Nous publions ici un autre regard personnel sur la situation tunisienne, le point de vue poétique de l’écrivain Toussaint Kafarhire Murhula.
Je suis revenu de la Tunisie, un feu dansait dans mes yeux. Un feu ai-je dit ? Non. Plutôt quelques lumières. Et des lueurs inconnues, indescriptibles, qui me démangeaient de partout. Je revoyais tant des visages. Des sourires. Des regards. Des couleurs. Je revoyais aussi les dédales et les étales dans le « souk » de l’ancienne médina. Ce thé à la menthe que m’offrit mon amie cette après-midi-là. Et tout le brouhaha des appels qui résonnent encore dans mes oreilles, plusieurs mois plus tard, aussi vivant comme si c’était hier. Et que je pense en moi-même qu’il y a à peine quelques mois, ce monde m’était entièrement étranger ! Il m’a suffi d’un petit détour, et tout a changé. Le mystère ? Quelques noms. Des lieux et des personnes. Et du coup, lorsque j’écoute Patrick Bruel, au café des délices, tout résonne autrement. Je danse. Je danse comme si j’étais né pétri de ce même mystère.
Un mystère ? Il n’a pas de nom. C’est prétentieux de vouloir nommer chaque chose. Aujourd’hui, je regarde cette même Tunisie dans les nouvelles et je sais que quelque chose de profondément radical l’a transformée à tout jamais. Ces jeunes qui n’avaient que de la réserve face à ma curiosité politique sont descendus dans la rue. Pour la plupart, il s’agit encore des douleurs de l’enfantement. Et si le bleu de la Méditerranée n’a pas changé, la chaleur en été, l’hospitalité, ou l’envie de danser ce café des délices, au fond, tout a changé. Ce n’est plus la même Tunisie désormais. Celui de Ben Ali. C’est ainsi que s’écrit l’histoire. De tout pays et de tout peuple. Par quelques soubresauts de la liberté, il s’enfante dans la douleur, jusqu’à ce que les dictatures, celles du dedans et celles du dehors, vous abandonnent en vous convulsant, en vous secouant, en vous rappelant que rien n’a de la valeur qui ne s’obtient avec peine.
Cette Tunisie que je connaissais est morte. Six mois plus tard. Elle s’est complètement métamorphosée. Cette effigie du président qui faisait de chaque rue, de chaque « souk », de chaque bâtiment le temple sacré du pouvoir. Les Tunisiens se vantaient alors de leur exceptionnalisme dans la modération religieuse. L’Islam laïc, me disaient d’autres. Et j’avoue que j’aimais ça. Ils oubliaient par contre que le pouvoir politique peut parfois, souvent, remplacer le dogmatisme religieux. Partout. Nous nous battons souvent contre un démon pour seulement le remplacer par sept autres démons. Mes amis me récitaient tous le même discours, ou presque. Comme s’ils l’avaient répété pour le mémoriser.
« Nous aimons notre pays, me disaient-ils. Nous aimons notre président. Il a fait beaucoup pour nous. Comparés aux autres pays arabes dans la région, nous avons beaucoup de liberté. Les femmes sont libres. Le divorce est légal. L’avortement aussi. On ne fait pas de différence entre les hommes et les femmes devant la loi. Nous sommes égaux. Notre religion est très modérée. Et notre état est très laïc. Les gens qui critiquent la politique de la Tunisie sont des jaloux. Ils sont jaloux de notre progrès économique. Il faut que le gouvernement les contrôle. Sinon, nous allons perdre les investisseurs qui viennent chez nous parce que c’est plus stable. » Nul parmi mes amis n’a osé me parler ouvertement de ce que je pouvais ressentir. En profondeur, un magma de frustration et de révolte grouillait. Une peur d’être ouvert ou de critiquer le régime. Même entre amis on ne se faisait pas confiance. Puisque dans un état police, on ne sait jamais. Tout le monde peut être n’importe quoi. Un espion. Un mouchard. Vous vous souvenez certainement du film de Florian Henckel Von Donnersmarck. « Das leben der Anderen ». La vie des autres ! Quoique cela, c’est déjà bien loin, dans l’espace et dans le temps, de la Tunisie de Ben Ali.
Il vaut mieux être prudent. D’ailleurs, cette effigie de Ben Ali que l’on voit partout, à tous les coins des rues, à travers tout le pays, n’est-ce pas un avertissement ? Une manière de prévenir les plus zélés. Et de vous dire : je suis là et je te regarde ! Ose dire un mot et je te tiens par la gorge. D’ailleurs, tu me dois tout. Tu me dois tout jusqu’à ton dernier souffle. C’est moi qui te donne la vie, l’être et le mouvement. Je suis ton dieu ! Chaque dictateur en arrive à cette conclusion. Il est le garant de la vie et de la mort de tous. Je l’ai vu en grandissant dans une autre partie de l’Afrique. Où le dictateur, pendant une trentaine d’années, avait pensé qu’il était aimé puisqu’il y régnait un semblant de silence. Puisque la peur empêchait la masse de penser. Puisque toute action politique était impossible. Prohibée. Puisqu’il savait qu’il possédait les chars, l’armée et la police. Contre un peuple affamé et sans défense. Un véritable troc de la sécurité contre la liberté. Et puis, un jour, vient la grosse vague qui, en se fracassant contre le vide, rappelle qu’il y avait depuis longtemps un tsunami dans les profondeurs. Et le « dieu » réalise qu’il vaudrait mieux prendre les larges.
C’est bizarre comme le peuple s’éveille si vite de sa torpeur et vous crache au visage une vérité que vous avez choisi d’ignorer, à volonté, pour vous masturber la conscience d’une dignité affectée. Quand vous voulez connaître l’esprit d’un peuple, lisez ses poètes. S’il en est qui soient dignes de cette appellation. Des velours, il y en a en Tunisie. Des soies aussi. Même ceux qui chantent l’amour. Et ceux qui chantent la patrie. Un jour, j’ai décidé de parcourir les librairies et les bibliothèques à la recherche des poètes. A Bizerte. A Tozeur. A Sousse. A Port El Kantaoui. A Monastir. A Tamerza. A Tataouine. A Matmata. A Hammamet. Mon homme, Abou el Kacem Chebbi, tout jeune qu’il mourut, je l’ai rencontré partout. Puisque l’hymne national reprend l’une de ses strophes : « Lorsqu’un jour, le peuple veut vivre, force est pour le Destin de répondre. Force est pour les ténèbres de se dissiper. Force est pour les chaînes de se briser. » De lui, j’ai tant appris. Autant j’ai eu un très grand plaisir à lire quelques contemporains comme les Embruns de Mokhtar Sahnoun, autant Chebbi m’a soulevé sur les crêtes des vagues pour me projeter dans le lointain, dans l’histoire et dans le futur, longtemps en avance de cette révolution des jasmins.
Chebbi disait aussi, longtemps en avance, « qui n’aime pas gravir les montagnes vivra éternellement au fond des vallées« . Qu’y a-t-il de mal à vivre au fond de la vallée ? N’y ai-je pas vu fleurir des oasis les plus belles et des palmeraies les plus remarquables ? Et quand le soleil se retire, dans un crépuscule propre au Maghreb, qui d’autre reçoit ces arabesques formées par les ombres des montagnes sinon ceux qui descendent dans la vallée ? Mais l’on peut aussi vivre dans l’esclavage d’une certaine forme de beauté. Et aucun esclavage ne pourra faire de vous un peuple heureux. Tout esclavage, quel qu’il soit, est un ennemi qu’il faut combattre. La métaphore du grand poète de Tozeur est d’une force capable de soulever des montagnes. Celui qui veut vivre esclave de ses peurs, des ses accomplissements, ou même de la beauté qu’il pense avoir découverte au fond de la vallée ou de lui-même, demeure esclave et ne connaîtra pas la grandeur et le vertige des hauteurs. Grimper jusqu’aux cimes a sa magie propre. Le poète le dit. Manger. Dormir. Manger. Dormir. Travailler. Et toutes les autres formes de sécurité que l’Etat essaie de produire ne sont en fait qu’une grosse illusion. Il a fallu qu’un jeune homme dise son ras-le-bol pour que tout le monde dise aussi le sien. Il s’est immolé par le feu, un 17 décembre 2010. Ben Ali a fait le déplacement pour lui rendre visite à l’hôpital. Se rendait-il compte que cette masse de chair endolorie, brûlée, allait devenir le tombeur de ses vingt trois années juché dans l’ivresse du pouvoir ?
Comme tout dictateur, il a vécu loin de son peuple. Entouré des profiteurs et des flagorneurs. Il a ignoré la misère du petit peuple. Mais un jour, le petit peuple reprend en main son propre destin et se donne ainsi sa revanche. Un jour, le petit peuple dit qu’il en a marre. Qu’en réalité, ce corps qu’on refuse de nourrir à satiété n’est rien. Qu’il va périr un jour. Qu’il peut périr dès maintenant. Ça ne fait rien ! On s’en fout. Mais qu’une autre douleur, plus intime, elle ne peut plus attendre. Elle doit sortir. Elle doit s’accoucher. Elle doit voir le jour. Sinon, le président et son entourage vont continuer à se masturber la conscience, et à dormir tranquilles, croyant que le petit peuple a mangé son pain quotidien et bu son petit lait. Mais le petit peuple lui ne sait même pas de quoi le lendemain sera fait. Il pleure. Il grince les dents. Et s’il ne dit mot de sa douleur, c’est puisque de toutes les façons, nul ne le comprendra. Nul ne le prendra au sérieux. Ou disons mieux, ceux qui en réalité le pourraient sont eux-mêmes en train de broyer de la même douleur.
C’est vraiment étrange le pouvoir que le petit peuple possède sans le savoir. Je ne parle pas de celui qui fait tomber les dictateurs. Je parle de celui qui rassemble les masses dans les rues, pour dire leur solidarité dans la douleur. Mais aussi leur solidarité dans l’espérance que demain soit un jour meilleur. J’ai vu la fin des dictateurs. Plusieurs. Elles se ressemblent toutes. Et c’est cela qui fait ma peine aujourd’hui. Oui. Parce que je les aime tous, ces dictateurs. Et je suis fier en regardant leur effigie. Symbole de leur pouvoir. Et de leur égoïsme. Je les aime tous. Puisque j’ai enfin appris à reconnaître en eux ma propre humanité. Ils ont souvent de la famille. Une femme. Des enfants. Et des gens pour lesquels ils voudraient vivre et mourir. Il ne s’agit certes pas de vivre et de mourir pour la masse. Ou comme Albert Camus le dit de Caligula qui réalise soudainement que « l’homme meurt et qu’il n’est pas heureux« , il s’agit encore d’un amour égoïste. Le dictateur s’isole. Il n’a plus d’amis. Il ne croit plus en rien. Ni en l’amour. Ni en l’amitié. Ni dans le bien, ni dans le beau. Et ce qui est pire. Il ne croit même plus dans le mal. Lorsque dictateur meurt, c’est d’ennui qu’il meurt. Et quand finalement il prend le chemin de l’exil, il est encore plus seul qu’il ne le croyait. Un jour, pendant que je pensais à un autre dictateur, dans mon pays, qui avait fini par trouver une main tendue du côté des frères arabes, et que d’autres dictateurs étaient venus sans vergogne s’asseoir dans le même fauteuil en ignorant royalement le petit peuple, j’avais écrit un poème à l’intention du petit peuple. Et j’y disais essentiellement, contre l’impunité, ou la solidarité que les dictateurs ont parfois entre eux, lorsqu’il leur arrive de se tendre la main quand les torchons brûlent avec ceux qu’ils croyaient les adorer.
« et si l’on m’arrêtait tous ces criminels ! et si l’on faisait un petit tour pour fouiller leurs maisons ? et si on leur demandait de payer pour leurs crimes ? et si on leur jouait le film de leurs abominations ? et si on leur faisait entendre la voix de leurs victimes ? et si on leur ôtait leurs cravates ; et leurs vestes, et leurs lunettes ; et l’arme qu’ils portent en bandoulière ? croyez-vous qu’il en resterait quelque chose ? non ! ils sont tout aussi minables ; et chient aussi dans leurs culottes » (1)
1. Extrait de Lettre à Une génération Damnée parue aux éditions Ndzé, 2009
Voir notre article :[Lettre à une génération damnée] ///Article N° : 9906