Une guillotine dans un train de nuit,

De Jean-François Samlong

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Curieux titre pour ce roman réunionnais construit à partir de l’histoire vraie d’une bande d’assassins qui fit en 1909 à la Réunion régner la terreur en mêlant l’extrême violence à la magie noire. Un « Nègre africain » (192) venu du Mozambique et surnommé Sitarane, lié avec un « tisaneur » aux pouvoirs occultes, prend la tête d’une bande d’assassins aux modes opératoires aussi sauvages que surnaturels. Après avoir un temps fait régner la terreur, ils sont arrêtés grâce aux indications d’une voyante, jugés et condamnés. Dès l’ouverture du roman, le criminel aux « pouvoirs maléfiques » roule vers la mort tout en espérant qu’un incident change la trajectoire de ce train très spécial qui a « le feu aux roues, le diable à ses trousses » (201) puisqu’il transporte aussi son acolyte et la (leur) guillotine. Le lecteur, averti de l’issue, retrouve tout au long du récit l’ombre de cette lame, comme s’il fallait absolument se rassurer : « de confuses paroles fusaient de ses lèvres comme s’il célébrait une messe noire en créole, autour de lui un groupe d’hommes pareils à des spectres, face au destin qui cette nuit leur était favorable. Oui, mais demain, ce même destin aurait la précision du couperet. » (95). Le rythme et l’intensité sont tels que l’on n’en reste pas moins suspendu à cette effroyable aventure partagée par la population de l’île. Conjurations et pactes, poudre magique et potion, rendez-vous nocturnes et attaques, sang humain versé et bu, tous les éléments d’un roman gothique semblent rassemblés. Pourtant, le romancier multiplie les références à une réalité consignée dans des articles de presse et des archives judiciaires cités, semblant se muer en historien cherchant à reconstituer la cohérence de cet épisode traumatique. Il fait ainsi irruption dans le récit pour expliciter sa démarche : « il n’y a rien d’autre pour moi, un siècle après, que l’incompréhension […] les cris ne font qu’agrandir la blessure du passé, ils fouaillent la chair vive de la mémoire » (92). Au fil des séquences, du pacte initial à la décollation en passant par la montée de la violence, le choix des victimes, les mises en scène des crimes et les arrestations, le texte décrit et interroge en même temps. Il met à jour et à nu, par la technique du discours indirect libre et des changements de points de vue, les pensées de chacun des protagonistes, les héros bien sûr dont la monstruosité constitue l’énigme, mais aussi tous ceux qu’ils croisent sur leur chemin sanglant, femmes, maîtres, gendarmes, magistrats, jusqu’aux chiens. « Assis à l’ombre d’un manguier, l’adjoint Choppy s’éventait avec son chapeau et s’impatientait. La population s’impatientait. Le juge s’impatientait. Le bourreau s’impatientait. Toute cette horreur. Le joug de la mort et de l’effroi. » (181) La vision de chacun, ses attentes secrètes, ses haines et ses aspirations affleurent ainsi et se croisent pour faire émerger le portrait d’une société réunionnaise cloisonnée, superstitieuse, encadrée par des fonctionnaires imbus de la valeur civilisatrice de la France coloniale. Du début à la fin, dans une tension constante, le récit suit avec distance, effroi et jugement moral ceux qui représentent le mal absolu : « on peut écrire aujourd’hui » (201), « ce que je peux ajouter dans le seul souci de mener ce récit à terme, sans rien en rajouter, car le spectacle d’une décollation est toujours horrible, c’est que Sitarane verrait la mort s’élancer vers lui » (233). Le héros venu de la barbarie, mû par la haine, voué aux puissances diaboliques, cristallise le mal absolu puis la déchéance face à la mort. Le narrateur rappelle qu’il « fit de sa vie un désastre » (273). Quand on apprend que la tombe de son modèle est toujours à la Réunion le lieu de rites, on referme ce fougueux roman avec la curieuse impression que la littérature peut tout à la fois exalter et revisiter, interroger et juger. La sentence de Siracide qui sert d’épigraphe semble tomber comme une seconde guillotine : « Rancune et colère sont aussi des choses détestables où l’homme pécheur est passé maître ». Jean-François Samlong s’est montré, lui, maître d’une matière historique qu’il a su faire revivre selon ses rythmes et dépasser pour y interroger l’énigme qu’est l’humain.

Lire également l’entretien avec Jean-François Samlong [ici]Jean-François Samlong, Une guillotine dans un train de nuit, Paris, Gallimard, 292 p.///Article N° : 11097

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