#11″Se soulever contre le colonisateur crée une communauté de lutte, mais ne crée pas ipso facto une identité nationale »

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Mozambique : 40 ans de construction identitaire nationale par le Frelimo
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Le Mozambique obtient son indépendance le 25 juin 1975, après plus de dix ans de guerre d’indépendance. Le Frelimo (Front de Libération du Mozambique), d’obédience marxiste, prend alors le pouvoir, qu’il conserve jusqu’aujourd’hui. Tout le programme du Frelimo est de créer l' »homme nouveau », et de parvenir coûte que coûte à unifier la nation mozambicaine, composée de peuples très différents. Cette volonté marque l’histoire et la sociologie du pays jusqu’à nos jours.

Michel Cahen est un historien français, ancien directeur-adjoint (1) du centre de recherche LAM (Les Afrique dans le Monde (2)) à Sciences Po Bordeaux. Ses recherches concernent principalement l’histoire politique contemporaine des anciennes colonies portugaises. Une partie consistante de son travail porte sur le Mozambique – qu’il a parcouru de long en large et étudié depuis 1975 -, mais aussi sur la lusophonie et la critique des analyses postcoloniales. Il est actuellement membre associé de la Casa de Velázquez (Madrid) et chercheur visitant à l’Instituto de Ciências Sociais (Lisbonne).

Votre premier séjour au Mozambique a eu lieu en juillet-août 1975, soit juste après l’indépendance du pays. Pourriez-vous nous raconter les circonstances de ce voyage, et l’impact qu’il a eu sur vos recherches postérieures ?
Le Mozambique a accédé à l’indépendance le 25 juin 1975. J’étais à l’époque étudiant en maîtrise d’histoire à la Sorbonne (université de Paris 1) et, chaque été, je faisais de grands voyages en Afrique, en auto-stop (les vacances universitaires étaient longues) ; les années précédentes j’avais été au Maroc, puis j’avais traversé le Sahara pour aller à Dakar, au Mali, dans le sud-Algérien, etc. C’était beaucoup plus facile de voyager ainsi à l’époque qu’aujourd’hui. Les camions transsahariens étaient une aubaine pour le voyageur. J’avais été très intéressé par la situation de ce qui était encore le Sahara espagnol. Mais en 1974, il y a eu la Révolution des Œillets au Portugal. J’étais alors en « transit » entre le Parti communiste (que je venais de quitter) et la Ligue communiste révolutionnaire (que je n’avais pas encore rejointe), mais tous, nous avions évidemment une vive sympathie pour ce qui se passait au Portugal et pour la décolonisation qui s’amorçait. Tous mes camarades partaient au Portugal pour « voir la révolution », et moi, j’ai décidé que j’irai visiter le Mozambique car un ami portugais, Jean-Yves da Silva, pensait y aller, connaissant des Mozambicains établis au Portugal qui y rentraient. Après avoir passé mon CAPES d’histoire-géographie, je suis donc parti, à l’été 1975. Après un long périple à travers l’Afrique de l’Est, je suis finalement arrivé à la frontière Malawi-Mozambique début juillet 1975. Je n’avais aucun visa, aucun sauf-conduit pour le Mozambique. Mais à la frontière, un soldat métis du Frelimo (Front de libération du Mozambique) ne sut que faire de moi et me délivra une guia da marcha (sauf-conduit) afin de me présenter au parti, à Tete.
Nous sommes entrés ainsi au Mozambique, au milieu de la brousse en feu (c’était la période des feux de brousse). Le chauffeur du camion était un Portugais, ancien membre des comandos de l’armée coloniale, qui souhaitait rester au Mozambique. Il était très sympathique avec moi mais j’avais remarqué que, dès que j’étais monté dans le camion, le boy noir (on dit « boy » au Mozambique, pour le domestique, l’auxiliaire…), auparavant assis aux côtés de son patron, était passé dans la benne, à l’arrière. Et le boy préparait la nourriture mais ne mangeait pas. Je m’en enquis auprès de mon hôte, et je me souviendrai toujours de son regard sincèrement étonné : « Pedro ? Mas Pedro só come à noite… » (« Pedro ? Mais Pedro ne mange que le soir… »). Ce fut le déclic : ma maîtrise d’histoire portait sur la « mise en valeur des colonies françaises » du ministre Albert Sarreau, et j’avais remarqué le phénomène de l’idéologie des « petits blancs », qui nourrissaient un sentiment républicain-colonial, vivait en proximité des Africains – mais proximité ne veut pas dire, loin de là, absence de racisme. C’était, justement, un racisme de proximité. Le comportement de ce chauffeur de camion me fit penser : « je suis en terrain connu, voici un autre cas de colonisation par des petits blancs ! ». Le chauffeur conduisait avec, à ses côtés, ce boy noir. Mais dès que j’étais apparu – son Autre pareil – le boy était passé à l’arrière, dans la benne. Et il ne mangeait que le soir, tout en nous préparant tous les repas. À ce chauffeur de camion raciste petit blanc, je dois mon engagement dans les études mozambicaines et portugaises.
Nous arrivâmes à Tete, je me présentai au Parti qui me donna une autre guia da marcha pour aller me présenter au parti à Beira. Ensuite, j’ai voyagé dans tout le pays, en auto-stop depuis Lourenço Marques (Maputo, à l’extrême-sud), jusqu’au Rovuma, le fleuve frontalier avec la Tanzanie, que je traversai en pirogue, pilotée par un soldat du Frelimo.
Pendant ce premier périple au Mozambique, j’ai assisté à de nombreux meetings, et j’ai pu témoigner de la dénonciation publique des « réactionnaires », c’est-à-dire des anciens colons mais aussi de tous ceux qui ne pensaient pas comme le Frelimo, même s’ils étaient anticolonialistes et de gauche. Le parti unique se mettait en place, avec tous ses effets dévastateurs. Or, comme je l’ai dit au début, j’étais entré en dissidence du Parti communiste notamment sur la question du parti unique : il n’y a pas une ligne, dans toute l’œuvre de Marx, en faveur du parti unique et même la « dictature du prolétariat » n’est pas du tout synonyme de parti unique. Bref, dès le début, j’eus un regard critique, en tant que marxiste, sur le nouveau pouvoir mozambicain qui allait se proclamer « marxiste-léniniste » en 1977. Cela me permit de me poser des questions que de nombreux autres intellectuels de gauche occidentaux ne se posaient pas. Ils étaient passés du soutien inconditionnel à la lutte anticoloniale menée par le Frelimo (Mozambique), le MPLA (Angola) et le PAIGC (Guinée-Bissau), au soutien inconditionnel aux partis uniques au pouvoir. Ils ne critiquaient que « les erreurs de l’État dans l’application de la juste ligne du parti », ils voyaient bien que les villages communaux (regroupement forcé des paysans d’habitat dispersé) ne marchaient pas : cependant ils n’en remettaient pas en cause le paradigme de modernisation autoritaire, mais simplement des erreurs d’application, etc.
C’est ainsi que tout a commencé. Après dix ans d’enseignement secondaire, je suis entré au CNRS en 1988 et depuis 1990, je suis resté au centre d’études « Les Afriques dans le Monde » de Sciences Po Bordeaux.

Vous avez beaucoup travaillé sur la relation entre nationalisme et anti-colonialisme au Mozambique. Pourriez-vous nous résumer vos travaux sur la question ?
Les militants anti-colonialistes d’Afrique portugaise se sont, en général, appelés eux-mêmes « nationalistes ». Dont acte. Mais sur le plan des sciences sociales, il faut remarquer une grande confusion : « nationalisme » est considéré comme synonyme d' »anti-colonialisme ». Or si ces deux phénomènes se croisent souvent dans l’histoire, ce sont deux processus différents. Se soulever contre le colonisateur crée une communauté de lutte, mais ne crée pas ipso facto une identité nationale. Le nationalisme est l’expression politique d’une nation : par exemple, le nationalisme polonais luttait pour la récupération de l’indépendance de la Pologne, disparue au XVIIIe siècle dans le partage entre la Prusse, la Russie et l’Autriche. Mais les territoires coloniaux ont été découpés à la hache lors des rivalités inter-impérialistes de la fin du XIX et du début du XXe siècles. Ils ne correspondent pas (sauf quelques exceptions) à des aires nationales préexistantes. Au Mozambique par exemple, 23 des 25 groupes « ethnolinguistiques » (pour reprendre les désignations des recensements) continuent de l’autre côté de la frontière avec l’Afrique du Sud, le Swaziland, le Zimbabwe, le Malawi et la Tanzanie. On peut parfaitement comprendre que, pour les besoins de la lutte, il fallait la mener à l’échelle de la colonie. Mais décréter que, ipso facto, ce serait la colonie qui deviendrait la « nation », cela était nier la pertinence des identités existantes, que je préfère appeler « nations africaines précoloniales » plutôt que « ethnies » ou « tribus ». Pourquoi serait-ce « ethnie » quand on est en Afrique, et « nation » quand on est en Europe, sauf si c’est la colonie – création européenne – qui devient indépendante et est alors acceptée comme « nation » ? Cela induit un paradigme de modernisation autoritaire où la « construction de la nation » (en fait, son imposition), se fait contre les nations africaines précoloniales, contre les langues nationales, contre les rapports sociaux originaux au sein de la paysannerie. Le modèle n’est pas d’avancer, petit à petit, vers une nation de nations, mais de proclamer une nation homogène, en fait, de type jacobin européen. C’est ce que j’ai appelé, à la suite de mon collègue mozambicain Luís de Brito, le « nationisme », un processus très différent du nationalisme. La lecture « nationaliste » de l’histoire délégitime tout ce qui n’entre pas dans ce modèle : soit des expériences antérieures de résistance qui se faisaient au nom d’une terra ou d’un peuple, mais non point au nom du « Mozambique » sont considérées téléologiquement comme « proto-nationalistes », en quelque sorte la préhistoire du national, soit, si cela perdure, alors cela devient du « tribalisme ». Le paradoxe est que sont alors considérés comme « nationalistes » ceux et seulement ceux qui ont accepté que la colonie, en bloc, soit la « nation »…
Le modèle est resté très portugais et a provoqué un fort processus de marginalisation de pans entiers de la population, qui a créé une base sociale pour la rébellion de la Renamo (Resistência Nacional Moçambicana), soutenue par l’Afrique du Sud. Mais cela correspondait bien à la trajectoire socio-culturelle de la petite élite politique qui prit le pouvoir au sein du Frelimo au tournant des années 1970, une élite principalement de l’extrême-Sud et de la capitale, donc urbaine, qui voulut utiliser l’État pour asseoir son modèle de nation. De ce point de vue, il n’y a pas de rupture entre la période « marxiste-léniniste » de parti unique et la période néolibérale de convenance pluraliste : grandes entreprises d’État appuyées par la coopération des pays de l’Est ou entreprises capitalistes étrangères ou en joint-venture, il s’agit toujours d’investissements à haute teneur en capital fixe incapables de dynamiser l’agriculture paysanne et de produire une accumulation locale non génératrice d’endettement. Mais l’idée de la modernité existant dans l’élite est uniquement en béton, avec des machines lourdes, en portugais, etc.

Quel a été le rôle des artistes et des intellectuels dans la définition et la diffusion de l’idéologie nationaliste mozambicaine ?
Je dirais qu’il n’a pas été très grand, mais non négligeable… Pendant la période de la lutte armée, le Frelimo a exalté et utilisé la poesia da combate (poésie de combat), même si, à la base, il y eut une production poétique pas forcément contrôlée par le comité central du Frelimo (voir pour cela les travaux de Maria Benedita Basto). Les bulletins du Frelimo incluait toujours quelques pages de poésie. Ensuite, lors de la prise du pouvoir, la littérature, la peinture, etc., ont été considérées comme des vecteurs importants de l’affirmation « nationale » (ou, selon moi, « nationiste »). Une littérature presque exclusivement en portugais (langue maternelle de 1,27% des Mozambicains en 1977), et contrôlée par le pouvoir. Cependant, le Frelimo a eu l’intelligence de laisser une marge d’autonomie à ses écrivains et artistes, même si certains ont eu, au début, des ennuis pour s’être « compromis » avec les Portugais (s’agissant d’artistes restés au Mozambique et n’ayant pas rallié le Frelimo dans l’exil). Il n’y a pas vraiment eu de « réalisme socialiste » à la Jdanov. Le rôle critique de la littérature est assez rapidement redevenu important et l’est resté. Cela n’est pas forcément une remise en cause du modèle « nationiste » tel que je l’ai décrit, mais dénonce les abus, la corruption, l’abandon des idéaux, etc.

Selon vous, l’imaginaire national mozambicain imposé de façon autoritaire par le Frelimo, sur une vision moderne, urbaine, anti-tribale et unie de la nation, s’est traduit par une négation des identités rurales et des rapports sociaux traditionnels, et a conduit à une marginalisation d’une grande partie du pays, en faveur d’une petite élite urbaine. Cela expliquerait le soutien d’une partie des populations rurales à la Renamo, qui bien que diabolisée par le Frelimo comme suppôt de l’Afrique du Sud apartheidiste, s’est maintenue bien au-delà de ce soutien extérieur, et obtient depuis la fin de la guerre civile en 1992, des résultats électoraux allant de 18 à 39 % des voix et la majorité dans certaines régions.
Je tiens à préciser un point : dénoncer le paradigme de modernisation autoritaire du Frelimo n’est pas du tout dire que la paysannerie refuse la modernité ou la modernisation. Si une innovation permettait de vivre mieux, les paysans étaient les premiers à s’en saisir. C’est ce qui s’était passé dans les années 1950 avec la noix de cajou, une culture qui ne faisait pas partie de la diète habituelle, que ne contrôlaient donc pas les chefs traditionnels, qui fut dès le départ monétarisée et permit donc à de jeunes paysans et à des femmes de gagner une part d’autonomie. L’utilité sociale de cette innovation a permis un considérable développement de cette culture, dont le Mozambique fut le premier producteur mondial en 1973, ayant dépassé l’Inde.
Mais quand la « modernisation » signifie que l’on doit abandonner son habitat dispersé, là où sont les esprits des ancêtres, pour venir s’installer dans des villages communaux aux rues bien perpendiculaires, où la terre va devoir être partagée entre trop de personnes et rapidement s’épuiser, où les « arrivants » des lignages extérieurs vont tomber dans la dépendance du lignage de ceux qui étaient déjà sur place, etc., bref si cette innovation provoque un appauvrissement des paysans, alors elle est refusée. Pour le Frelimo, il s’agissait d’une tentative de « moderniser la paysannerie » (on disait « Il faut organiser le peuple ») et d’étendre l’appareil d’État en brousse, mais il a concentré les producteurs sans avoir les moyens de concentrer les moyens de production (engrais, pesticides, irrigation, tracteurs, etc.). Ce fut une catastrophe agricole, sociale, culturelle, cultuelle et politique. Aussi, quand la Renamo arrivait, incendiait le village communal, tuait son président (et toute sa famille) et demandaient aux paysans de retourner vivre « comme avant », elle construisait facilement sa base sociale.
Aujourd’hui, tout cela est bien fini, mais le quadrillage de la population par le parti est considérable (jusqu’à des « chefs de dix maisons », qui sont tous membres du Frelimo), et les chefs traditionnels ré-intronisés sont uniquement ceux qui sont membres du parti. La fin de la guerre n’a pas permis une ouverture sociale du pouvoir, un meilleur partage des richesses, ce qui a redonné de la légitimité à l’ancienne rébellion devenue le principal parti d’opposition, et qui a gardé une partie de ses armes. La situation est très tendue en ce moment au Mozambique car le modèle est celui du « the winner takes all » (le vainqueur prend tout) : ainsi, même dans les cinq régions où la population vote depuis des années majoritairement pour la Renamo (malgré la fraude électorale), non seulement les gouverneurs provinciaux, mais la totalité du maillage territorial (administrateurs de district, chefs de poste, directeurs de service, bénéficiaires des fonds de développement, etc.) reste 100% Frelimo, ce qui provoque un sentiment d’exaspération et une volonté de jeunes très pauvres du centre et du Nord de repartir en guerre. Les seules exceptions sont les municipalités, mais implantées seulement dans certaines villes (il y en a 53), pas dans d’autres et pas à la campagne. L’opposition en gagne entre trois et cinq selon les fois, dont la seconde ville du pays, Beira, soit pour la Renamo (entre 1998 et 2003), soit pour le MDM (Movimento démocrático de Moçambique, depuis 2008) car la Renamo a boycotté les dernières élections locales.
La Renamo a refusé le résultat des dernières élections (octobre 2014) et a exigé, en échange, que les provinces où elle a été majoritaire deviennent des collectivités locales (autarquias) autonomes. Cela n’était pas très habile, rompant avec l’idée d’une même administration pour tout le pays. Il eût mieux valu revendiquer la démocratisation de toutes les régions (pourquoi, dans toutes les provinces, le gouverneur ne serait-il pas élu par l’assemblée provinciale, qui nommerait aussi l’administration ?). La décentralisation, techniquement, est souvent saluée par les experts internationaux, mais ceux-là ne voient pas qu’elle est un leurre : si tous les administrateurs de district et chefs de poste sont membres du Frelimo, parti hautement centralisé, et lui obéissent, la décentralisation est, au mieux, une simple déconcentration.

En opposition à la négation (par le Frelimo) de la diversité nationale, vous pensez qu’un État peut se penser sans nation, en réhabilitant la notion d’ethnie plutôt que de systématiquement la dévaloriser ?
Je n’ai pas de problème avec le concept d’ethnie, s’il est bien clair qu’il s’agit d’une identité sociale historiquement produite, et non point d’une « race » ou d’une « identité primordiale ». Le fait que les gens raisonnent et sentent de cette manière (mythes d’origine, tabous alimentaires partagés, « sang commun », etc.) ne signifie pas que les sciences sociales doivent renoncer au concept d’ethnicité. L’ethnie n’a pas été « inventée par le colonisateur pour mieux diviser », parce qu’il s’agit du mouvement social des identités, en Afrique comme dans n’importe quelle population du monde. Que le colonisateur, le missionnaire, le régime post-colonial, aient pu remanier certaines identités (en traduisant la bible dans telle langue et pas dans une autre ; en favorisant économiquement telle aire et pas telle autre, etc.), est plus que certain mais on ne crée pas l’identité des gens à partir de rien. La « communauté imaginée » est un processus historique de longue durée.
Comme je l’ai dit supra, la lutte imposait certainement d’accepter le cadre de la colonie comme espace de la guerre de libération, dans un contexte d’intangibilité des frontières coloniales accepté par l’OUA dès 1963. Cela n’imposait pas la négation des identités antérieures et locales. Si une République, même sans nation (je veux dire, sans nation à l’échelle de la colonie) est ressentie par les habitants comme la garantie de leur progrès économique, social, culturel, alors il se produira une identification politique de ces derniers à cette République. C’est ainsi que des Alsaciens germaniques sont devenus des Alsaciens français : il était meilleur d’être citoyens de la République française que sujets du roi de Prusse. Et l’identification politique, avec le temps, peut croître en un sentiment national comme principale identification, qui peut se conjuguer avec le maintien, et même le renforcement, des nations africaines préexistantes, justement grâce à cette nouvelle République. C’est ce que j’appelle une nation de nations, pas une simple fédération mais une identité d’identités. De ce point de vue, le modèle que tente Evo Morales en Bolivie, devenue « État multinational » depuis la nouvelle constitution, me semble extrêmement intéressant ; il s’agit de la délatinisation de cet État latino-américain, d’un nouvel équilibre entre la nation coloniale hispanique et les nations indiennes indigènes. L’imposition, dans le cadre d’un paradigme de modernisation autoritaire (qu’il soit « marxiste-léniniste » ou néolibéral), d’une « nation » post-coloniale contre les nations africaines précoloniales, qui plus est dans le cadre du capitalisme périphérique où l’État – à supposer qu’il le veuille – ne parvient pas à être la garantie du progrès, ne provoque pas le phénomène d’identification politique qui pourrait ensuite croître en identification culturelle nationale. Au contraire, cette imposition provoque des réactions anti-étatiques. La base sociale de la Renamo s’explique en grande partie par la volonté de se protéger de l’État moderne de la périphérie capitaliste, pendant la guerre civile (1977-1992) comme depuis.
Attention ! Je ne dis pas qu’une « nation mozambicaine » n’existe pas ! Mais si l’on cesse de confondre – défaut bien français – la communauté des citoyens (la « cité ») et la communauté identitaire (ensemble des gens qui ressentent une certaine appartenance : par exemple, la nation), alors la nation mozambicaine existe mais est minoritaire au Mozambique, tout comme la « nation yougoslave » était minoritaire en Yougoslavie (moins de 10% des gens indiquaient, dans les derniers recensements, « yougoslave » comme identité principale, préférant celles de « serbe », « croate », « kosovar », « bosniaque », etc.). Les Mozambicains savent bien qu’ils sont « mozambicains », car ils savent dans quel espace territorial ils vivent, de quel chef ils dépendent, etc. Mais cette identification politique minimale ne signifie pas que la « mozambicanité » soit le sentiment principal d’identité ethnique (je dis « ethnique » s’agissant de la « nation » car cette dernière n’est rien d’autre qu’un degré d’ethnicité parmi d’autres). N’est-il pas significatif que, dans le vocabulaire politique populaire au Mozambique, la capitale (Maputo) soit souvent désignée comme « la nation », ainsi opposée au reste du pays ?
Un autre modèle d’État permettrait de tenir bien mieux compte des réalités socio-culturelles du pays. Par exemple, le Frelimo a entièrement reconduit les divisions régionales internes du colonisateur, dont les « districts » ou « provinces » n’avaient évidemment pas pour but de respecter les identités populaires. Il ne s’agirait pas de faire des régions ethniquement homogènes (ce n’est ni souhaitable ni possible, car il y a toujours des interpénétratons dues aux migrations historiques ou récentes), mais on peut redécouper les régions en tenant compte des langues parlées pour permettre le bilinguisme ou le trilinguisme local de l’appareil d’État. On peut alphabétiser les enfants en langues africaines pour aboutir à un bilinguisme généralisé langue bantoue/portugais (aujourd’hui les langues africaines ne sont utilisées, et pas toujours, que lors des 1e et 2e années du primaire, juste pour mieux apprendre, ensuite exclusivement, le portugais). On peut démocratiser, comme on l’a vu, le fonctionnement de toutes les régions, une fois redécoupées et leur donner une vraie part des ressources minérales. Il faut changer la capitale située à l’extrême-sud du pays (imaginerait-on les effets d’une capitale française située à Perpignan et faite prototype de la nation entière et centralisée ?) et l’implanter au centre (Zambézie). Il faut arrêter de concentrer les investissements étrangers uniquement en fonction de la localisation de la capitale (80% des investissements pendant très longtemps) ou des nouvelles ressources minérales dont ne profitent pas, loin de là, les habitants (expulsions de paysans, pollution, etc.). Il faut « départidariser » l’appareil d’État (aujourd’hui, seul le Frelimo a le droit d’avoir des cellules dans l’administration et tous les responsables de l’administration sont membres du parti). Il faut des élections libres et transparentes… Le problème est que les deux partis d’opposition (Renamo et MDM) ont été incapables d’imaginer une autre culture politique que celle du Frelimo. Ils veulent changer les gens au pouvoir, mais l’ennemi reste le modèle. Le Frelimo a gardé l’hégémonie sur l’imaginaire national.
Depuis octobre dernier, je suis extrêmement inquiet sur un danger imminent d’une nouvelle guerre civile. Il y a déjà eu des incidents violents pendant 18 mois, en 2013 et 2014 et un nouvel accord e paix le 5 septembre 2014, qui a permis la tenue des élections le 15 octobre. Récemment, il y a eu trois tentatives d’assassinat du président de la Renamo, organisées par des secteurs des forces de sécurité, même si le nouveau président, Felipe Nyusi, se dit officiellement partisan du dialogue : double langage ou ne contrôle-t-il pas ses forces armées ? Des combats, encore circonscrits, se déroulent tous les jours en Zambézie et dans le massif montagneux de Gorongoza. On a arrêté deux suspects de l’assassinat de Gilles Cistac (3 mars 2014), un juriste franco-mozambicain assez lié au Frelimo mais qui avait dit que la constitution permettait d’accepter l’autonomie des régions où la Renamo était majoritaire. Mais ces suspects n’ont pas été présentés à la presse, n’ont pas pu lui parler et on ne sait rien des commanditaires. Du reste, comme l’avait dit Matias Guente, du journal d’opposition Canal de Moçambique, interviewé par Le Monde/Afrique en avril 2014, «  Aucun assassinat à caractère politique n’a jamais été élucidé au Mozambique ».

(1) De 2003 à 2012
(2) Ancien CEAN (Centre d’Études d’Afrique Noire)
Propos recueillis le 22 novembre 2015///Article N° : 13329


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