaille.
Mais rien n’est pour moi la guerre cruelle
qu’en vains soupirs j’ai supportée
si je calcule, oh Dieu ! ce qui m’en reste à vivre.  » (1836)
La menace d’écrasement que pressentait Manzano pour la suite de ses jours se concrétisa : la deuxième partie de l’Autobiographie fut détruite, disparut entre les mains de ses premiers lecteurs (blancs). Enfin affranchi cependant, Manzano tenta de dire plus haut et plus fort ce qu’il avait à dire, dans une pièce de théâtre : Zafira. L’indifférence répondit ; alors il choisit de se taire, nul n’eut plus jamais de nouvelles de son talent à Matanzas.
Cette histoire laissa pourtant des traces. La partie conservée de l’Autobiographie fut publiée en Angleterre, et à titre de témoignage poignant, fut un bon instrument de la propagande abolitionniste. Sa réédition la plus récente est due à Ivan Schulman, spécialiste américain de poésie hispano-américaine. La pureté de ses aveux de souffrance a été reprise par José Marti (poète et artisan de la Guerre d’Indépendance de Cuba contre l’Espagne, mort au combat en 1895), qui avait connu la captivité dès l’âge de dix-sept ans, et côtoyé de nombreux esclaves condamnés au bagne comme lui. C’est une des chances de l’histoire de Cuba que son plus grand homme, politique et blanc, de formation hispanique, ait connu de près le malheur noir, et qu’il ait su respecter, jusqu’à l’endosser, la voix des plus humiliés, et le ton si personnel de Manzano.
Le père de Manzano, mulâtre, était tailleur et musicien ; sa mère, plus claire, domestique choyée et loyale. Tous deux étaient esclaves, tous deux se battaient pour garder l’autorité sur leurs enfants, que les maîtres leur disputaient. Une histoire d’amour complexe les unissait certainement : si elle avait choisi un homme libre, elle aurait été libérée, c’était l’usage de la maison. En épousant l’esclave Manzano, elle choisissait donc aussi de continuer à servir sa maîtresse. Celle-ci aima à son tour le petit Juan Francisco à la folie, comme le  » fils de ses vieux jours  » et il nous dit qu’elle rêvait de lui la nuit, ne le lâchant pas d’une semelle le jour. Il s’agissait d’une marquise d’une grande indépendance de caractère, qui avait dirigé la résistance de La Havane au siège par les Anglais en 1762. Mais elle était fantasque, ou pire, elle affranchissait les filles de ses esclaves, pas les garçons…
Plus tard, vers dix ans, Juan Francisco Manzano échoua entre les mains d’une autre, dont les conflits intimes s’épanchaient dans la pure cruauté. Par jalousie devant l’extraordinaire talent de l’adolescent, qui se révélait récitateur et improvisateur hors pair, bien qu’on l’eût empêché jusqu’à ce jour d’apprendre à lire et à écrire, elle le livrait à des châtiments iniques. De fil en aiguille, d’enfant prodige et d’esclave absolument privilégié par une maîtresse qu’il avait contribué à rendre folle, il fut traité en voleur, en ingrat, en infâme, en bête féroce. Si bien qu’il finit par écrire :  » Je sais que jamais, et j’aurai beau m’y efforcer, la vérité aux lèvres, je n’occuperai la place d’un homme accompli ou d’un homme de bien. Mais au moins face au jugement sensé de l’impartial, on pourra voir jusqu’où va le préjugé de la plupart des hommes contre le malheureux qui a eu un moment de faiblesse « . D’après ce qu’il écrit lui-même, les tortures répétées tout au long de sa jeunesse l’avaient affaibli au point qu’il n’envisageait même plus l’éventualité de la liberté ; et il fallut qu’enfin un serviteur libre lui explique l’intérêt qu’il y aurait pour lui à s’évader, et le moyen de le faire, après quoi celui-ci lui prépara un cheval, et le mit en selle, une nuit propice….
Les abolitionnistes blancs, qui le rachetèrent enfin en 1836, étaient des intellectuels liés de près ou de loin au capital négrier, dont les calculs n’étaient pas purement fraternels, et qui se gardèrent bien de donner les moyens à Manzano de déployer tout son talent dans son nouvel état de libre. Une descendance perverse de ce clan imposa un regard simplificateur et méprisant sur Manzano jusque dans les années 1970 : il aurait été un faible, un déprimé chronique prêt à toutes les servilités. Les Noirs renchérissaient parfois, et certains ont pris au pied de la lettre les phrases, de toute évidence dictées par des pressions incontournables, où il prenait soin de se démarquer avec insistance des esclaves grossiers et avilis ; on l’a donc dit incapable de solidarité avec ses frères de couleur, de franche révolte, et tous l’ont opposé à un autre excellent poète mulâtre,  » Plácido « , qui finit sur l’échafaud, accusé de conspirer pour soulever les esclaves des plantations, dont les conditions de vie, dans ces années-là, étaient celles de camps de travail concentrationnaires. Si Manzano ne fut nullement un conspirateur, la police lui offrit quand même deux ans de prison ferme, au cas où il aurait été complice, avant de le relâcher  » faute de preuves « ….
Mais deux grands chercheurs mulâtres contribuèrent à lui rendre sa pleine stature : José Luciano Franco, historien, qui réédita avec tous les scrupules ses oeuvres, dans leurs versions les plus authentiques, et Roberto Friol, grand poète et historien de la littérature, qui a démontré dans Suite pour Juan Francisco Manzano que le premier roman cubain digne de ce nom, de tous les prestiges qu’on peut attacher au roman, est la confession de Manzano. En effet, l’Autobiographie n’est encombrée d’aucune des lourdeurs surannées du roman historique, social, pittoresque, militant, qui abonde jusqu’à aujourd’hui dans toute l’Amérique latine. Il crée une incessante vérité psychologique, il instaure un rythme haletant de traque, et précisément dans sa dimension d’aveu, écrase les fanfaronnades habituelles aux auteurs qui dorlotent leur personnage préféré.
La deuxième partie de l’Autobiographie n’a pas été retrouvée à ce jour. Il nous reste la tragédie shakespearienne de Manzano, publiée par souscription en 1842, Zafira. L’auteur y reprend le thème des grands attachements au père et à la mère, l’impératif terrible de défendre la mémoire du père détrôné et assassiné, et de sauver la mère des griffes de l’usurpateur. Le héros Selim a une dimension politique, un royaume à reconquérir. Et il renonce à exercer le pouvoir une fois qu’il l’a conquis en noble duel et en toute légitimité :
 » Je ne veux pas d’un trône ensanglanté
des vies précieuses de mes proches  »
Il y a de l’autoportrait dans ce caractère intensément aimant, et une défense de l’autorité morale assise sur la non violence, ce qui appartient à toutes les cultures. Et il y a une grandeur inconnue de toutes les lettres cubaines dans la création d’un autre personnage : Noemi, l’esclave éthiopien eunuque ; celui-ci donne au clandestin Selim les clés qui lui permettront de mener à bien son complot libérateur. Noémi est la générosité, la grandeur ; et il dit de lui-même qu’il est, stoïcisme parfait  » supérieur à la (mauvaise) fortune en tout « .
On peut faire une lecture afrocubaine de ce drame, et y voir l’expression des mulâtres qui se voyaient traiter en étrangers dans la Cuba coloniale, discriminés systématiquement par la couleur, alors qu’il se savaient parfaitement descendre de parents de l’ethnie hégémonique. Mais on doit y reconnaître aussi une qualité d’humanisme qui va au-delà de tout intérêt catégoriel.
La complexité, ou la timidité, de la pensée de Manzano, impossible à classer dans un combat ouvertement négrophile, l’a desservi auprès de ses lecteurs noirs. Un autre trait l’a fait sous-estimer. La génération de 1930, avec Nicolas Guillén comme créateur le plus abondant, talentueux et populaire, avait développé la recherche d’un négrisme poétique extraordinairement coloriste : argot avec transcription phonétique haut en couleur ; couleur locale dans les types sociaux décrits, obsession pour la  » negra  » totalement visuelle, immédiatement déshabillée par l’imagination de ses amateurs, pure gestuelle de la séduction ; musicalité orgiaque, privilégiant la percussion des mots sur leurs résonances sémantiques.
Cette ligne d’écriture avait des origines dans la peinture et la littérature satiriques du XIXème siècle. Et Manzano ne la cultivait nullement. Il voulait écrire comme les classiques espagnols, et il y parvenait très bien, quoique n’ayant aucune notion de l’orthographe. Il est aberrant de considérer qu’il trahissait par là une quelconque caste. La dynamique de la promotion par blanchiment, physiologique ou culturel, était très forte à Cuba, et fonctionne encore. Beaucoup plus intéressant nous semble le fait que Manzano ait approfondi l’écriture du tragique intime, alors que ses collègues en littérature (blancs naturellement) qui tenaient le haut du pavé tonitruaient, et ne parvenaient qu’exceptionnellement à quitter le piédestal de héros conventionnels qu’ils tentaient de se fabriquer avec grandiloquence.
Manzano avait fait un mariage d’amour, étant encore esclave, avec une jeune  » fille de blanc, jolie comme un grain d’or « , et il avait encouru les foudres de son beau-père. Il avait aimé sa famille ; on ne dit rien de ses enfants, si ce n’est qu’il n’hésitait pas à mettre en avant, dans ses lettres de suppliques à ceux qui pouvaient le faire affranchir, que les tourments avaient plusieurs fois failli occasionner une fausse couche à sa femme. On s’attriste à la pensée que ses dernières années furent de mutisme aigri, rancunier. Du moins c’est qu’on en dit. Mais peut-être faut-il garder de sa brève légende un trait parfumé, réconciliateur. Alors qu’étant l’enfant gâté de ses premiers maîtres, on lui demandait ce qu’il voulait faire plus tard, comme à tout enfant gracieux (lui qui était esclave mais vivait dans l’illusion du traitement de faveur auprès de sa maîtresse folle de lui), il répondait qu’il était capable de tout faire ; une fois libre et livré à l’indifférence, il se fit pâtissier confiseur, et sa boutique fut à la mode : nourricier, adoucissant pour ses clients le goût de la vie, à n’en pas douter, comme ses pages dont la pâte était de vérité. Concluons avec lui, et redisons sa clameur :
 » Mes amoureuses peines,
et mes chaînes d’esclave
me condamnent à souffrir,
aux larmes éternelles.
Je soupire, je clame,
mais ne m’atterre pas.
Chantons, Muse,
un chant misérable. « 

///Article N° : 774

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire