Fondée en 1990, l’association Zone Franche (1) rassemble aujourd’hui plus de 800 structures professionnelles actives dans le domaine des musiques du monde : clubs, festivals, labels de disque, centres de formation, maisons d’édition, médias, etc. Entretien avec son directeur, Philippe Gouttes
Sans équivalent ailleurs, Zone Franche a permis d’établir une communication efficace entre artistes et acteurs culturels du monde entier. On lui doit notamment l’édition du précieux annuaire Sans Visa ( » guide des musiques de l’espace francophone et du monde « ), qui recense plus de 12 000 adresses et de nombreux articles thématiques (2). L’association organise régulièrement des » rencontres du réseau » mais aussi des colloques ou séminaires très fréquentés où s’échangent toutes sortes d’informations sur des thèmes précis. Le dernier en date : » Comment faire venir un musicien étranger en France ? » Avec cinq permanents, Zone Franche a su s’imposer comme un interlocuteur privilégié des institutions publiques, en créant un véritable » lobby des musiques du monde « . Lors du sommet des chefs d’États de la francophonie en 1993 (à l’Île Maurice), elle avait formulé une série de propositions concrètes pour faciliter la vie des musiciens. C’est sur la base de ce » cahier de doléances » que nous avons demandé à Philippe Gouttes, directeur de Zone Franche, un bilan de l’évolution de la scène des » musiques du monde « , en insistant plus particulièrement sur l’Afrique.
» À l’origine, Zone Franche était le bureau de liaison parisien du Conseil francophone de la chanson. Mais nous avons voulu nous affranchir d’un certain militantisme linguistique prôné par cette institution, surtout animée par des Belges et des Québécois, et qui s’intéressait presque exclusivement à la chanson en français. L’un des textes fondateurs de Zone Franche, écrit par Philippe Conrath, insistait sur la nécessité de prendre en compte les langues régionales, notamment africaines. Quand on parle de chanson dans l’espace francophone, les mêmes idées s’y déclinent en français, en arabe, en bambara ou en lingala. Il fallait donc ouvrir les oreilles, les portes et les frontières. Il nous semblait bien plus intéressant d’approfondir la réflexion sur les concepts de » musiques du monde » ou de » sono mondiale « , en se démarquant de celui de » world music « , qui dans le monde anglo-saxon a surtout une acception » business et marketing « . Notre approche a toujours été plus culturelle, échangiste, axée sur la diversité et le métissage. En même temps, nous devions nous méfier d’une certaine vanité française et francophone, de cette » exception culturelle » qui nous fait croire à bon compte que nous sommes partout et toujours les meilleurs ! »
» Nous sommes bien loin d’avoir atteint nos objectifs, mais il y a eu des avancées, surtout au niveau des organisations multilatérales comme l’AIF, l’UNESCO ou l’Union Européenne, mais aussi des politiques nationales. Les questions culturelles en général y sont mieux prises en compte qu’il y a une dizaine d’années.
Le problème, c’est que ces progrès profitent surtout aux secteurs qui ont une vraie dimension industrielle. Manifestement, le cinéma a des appuis, des entrées que le spectacle vivant n’a pas. La musique est assise entre deux chaises, puisqu’elle est très vulnérable sous sa forme vivante, mais puissante économiquement sous sa forme enregistrée, les deux étant très interdépendantes. La concentration récente de l’industrie du disque autour de quatre » majors » mondiales ne favorise pas la diversité, notamment pour ce qui est des musiques africaines
L’abandon de l’Afrique par les majors – dont la disparition d’EMI-Abidjan a été le dernier signe -, a laissé la musique africaine en jachère, la livrant aux pirates. En même temps, l’aide aux petites structures, aux » indépendants » s’est nettement améliorée. Il y a eu depuis dix ans un développement du microcrédit et de l’aide aux TE (très petites entreprises) qui a un peu bénéficié aux producteurs de disques. L’AIF, par exemple, a mis en place un programme d’avances remboursables, sur lequel Zone Franche a été consulté. La Banque mondiale et le FMI ont commencé à faire de même, pour la musique comme pour le cinéma.
La France, en tant que telle, intervient très peu en dehors des programmes de l’AFAA. Depuis la fusion du ministère de la Coopération avec celui des Affaires étrangères, le nouveau ministère a beaucoup moins de moyens que le budget total des deux anciens cumulés, plus celui du fabuleux réseau des centres culturels français que le monde nous envie mais qui est très menacé. S’il existe encore un cinéma africain, pourtant, c’est grâce à ce réseau, dont la musique a un peu profité, mais de moins en moins. »
» Les sociétés de droits d’auteur qui se sont mises en place sont parfois très bien structurées. Mais dès qu’elles commencent à prendre de l’importance, elles provoquent des envies qui mettent aussitôt tout le système par terre. On est bien obligé alors de poser la question : le système des droits d’auteur tel qu’il existe en Europe, et qui est très différent du système américain, est-il transposable dans les sociétés africaines ? Ce n’est pas à nous, mais aux Africains d’y répondre. Le métier de musicien n’a jamais été bien considéré en Europe, et encore moins en Afrique, où il n’implique en général qu’une rémunération en nature, lors de la participation aux fêtes, funérailles, mariages, etc. Il n’y existe pas de statut social de l’artiste, reconnu comme tel. Le modèle de la Sacem, ou même les lois internationales gérées à Genève, peuvent-elles s’appliquer telles quelles dans les sociétés africaines ? On a quand même vu récemment les deux principaux producteurs de cassettes maliens acculés à suspendre leurs activités, à faire » grève » pendant des mois, pour obliger leur gouvernement à agir
L’AIF et les autres organisations internationales n’ont fait qu’émettre des vux pieux. Quand on sait qu’à Dakar une cassette » officielle » se vend 1000 francs CFA alors que la même, piratée, s’achète 500 francs, cette réalité économique s’impose, face au prix du CD en Occident qui est quinze fois supérieur. Faute d’affronter cette réalité, on reste dans l’illusion et le faux-semblant, pouvant amener à des actes criminels, aussi barbares qu’inutiles : on a pendu plusieurs pirates au Nigeria, brûlé les kiosques de quelques trafiquants de cassettes ivoiriens, et cela n’a rien changé. Il existe désormais des lois internationales contre le piratage, mais elles ne sont appliquées que de manière policière. Or le tout répressif ne mènera jamais à rien. »
» C’est le domaine dans lequel on a sûrement le plus avancé. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la circulation des musiciens entre le Sud et le Nord est bien plus facile qu’il y a dix ans, et ce malgré les blocages provoqués par les politiques générales de restriction de l’immigration. La plupart des institutions internationales ont pris des mesures pour favoriser la mobilité des artistes. L’élargissement de l’Union européenne y a beaucoup contribué, y compris en faveur des artistes du Sud. Cela pose d’ailleurs une nouvelle question dans nos relations avec les associations de soutien aux immigrants : est-il légitime d’instituer une nouvelle différenciation, entre les artistes et les migrants économiques, ouvriers ou travailleurs saisonniers de l’agriculture ? Chacun a le droit de voyager librement, surtout dans un monde qui prétend abolir les frontières économiques et financières. Il est donc très délicat de vouloir faire des artistes une catégorie à part. Mais on ne peut nier qu’ils jouent un rôle symbolique, qu’ils sont des vecteurs d’échanges privilégiés sur le terrain des idées, et en particulier pour la généralisation de la démocratie et de la liberté d’expression. Si Internet permet aujourd’hui ces échanges, il reste virtuel. Il faut être très vigilant sur cette question. Les artistes et les créateurs n’ont pas plus de droits humains que les autres, mais leur liberté de circulation devrait être considérée comme prioritaire. C’est loin d’être le cas en France, où le ministère de l’Intérieur n’a accordé, en 2003, que 900 cartes de séjour spécifiques pour des artistes étrangers, dont plus de la moitié à des Européens extra-communautaires. Ce sont des cartes valables de trois mois à un an. Mais la plupart des musiciens ne demandent qu’un visa touristique, de trois mois maximum. Plus de 25 000 musiciens étrangers viennent se produire en France chaque année. Il y a quand même une évolution positive, une certaine bonne volonté à l’égard des artistes. Quand ils n’obtiennent pas leur visa, c’est souvent à cause de l’embouteillage dans les consulats, du manque de personnel pour étudier les dossiers. Il y a dix ans, il suffisait de faire intervenir telle personne bien placée ; ce favoritisme semble avoir presque disparu, et on ne peut que s’en réjouir
Mais on assiste à une nouvelle forme de discrimination, à cause de la lutte » antiterroriste » : récemment des musiciens ont dû annuler leur tournée en France faute d’avoir pu obtenir leurs visas à temps, parce qu’ils étaient Algériens alors qu’il existe des accords bilatéraux exceptionnels entre l’Algérie et la France pour faciliter les échanges culturels !
Un autre problème, c’est celui des musiciens qui profitent d’une tournée pour se perdre dans la nature et rester en Europe. C’est vrai que l' » affaire Papa Wemba » n’a pas arrangé les choses. On a même vu récemment un consulat exiger du directeur d’une grande salle parisienne qu’il s’engage par écrit à raccompagner lui-même les musiciens à l’aéroport !
C’est vraiment un faux problème : la plupart des artistes africains souhaitent simplement pouvoir aller et venir librement, et non s’installer en Europe. Dès qu’on leur en accordera le droit, ce problème disparaîtra. Et puis pourquoi ne pourrait-on pas développer une notion d’asile artistique, sur le modèle de l’asile politique ? Qui oserait dire que la France aurait dû refuser d’accueillir Chagall quand il fuyait les pogroms dans sa Russie natale ? L’Europe du XXIe siècle doit-elle être moins accueillante que celle du début du XXe siècle ? »
» Sur le marché du disque, le taux de pénétration des » musiques du monde » n’a pas beaucoup évolué en France et en Europe depuis dix ans. Il se situe entre 9 et 13 %. Il est plus important sur la scène, dans les concerts et les festivals. La place des musiques africaines y a plutôt diminué, au profit de celles de l’Amérique latine, de l’Asie et de l’Europe orientale. Les festivals sont dans une situation difficile. Leur public s’accroît, mais ses exigences aussi, en matière de professionnalisme, d’accueil, de lumières, de sonorisation, de qualité dans tous les domaines. Or les subventions stagnent, et les organisateurs n’ont pas d’autre solution que de réduire leur durée et le coût de leur programmation. Ils sont de plus en plus enclins à passer des accords entre eux, pour réduire les coûts en multipliant les concerts des artistes étrangers. Il y a donc moins de groupes invités, mais ils tournent davantage. C’est d’ailleurs la politique des institutions comme celle de l’AIF, qui, pour contribuer au budget des voyages, exige au moins une dizaine de dates. Il y a donc plus de concerts, mais moins d’artistes invités. »
» Sur ce plan, le bilan est très négatif. Les médias français et européens en général ont fortement réduit la place accordée à la promotion des musiques du monde, et de la musique en général. Cela s’explique par leurs liens de plus en plus étroits avec le marché, et par le fait que ces musiques ne leur paraissent pas rentables : leurs producteurs ne sont pas très acheteurs de » surface publicitaire « . À la télévision française, il n’y a guère qu’Universal qui fasse de la publicité. La presse et les radios généralistes ne cessent de réduire la place accordée aux musiques du monde, et il ne reste plus que les radios communautaires et locales, sur lesquelles nous avons décidé de concentrer notre action. Nous éditons régulièrement une compilation en CD que nous adressons à 1500 stations, 900 en France et 600 dans le reste de l’Europe.
Nous essayons de le faire d’une façon objective, sans nous comporter comme des » critiques avant les critiques « . Chaque CD comporte vingt titres, le but n’est pas de forcer à la diffusion, mais d’ouvrir les oreilles des journalistes et des programmateurs.
Il y a un autre domaine qui nous tient à cur, mais dans lequel nous avons échoué jusqu’ici faute de moyens : c’est la sauvegarde, chère à notre cofondateur Frank Tenaille, du patrimoine des musiques du monde
pas seulement de ses archives enregistrées, mais aussi du patrimoine vivant qu’incarnent tant de musiciens plus ou moins vieux, notamment en Afrique, héritiers de traditions magnifiques qui risquent de disparaître avec eux. «
Notes
1. www.zonefranche.com – 113-115, rue Danielle Casanova, 93200 Saint-Denis France, Tél : + 33 (0) 1-48-13-16-04, Fax : + 33 (0) 1-42-43-14-50, Email : [email protected]
2. L’annuaire Sans Visa sera bientôt réactualisé en permanence par une base de données sur Internet.///Article N° : 4131