Résurgence commerciale déferlante de la musique dite populaire en Tunisie. Description et explications de notre correspondant à Tunis.
Ce genre connaît, depuis quelque temps, un succès fulgurant auprès du grand public. Les artistes du populaire (chaâbi), jadis » proscrits » des espaces de diffusion culturelle et cantonnés dans l’ombre de la réalité artistique, occupent désormais les devants de la scène et accèdent à une reconnaissance et une notoriété sans précédent. Le phénomène est intéressant d’autant plus que cette musique semblait vouée à un étiolement progressif, en raison de sa marginalisation et de sa dévalorisation systématique dans les médias et dans les instances de promotion culturelle.
Sa désignation revêt, au-delà d’une différenciation technique d’échelles et de structures modales, une signification particulière dans la nomenclature musicale. Elle s’entend plus, dans une stratification des genres, comme un sous-produit, un » art de basse engeance « , en référence ou en opposition à une musique savante, plus élaborée techniquement et représentative de la culture élitiste. Le genre populaire survit et se perpétue, à l’image de ses adeptes, dans la marge de la réalité sociale et culturelle. Musique des bas fonds (underground) et expression d’une sous culture, elle a été depuis toujours considérée, par l’intelligentsia artistique, comme un genre mineur et décadent et exclue des instances de production et de diffusion publique telles que la RTT (radio télévision tunisienne). Reléguée aux confins de l’espace musical officiel, le genre chaâbi a su toutefois développer sa dynamique propre et s’imposer, comme une composante incontournable de la réalité artistique. Son succès commercial lui confère actuellement un intérêt grandissant et une » visibilité » plus affirmée dans certains canaux de diffusion médiatique, à un moment, il est vrai, où la musique dite savante se complaît dans un marasme et une torpeur déconcertants.
A une époque où le secteur de production privée était presque inexistant et où la promotion de produits culturels était tributaire des orientations officielles, la musique populaire était condamnée à évoluer dans un cercle de diffusion restreint et limité aux cérémonies familiales privées et à quelques manifestations publiques (festivals populaires).
L’évolution de la production privée et l’expansion de l’industrie de la cassette vont instituer et développer une culture commerciale où ce genre ne va pas tarder à se tailler la part du lion. Des stars du chant populaire, comme Bousaha, Habbouba, Ben Gamra et autre Tlili font littéralement exploser les ventes et surclassent les vedettes » officielles » de la chanson. Le marché de la cassette connaît, grâce à la prolifération des éditions et l’engouement d’un large public pour le chaâbi, un essor important. Les sociétés de production privées semblent avoir saisi l’opportunité et les enjeux commerciaux de ce genre musical, qui se révèle aujourd’hui comme la plus sûre des valeurs, dans la consommation des produits culturels.
Il faut dire que le genre chaâbi doit aussi sa réhabilitation à l’un des événements musicaux les plus marquants du début des années 90 : Ennouba. Cette uvre monumentale, réalisée par Fadhel El Jaziri et Samir Aghrebi, réunit dans une fresque musico-chorégraphique les différents genres du patrimoine musical traditionnel. Son succès national et international a revalorisé, d’une certaine façon, l’image de la musique populaire et consacré sa légitimité artistique. Pour plusieurs artistes chaâbi qui y ont participé, cet événement a marqué un tournant décisif dans leur carrière, en leur permettant d’accéder à une notoriété et une reconnaissance officielle.
La musique populaire, avec son genre rural (aroubi) et citadin (rboukh), est, depuis toujours, constitutive du paysage culturel et artistique. Elle est inscrite au plus profond de la mémoire, de la réalité et de la sensibilité collective. Le chaâbi puise ses origines dans les traditions musicales rurales dont il conserve les structures modales, les propriétés expressives et langagières et les figures poétiques. Il se caractérise par une instrumentation typique, intégrant certains aérophones traditionnels comme la bombarde (zokra, plus spécifique du chaâbi rural) et la cornemuse (mezoued), instrument distinctif et emblématique du genre populaire citadin.
La dépréciation du genre chaâbi semble liée aux conditions d’évolution de cet art, notamment sous sa forme citadine. En effet, le genre mzaoudi s’est développé dans une transposition progressive de la culture musicale rurale dans un environnement socio-artistique urbain, largement conditionné par l’exode et la prolifération de quartiers périphériques et insalubres où viennent s’entasser les populations originaires de l’arrière-pays. La musique populaire qui s’y développe va s’inspirer la réalité sociale et culturelle de ces groupements » rurbains » et exprimer leurs affects, leurs frustrations et leur mal-être. Le répertoire de chants mzaoudi va acquérir alors une dimension pamphlétaire et quelque peu » subversive « . Dans ces faubourgs où la misère et l’anomie génèrent le plus souvent une culture de la déviance et de la marginalité, de nouveaux codes esthétiques (lyrisme hardi), socio-éthiques (insoumission) et langagiers (argotique), vont imprégner certains thèmes de l’expression musicale chaâbi, pour l’assimiler progressivement à un art véreux et délétère cultivant l’obscène et le répréhensible. Cette perception repose, en partie, sur un style représentatif du genre : le zendali (chants des taulards) dont les uvres les plus célèbres, ont été composés dans les pénitenciers, confluences initiatiques de l’art musical underground. Ce répertoire a contribué, dans une large mesure, à l’essor du genre mzaoudi, mais aussi, à son positionnement comme genre licencieux, dévergondé et paillard et son assimilation à la mouvance de la pègre.
Il faut dire cependant que l’aspect grivois et dépravant, attribué à certaines de ces uvres, apparaît quelque peu excessif lorsqu’on sait que ces mêmes uvres à succès ont été reprises et interprétées par des stars de la musique » éthique « . Du reste, cette musique populaire a été, depuis toujours, mise à contribution, de façon parfois tue ou inavouée, dans les genres traditionnels, savants et élitistes. De grands compositeurs et interprètes comme Triki, Jouini, Rochdi, Louisa et M’sika, entres autres, ont été profondément inspirés par cet art.
L’engouement actuel pour le genre populaire doit-il suggérer un repli et une régression des aspirations culturelles collectives ? Un retour vers des formes plus élémentaires de la pensée et de la communication artistique ? Ou bien, le chaâbi, qui a été ailleurs à l’origine du Rai, ne peut-il pas être considéré ici comme un mode d’expression musicale en devenir, porteur d’authenticité et d’originalité et prometteur d’une mutation profonde dans le domaine de la créativité musicale ? Seul l’avenir nous le dira…
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