Le théâtre a une longue histoire en Haïti. Il demeure pourtant fragile à cause des difficultés économiques, du manque de lieux de formation et de représentations. Le regard engagé d’une praticienne.
A la mémoire de trois grandes figures du théâtre haïtien, une femme, Toto Bissainthe, deux hommes, Lobo Dyabavadra et Hervé Denis qui ont bien joué leur partition et laissé leur touche.
« Ces cris de l’ombre,
étincelles de mots
mots de l’ombre
qui parlaient pourtant de soleil
quand l’aube était encore loin. »
Lorsqu’en 1791, la cérémonie du Bois Caïman, l’un des premiers évènements historico-culturels marquants, avait utilisé un élément important de notre culture (le vodou), c’était un bon signe pour cette culture de larguer ses voiles et de s’affirmer.
Lorsqu’en 1804, notre pays a cessé d’être une colonie pour choisir son indépendance, c’était encore un bon signe pour la culture haïtienne de s’imposer afin d’arriver à faire son chemin.
Lorsque 200 ans plus tard, nous interrogeons les effets des âges et un immense cortège de générations, pour essayer de situer la question culturelle haïtienne, nous pouvons dire que notre passé valait la peine d’être vécu. Les moments de notre histoire ont alimenté et nourri toutes nos formes d’art et principalement le théâtre.
Cette réflexion n’aura pas la prétention de vous donner une analyse complète de la culture haïtienne. Elle fera tout simplement un état de la situation culturelle d’hier et d’aujourd’hui en passant par le théâtre qui en constitue un des principaux éléments. Elle insistera sur la culture théâtrale, ses implications, ses zones d’ombre et de lumière, ses perspectives et son rôle dans le développement de la formation sociale haïtienne. De plus, elle permettra de faire comprendre à toutes et à tous, jeunes et vieux, angoissés et déconcertés par le naufrage, que si le Bois Caïman a servi à exalter l’esprit de soulèvement des esclaves, nous avons encore besoin de cette même exaltation, cette alimentation, ce rêve et aussi cet espoir de survivre pour percer le lendemain, pour que l’art et la culture ne meurent pas dans ce pays. Nous nous devons de ne pas baisser les bras, de continuer à chanter car tout n’est point perdu. On est interpellé aujourd’hui par un défi majeur : celui d’abattre les difficultés du métier d’artiste en Haïti !
« Cultivons notre jardin« , le dernier mot mis dans la bouche de Candide par Voltaire, sera notre boussole en quête de la germination, de la vie pour que le théâtre et l’art en général occupent la place qu’ils méritent dans la société haïtienne.
Nous sommes en pleine constitution de la colonie de Saint-Domingue, les Amérindiens ont été exterminés depuis très longtemps et avec eux les idoles, les sanctuaires, les rites et coutumes. Le fondement de notre héritage théâtral commence vers les années 1740, dans la ville du Cap, dans une salle de fortune. Peu à peu, il gagne les villes de Port-au-Prince, Saint-Marc, Léogane, Cayes, Jérémie, Petit-Gôave, Jacmel. D’après Jean Fouchard, « le théâtre était le divertissement le plus populaire » institué à Saint-Domingue.
En 1762 déjà, nous rapporte Robert Cornevin, une salle de théâtre est inaugurée à la Grand Rue avec 16 acteurs et actrices, 11 musiciens et d’autres techniciens. En 1786, une autre salle de 400 places sera construite à Léogane par un mécène. Le théâtre est encore un théâtre d’orientation coloniale recouverte de la couleur des îles, le répertoire est encore parisien, mais il se manifeste en dépit de l’imposition des maîtres, de leur loi, langue, religion et idéologie, en dépit de cette complexité de peuples divers, de moeurs différentes, de langages idiomatiques importés d’Afrique.
Vers les années 1750, le théâtre tente de s’affranchir par des pièces d’inspiration locale en créole et en mettant des acteurs nègres sur scène. Gros Clément, un créole authentique de Saint-Domingue apporte au public les saveurs de ses comédies. Cette lente et sûre ascension du théâtre annonce l’arrivée sur les planches de Lise et Minette, deux jeunes filles de couleur.
La Liberté générale et Le Héros africain, d’auteurs inconnus et présentées après la révolte des esclaves en 1791, sont les premières pièces qui soulignent le caractère révolutionnaire et l’essor du théâtre haïtien. La vie théâtrale se décrit ainsi par Charles Malo (cité par Cornevin) : « On fit revivre le théâtre. La plupart des acteurs étaient noirs et plusieurs d’entre eux possédaient de grands talents. Ils jouaient surtout des comédies et pantomimes
»
Au lendemain de notre indépendance et jusqu’en 1915, le théâtre connaîtra un nouvel essor avec un message politique de décolonisation relatant les luttes de l’indépendance, les problèmes sociaux. Beaucoup d’acteurs amateurs sont nés. Comédies, drames et tragédies seront montés pour glorifier les héros de l’indépendance. C’est l’époque du poème dramatique Toussaint Louverture de Lamartine, de Ogé et Chavannes de Pierre Faubert, de La Fille de l’empereur de Liautaud Ethéart etc. L’oeuvre considérable de Massillon Coicou et de tous les dramaturges de la génération de la ronde ont assuré la floraison du théâtre de cette période.
Après 111 années de troubles divers, une nouvelle catastrophe s’annonce pour le pays, l’assaut des Américains de 1915 à 1934. Le théâtre prendra une orientation nouvelle : il sera une véritable arme de combat contre les occupants, démarrant dans la nuit de l’occupation américaine et caractérisé par le drame patriotique national. La résistance des paysans cacos avec Charlemagne Péralte et Benoît Batraville permettra aux dramaturges et poètes d’intégrer dans leur chant le cri de la douleur nègre dans l’immensité de la douleur humaine. Nombreux sont les auteurs dramatiques de cette époque mais Dominique Hyppolite est le plus remarquable. Sa pièce, Le Torrent, a été mise en scène en 1984 par Paulette Poujol Oriol.
A partir de 1945 et jusqu’à nos jours, une nouvelle éclosion fera sourire le théâtre haïtien. C’est la période moderne et contemporaine avec des initiatives relevant du théâtre populaire et des interférences du vodou. La pièce Barrières de Roger Dorsinville est présentée au Rex Théâtre en décembre 1945. Le roman Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain est adapté et mis en scène par A.C. Abellard.
« Chaque fois qu’il y a évolution du théâtre, il y a progrès d’un peuple« , dit Félix Morisseau-Leroy dans son Plaidoyer pour un théâtre créole, un théâtre à l’intention du peuple, dans sa propre langue. Il adapte en créole Antigone de Sophocle, une des pièces maîtresses des tragiques grecs, qui a été applaudie dans les quartiers populaires de Port-au-Prince, les villes de provinces et les campagnes. Cet auteur contemporain, en choisissant de traiter ce thème et en le situant dans une Haïti rurale ressemblant de manière troublante à la Grèce « en devenir » d’Eschyle et de Sophocle, avançait déjà vers une réflexion moderne sur la problématique du droit, sur le thème de la jeunesse et de la révolte. Morisseau-Leroy prendra même l’initiative d’installer à Morne Hercule (Pétion-Ville) son propre Théâtre d’Haïti où il fera évoluer des acteurs issus de temples vodou.
Le docteur Louis Mars établit un lien de parenté entre la tragédie grecque et le phénomène de possession dans le vodou. « La crise de possession se définit comme un état psychologique conditionné qui reproduit le visage et les gestes des dieux à la manière d’une personnification dramatique » écrit-il. Cette thèse sera reprise plus tard par Franck Fouché dans son ouvrage Vaudou et Théâtre, publié à Montréal en 1977. Là aussi, il pose le problème du lieu théâtral dans ses relations avec l’espace culturel vodou.
Il ne faudra pas oublier le théâtre de Languichatte (Théodore Beaubrun) qui a fait rire le public pendant de nombreuses années depuis 1942. Pradel Pompilus, relate Cornevin, écrit à propos de son théâtre : » On peut lui reprocher de refaire toujours la même pièce, d’accorder une trop large place au burlesque, au calembour, au mot pour rire
mais il n’est pas moins vrai qu’il aura largement contribué à la création d’un théâtre haïtien populaire et à l’éducation dramatique du grand public « . Cette époque est aussi celle du théâtre haïtien de la diaspora montrant l’action d’auteurs et d’acteurs exilés tels Morisseau Leroy en Afrique, Anthony Phelps à Montréal et la troupe Kouidor à New York.
A partir des années 1948, on assiste à un renforcement du processus d’institutionnalisation du théâtre. Plusieurs établissements et troupes ont été créés et ce fut le moment d’un grand développement pour le théâtre haïtien. Le théâtre de Verdure, la Société nationale d’art dramatique (SNAD), le Théâtre national haïtien (TNH), le Conservatoire national d’art dramatique, l’Institut national pour la formation de l’art dramatique (INFA), les Messagers de l’art, le Petit théâtre de l’Institut haïtiano-américain ont permis une formation théorique et pratique de comédiens. On a rapporté qu’entre 1791 et 1971, 260 pièces de théâtre ont été présentées sur les scènes du pays.
Il convient de signaler que le paysage culturel haïtien des années 40 et 50 a connu des moments florissants avec la troupe Renaud-Barrault qui a joué sur le Champ-de-Mars et la visite des hommes de la littérature française tels que Jean-Paul Sartre, Aimé Césaire, Jouvet et André Breton.
Des clubs et associations ont jalonné notre histoire culturelle vers les années 1960 comme Caraco Bleu, Club Lambi, le mouvement Saint-Soleil qui va amener le grand homme de théâtre polonais Jerzy Grotowski en Haïti. Ces groupes vont tenter de défier la dictature de François Duvalier dans des animations culturelles ayant une orientation populaire.
Autour des années 70, le théâtre haïtien va tenter de dépasser les tâtonnements, les incertitudes, les fluctuations, les influences pour émerger malgré la présence de la dictature. Le chant théâtral sera le chant de l’homme haïtien luttant contre la violence culturelle. Le Roi de Michel Philippe Lerebours, Pèlen Tèt, Bobomasouri, Kaselezo, de Frankétienne, Debafre de Kapeka, Au coeur de la nuit de Hervé Denis, Kavalye Pòlka et L’Amiral de Syto Cavé vont porter le théâtre haïtien à connaître des moments très forts. On sera censuré mais on ne perdra pas pour autant cette ligne de continuité de théâtre critique léguée par la tradition du pays depuis le théâtre patriotique remontant à l’indépendance. Il sera exprimé sous forme de langage codé par l’écriture de Frankétienne ou la poésie de Syto Cavé.
Le théâtre tiendra ainsi jusqu’en 1986 où il sortira de l’ombre pour faire exploser tout ce qu’on n’a pas osé crier depuis 30 ans. Le premier spectacle présenté à cette occasion fut Ces cris de l’ombre, une création collective produite par l’Institut français qui me porta à écrire :
Aujourd’hui, à la veille de nos 200 ans d’indépendance, le théâtre haïtien, malgré tout cet essor, malgré l’émergence de nouveaux groupes et nouvelles tendances, demeure encore très fragile à cause de son caractère exclusif, un manque certain de productions écrites, de ressources humaines qualifiées, de la carence des lieux de formation et de représentation et de l’insécurité économique et sociale.
« Que cent fleurs s’épanouissent »
La force du théâtre est dans son renouvellement permanent et sa diversité. Comment encourager et promouvoir cette diversité théâtrale si nous ne prenons pas conscience que chaque club ou troupe de théâtre est un élément de la mosaïque qui la constitue ? La pérennité du mouvement ne peut être assurée que par l’arrivée constante de nouvelles tendances et écoles. Félix Morisseau-Leroy avait déjà vu la nécessité, dans les années 50, de proposer un projet de théâtre populaire, « un théâtre ambulant pour accrocher le public populaire« , préconisait-il. Nous sommes certes différents les uns des autres mais nous sommes unis par la même cause, celle de promouvoir le théâtre haïtien. Nous avons besoin de faire plus d’efforts pour aller vers l’Autre, lui proposer un mode d’apprentissage pouvant lui permettre de se livrer. Les femmes du groupe Favilek ont pu franchir cette barrière avec le Centre culturel Pyepoudre.
Ce groupe de femmes, analphabètes pour la plupart, a pu, à partir d’une réalité, d’un vécu douloureux de violence et de viol exercés sur elles, créer une fiction. La pièce Aux chants des oubliées, écrite par Michèle Lemoine et que j’ai mise en scène, leur a permis de dévoiler un message trop longtemps caché. Ces femmes n’ont pas eu trop de difficultés à rentrer dans leurs propres personnages illustrant ainsi de façon vivante la possession dramatique. A travers un genre théâtral très souple dans lequel se trouvent mêlées chansons, parodies dansées, proses poétisées, tout ceci relié par un intérêt dramatique soutenu, ces femmes ont averti d’autres femmes et les hommes de la société du danger de viol. Dotée d’une approche communautaire, cette création est profondément ancrée dans l’univers du théâtre non élitiste. Cette approche n’est pas différente des initiatives des années 50 de Morisseau-Leroy et des années 70 menées dans le cadre du groupe Saint-Soleil. Les tentatives de théâtre populaire de ces époques seront perdues à jamais si aujourd’hui nous persistons à faire du théâtre pour un seul type de public et avec un seul type d’acteur. Plusieurs associations et groupes de jeunes, tant à Port-au-Prince qu’à la campagne, ont tenté durant ces dernières années de travailler dans ce sens. Beaucoup d’entre eux n’ont cependant pas pu résister par manque de moyens et d’encadrement technique adéquat. Actuellement, la troupe Nous à Port-au-Prince et le groupe Zépon de Gros-Morne, au prix de grandes difficultés, proposent un théâtre non figé d’acteurs, de répertoire, de salle et de public. Ce sont des exemples à encourager.
Au Centre culturel Pyepoudre, nous avons longtemps compris que le théâtre, en tant que langage universel, doit refléter les particularités de chaque couche de la société. Il est, à ce titre, porteur de stratégies de développement et, de fait, un des potentiels de communication interactive qui puisse interpeller acteurs et participants des communautés à s’associer pour trouver des réponses aux préoccupations quotidiennes, aux problèmes et virulentes plaies de notre société. Grâce à une participation active, à une réflexion/action, le théâtre peut être un fervent véhicule de messages éducatifs auprès des populations. Cependant, quelle que soit la couche visée, l’apprentissage technique et le travail esthétique sont indispensables. La pièce de théâtre Mèt katye de Syto Cavé devrait être présentée dans tous les faubourgs de Port-au-Prince, les villes de province et les campagnes. Malheureusement, les producteurs toujours laissés pour compte et possédant de très faibles moyens n’arrivent pas à répondre à ce genre de besoin de la population.
Le lieu théâtral est un problème majeur pour le pays, problème qui peut conduire à freiner les élans et ralentir le processus de la création. L’espace dénommé Théâtre national construit sous Duvalier fils, pour remplacer le théâtre de Verdure, n’a jamais été fonctionnel. Aucun comédien ou metteur en scène qui se respecte n’osera entreprendre une activité théâtrale dans cette salle. D’autres lieux, comme le Rex Théâtre, ne possèdent aucun équipement technique et l’acoustique est réduite au néant.
Des efforts ont été entrepris récemment en vue de réaménager certains petits espaces qui demandent toujours des adaptations au niveau de la présentation d’une création. Pourtant, des immeubles sont en train d’être construits à différents endroits du pays. Pourquoi personne ne semble intéressé à investir dans un lieu théâtral réel ou à rendre fonctionnels les lieux qui existent déjà ?
L’art dramatique est une discipline artistique qui, au même titre que les autres arts, demande une technique appliquée, des principes et des lois et mérite d’être enseigné. Outre le travail de l’imaginaire, le métier de comédien ou de metteur en scène nécessite une technique laborieuse pour aboutir à une création de qualité. Il n’y a pas de magie, le comédien ou le metteur en scène devra aller à la source, opérer des recherches sur la vie des auteurs, trouver des références sociologiques, et tout ceci ne peut se faire que par un apprentissage.
Dans certains pays soucieux d’une éducation de base, l’enfant commence à découvrir le théâtre dans son environnement scolaire, dès la petite enfance. Le théâtre devient une discipline aussi importante que la littérature, les mathématiques ou les langues. Malheureusement, ce n’est pas le cas chez nous. L’image que l’on donne à l’enfant du théâtre est truquée et fausse. Il n’y a aucune profondeur dans les animations dites théâtrales réalisées dans les écoles alors que dans la réforme éducative proposée par l’ex-ministre de l’Education nationale, Joseph C. Bernard, et publiée le 15 février 1982 par le ministère d’alors, des cours d’initiation à la culture et à l’art sont mentionnés de manière officielle dans le cursus scolaire.
Après la fermeture du Conservatoire national d’art dramatique, aucun cours de théâtre n’était proposé dans une école secondaire, supérieure ou professionnelle jusqu’à la création de l’Enarts (l’Ecole nationale des arts) en 1982-1983. Malheureusement, cet établissement d’enseignement, le seul qui aurait pu assurer la formation d’une pépinière de comédiens haïtiens, est passé à côté de ses objectifs pour n’avoir pas tenu compte des contraintes réelles du contexte social, économique et culturel haïtien, et n’ayant pas non plus le souci de mettre fin à la médiocrité qui a longtemps dominé l’approche étatique des questions culturelles. Au départ, cette école, tout comme le Théâtre national, n’était pas conçue à partir d’une politique culturelle globale et durable et d’une méthodologie adaptée aux groupes cibles. Face à ce manque, les intéressés se tournent le plus souvent vers une formation au rabais offerte par des groupes qui s’empressent de coller « pêle-mêle » l’étiquette « théâtre » sur les activités menées, ou vers des ateliers et stages de formation qui sont loin d’être suffisants pour amener au professionnalisme, ou encore vers une formation sur le tas qui ne serait pas à négliger si elle était accompagnée d’un travail méthodique et rigoureux.
La production théâtrale est le plus souvent déficitaire en Haïti parce que cette dernière et l’art en général ne sont subventionnés par aucune structure étatique. Le coût de production a tendance à dépasser nettement les revenus. Des troupes s’évertuent à passer 4 à 6 mois à travailler sur un spectacle pour ne le présenter que deux ou trois fois.
De plus, le mécénat n’est pas érigé en système comme cela se fait dans la majorité des pays de la Caraïbe et de l’Amérique latine. Il est quasiment inexistant en Haïti. Les rares fois qu’il se fait, le choix est surtout basé sur du favoritisme. Les institutions, comme la fondation Connaissance et liberté (Fokal), qui comprennent la nécessité d’appuyer la cause culturelle et artistique en Haïti, sont très rares.
On ne peut pas se tourner non plus vers notre ministère de la Culture qui joue depuis son existence un rôle passif envers les centres, associations et groupes culturels. D’ailleurs, il n’en saurait être autrement car le budget alloué à ce ministère ne dépasse pas 3 % du budget national.
La crise que traverse le pays depuis quelques années engendre un certain ralentissement dans la création théâtrale. Certaines époques sont plus florissantes que d’autres, mais on est en droit d’affirmer que malgré toutes les difficultés citées plus haut, le théâtre et le métier de théâtre existent en Haïti. Le peu d’hommes et de femmes qui fonctionnent dans ce domaine arrivent, tant bien que mal et avec très peu de moyens, à répondre aux attentes du public. Même si nous ne sommes pas en mesure de dire qu’ils peuvent arriver à vivre de cet art.
Si le théâtre haïtien perdure à ne pas trouver la place qui lui convient dans le développement général du pays, c’est non seulement un problème d’infrastructure, mais surtout une persistance à ne pas vouloir lier la culture au développement. On est en droit de se demander si les dirigeants veulent vraiment un développement national endogène et autocentré, car ils ont tendance à ne pas tenir compte des spécificités culturelles, des réalités de base et des traditions du pays.
» Loin d’être un obstacle à la modernisation, la culture est la clé du développement « , nous dit Javez Perez de Cuellar. Il aurait suffi aux décideurs haïtiens de méditer sur cette phrase pour comprendre la problématique du développement national dans son approche moderne.
Le théâtre, à côté d’autres arts, a joué un grand rôle dans le développement des pays comme le Japon, Singapour, Taïwan. La culture a été le facteur déclenchant du développement, selon le sociologue Stephen Yeh. On est à l’heure des grands débats internationaux. On est membre de l’Institut international du théâtre lié à l’Unesco : a-t-on profité une fois de cette instance pour faire entendre notre voix sur la question théâtrale ou pour s’enrichir d’autres expériences ?
Des dégradations de tous ordres ont menacé notre héritage culturel au fil des temps. Notre théâtre a subi de grandes secousses de censure mais il a survécu à travers parfois un flot de sang. La théâtralité est dans les gestes qui accompagnent la parole de l’homme haïtien, dans ses attitudes.
Toujours en interrogeant la tradition, les auteurs dramatiques invitent à la quête d’un nouveau langage théâtral compatible avec les valeurs de solidarité et de promotion humaine indispensables à l’affirmation d’un pouvoir culturel national garant du développement.
Nous avons besoin de créer une dynamique socioculturelle qui mettrait en exergue le théâtre et l’art haïtien en général. Aujourd’hui, il est inconcevable de penser la promotion du théâtre haïtien, de le faire atteindre une modernité propre à nos angoisses, nos rires, nos perspectives, nos spécificités et notre quête de vie nouvelle, en dehors d’un plan national de développement qui embrasserait tous les domaines d’activités du pays : culturel, artistique, éducationnel, socio-économique etc. Plus que jamais, ce défi mérite d’être relevé. Soutenu par un public avisé et formé, le théâtre haïtien est appelé à exercer sa vocation de communication, de rencontre, de découverte, de connaissance auprès du peuple haïtien. A ce moment, à ce seul moment, il sera un métier valorisé et rentable à la fois pour le pays et pour celui qui le pratique.
Pour que les choses deviennent réalité, il faut d’abord les rêver, d’après Don Quichotte. Un rêve peut symboliser toute une époque, tout un voyage. Semence déjà, le rêve haïtien avait commencé à voyager bien avant 1804 et au-delà de notre indépendance, pour enfin atterrir et prendre corps dans la création artistique. Et à travers ce voyage, malgré le côté sombre, des rayons lumineux semblent paraître et c’est à chacun de nous de les percevoir, les déceler.
Aujourd’hui, après deux siècles, nous voilà rassemblés autour de ce rêve dont le cheminement est beaucoup trop compliqué pour essayer de vous l’expliquer. Vivez-le tout simplement avec nous.
Fermez les yeux et essayez de percevoir ce pays qui se cherche. Essayez d’entendre des interrogations qui se posent dans tous les domaines. Essayez de concevoir un pays mis sur scène. Metteurs en scène, régisseurs, comédiens, spectateurs semblent tous être perdus parce qu’il n’y a pas d’éclairage. Ils cherchent partout la lumière. Et brusquement, elle semble apparaître à l’horizon et à cette occasion, à l’aube de la célébration de notre bicentenaire, nous formulons des voeux de succès et de courage à tous les comédiens et comédiennes du pays.
A tous les gens de théâtre ainsi qu’à tous ceux qui essayent de se frayer un chemin pour aboutir au théâtre, nous souhaitons longue vie. Enfin, à tous ceux qui se cherchent, qui cherchent sans arrêt la voix d’un théâtre « sans emphase, ni arrogance, sans frénésie spectaculaire« , pour paraphraser Jacques Lasalle, « un théâtre insignifiant où l’image est suspendue, la voix blanche, presque dans le silence« , à ceux-là, nous leur demandons d’aller jusqu’au bout du souffle.
Je dis aussi bonjour à ce visage qui est là, en face de moi, plus vrai qu’en songe, un » fou » planté au coin d’une rue à Léogane. Prodige
Si le moment pouvait être immortalisé ! A l’intérieur de cette voix gisaient les mystères et les maux de la condition humaine. J’ai fouillé jusque dans sa gestuelle, le drame de son expression me semblait appartenir au théâtre. Son corps, son visage, ses transfigurations, ses transes, ses révélations ; tout cela appartenait à un monde qu’il ne connaît pas, qu’il pense qu’il était peut-être tout seul à imaginer : le théâtre.
Vous l’auriez entendu, un simple chant populaire d’où se dégageait une sorte de délire passionné, mais la passion des mots sur son corps était encore plus essentielle.
Vous l’auriez vu, un corps, les deux bras levés vers je ne sais quel ciel, et à travers cette image, mon corps s’empare de ces mots/maux, de ce geste simple évocateur/invocateur et profond de mystère. On dirait un théâtre où la scène, une rue, un immense espace de liberté, n’est pas séparée de la scène du monde.
Il ne faut pas chercher plus loin, il ne faut pas questionner ce geste, ni chercher son pourquoi et son comment. A travers ce comédien de la rue dont le geste fait corps avec le corps jusqu’à la mort, le théâtre était là, bien vivant. N’est-ce pas là une chose merveilleuse ?
Références bibliographiques :
Robert Bauduy, » Un second souffle pour le théâtre haïtien « » tiré à part, Conjonction, Revue franco-haïtienne. No. 134, Port-au-Prince, 1974.
Joseph C.Bernard, La réforme éducative, éléments d’information, Direction de l’Education nationale, Port-au-Prince, 1982
Syto Cavé, Kavalye Pòlka, inédit.
Syto Cavé, Mèt katye, inédit.
Robert Cornevin, Le théâtre haïtien, des origines à nos jours, Leméac, Montréal 1973.
Michel Philippe Lerebours, Le Roi, Connaissance d’Haiti à New-York, 1974
Frankétienne, « Pèlentèt« , Nouvo vèsyon, Edisyon Espiral, 1978.
Frankétienne, Bobomasouri, Edisyon Espiral, 1984
Frankétienne, Kaselezo, Edisyon Espiral, 1985.
Jean Fouchard, Le théâtre à Saint-Domingue, réédition Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1988, « Regards du temps passé ».
Franck Fouché, Vaudou et Théâtre, Nouvelle optique, Montréal, 1976.
Michèle Lemoine, Aux chants des oubliées, inédit.
Antonio Louis Jean La crise de possession et la possession dramatique, Leméac, Montréal, 1970.
Louis Price-Mars Les maîtres de l’aube, Port-au-Prince, 1982. Paula Clermont Péan est comédienne, metteur en scène et conteuse. Dans son travail de création, elle tente d’établir la jonction/connivence entre la danse, la musique et le théâtre.
Co-auteur et metteur en scène du film Cantate pour deux généraux produit par Jean Rouch au Musée de l’Homme à Paris, co-metteur en scène de Mémoire insulaire (spectacle haïtiano-dominicain présenté à l’exposition universelle de Séville en 1992), Paula monte des pièces et adapte des contes populaires haïtiens au théâtre. Elle interprète aussi les rôles-clefs dans Bobomassouri (1984) et Kaselezo (1985) de Frankétienne, jouées au théâtre Beaubourg à Paris, à l’auditorium du Plateau et au théâtre de l’Uquam à Montréal, en Guadeloupe et à la Martinique. Elle a réalisé et mis en scène des créations telles que Ces îles qui marchent (1992), Litanie au crépuscule (1997),Le Chant de la canne (1998), Le Cri de la terre (2001), Aux chants des oubliées (2001).
Tout récemment, elle a mis sa touche de metteur en scène dans la réalisation des ballets Cri de la liberté et Bal des Guédés de la compagnie de danse Artcho. Elle est également fondatrice du centre culturel Pyepoudre, centre d’animation, de formation et de lecture publique, et vient de publier son premier recueil de contes, Le Chant de Miraya (éd. Mémoire).
///Article N° : 3288