1er septembre 1999

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Des présidentielles de 1997 à celles de 2001, huit élections nationales se sont tenues à Madagascar. Plusieurs intellectuels se sont posés la question de leur candidature. Cet extrait de correspondance entre écrivains, daté de 1999, se posait alors la question de ce qui importerait à l’opinion électorale malgache à une époque où parler politique est considéré comme « culturellement incorrect ».

le 1er septembre 1999

Souviens-toi que des adversaires il y en a par définition, des ennemis par ordre des choses et que si tes pairs te choisissent c’est qu’ils espèrent que tu porteras haut leurs couleurs certes, mais surtout que tu serviras sans difficulté majeure leurs intérêts. Tant qu’ils sont convergents avec tes propres axes, pourquoi pas. Sinon la politique te perdra comme tant d’autres avant toi. Et en croyant mener, tu seras mené ; en croyant gérer, tu seras commandé ; en te croyant chef, tu ne seras que populaire ; en te croyant élu tu ne seras que l’intersection d’intérêts particuliers…
Je te disais :  » la vie est courte, lead !  » Nous avons un vrai problème dans ce pays. Non pas comme on le pense, un problème de leader, mais une question de leadership…
 » Teny « , Parole
Il y a une (ou des) situation collective telle qu’on se trouve embrigadé, lié dans un silence d’impuissance. C’est ce que les Malgaches nomment  » si tu avances Grand-Père meurt, si tu recules Grand-Mère meurt  » (1), bien avant que l’école de Palo Alto parle de  » double bind  » ou double contrainte. La dynamique ou le changement n’intervient alors souvent que par la parole ou la conduite ordaliques :  » advienne que pourra « ,  » à Dieu va « ,  » mourir avec les Philistins « ,  » on verra bien « ,  » on ne peut pas prévoir « ,  » on n’y peut rien « ,  » on ne fait pas exprès « … (2) Si tu veux être élu, tu ne peux laisser se développer cette attitude. Si tu veux être politique, tu ne peux t’y cantonner par excuse puisqu’il s’agit essentiellement de prévoir, organiser et diminuer les incertitudes. Briser ce silence c’est rompre avec cette attitude puisque la politique consiste à réduire les aléas.
L’autre type de parole est une parole que je qualifie d’hystérique. Ce n’est pas péjoratif ni particulièrement féminin. Ce peut être aussi une conduite hystérique dans le sens de dénonciation transgressive. Je dirais qu’elle est ainsi porteur de changement. Ce type de parole ou de conduite apparaît dans des situations collectives où la domination est si forte que la parole ne trouve à sortir qu’avec beaucoup de violence. Le porteur de cette parole en est souvent chargé implicitement par le groupe. Je pense que tu connais et maîtrises les finesses de ce processus pour l’avoir pratiqué. C’est un registre qui peut être capitalisé, voire continué à être joué à condition de l’assujettir aux axes dont nous parlions au début. Mais c’est un registre essentiellement d’opposition et dont on peut perdre le contrôle à tout moment.
Le troisième type est ce que j’appelle parole politique ou stratégique. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, elle n’exclut pas les deux pré-citées mais sait en faire un mélange dosé. Elle est consciente de la part du hasard de celle du politique. Elle puise dans les aspirations profondes qui sont à la racine de l’hystérie. Elle ose nommer comme le fait cette dernière. Mais elle assigne au tout une ligne d’action et de conduite servant des objectifs constructifs. Rares sont ceux capables d’en faire un usage optimal.
Maintenant, quels intérêts ces objectifs servent-ils ?
 » Fahamasinana « , Ethique
Cette parole politique est forcément sous-tendue par une éthique, une absence d’éthique qui tient lieu d’éthique. Aie la tienne.  » Ahy  » (3). La morale bourgeoise ou la morale chrétienne ne suffiront pas à nourrir une éthique qui serve de boussole au politique. Si l’électorat sent ou voit que tu cultives cela, il te sera favorable. D’autant plus si ton existence adhère effectivement à son éthique. C’est un électorat qui admire la rhétorique, qui s’en amuse, mais ne s’en contente plus. Les règles de la bonne gouvernance ne suffiront pas non plus à constituer cette éthique à ses yeux.
 » Fahamarinana « , Vérité
Ton éthique sera explorée par l’électorat au moins sur deux choses :
La vérité. Tu pourrais traduire par sincérité mais comme tu le sais, il existe des mensonges convaincus et parfois, mais parfois seulement, convaincants. Tu es quelqu’un qui est arrivé à l’âge adulte dans une société où la dissimulation est un art de survie. Ce qui est une grande force. Mais peut-être aussi la pire des faiblesses, la faille la plus auto-destructrice, le talon d’Achille. La dissociation ou la dilution identitaires est un risque inhérent à la problématique du double ou du multiple. D’où peut-être le concept : cacher sans cacher. Si tu veux être tranquillement fort, prépare-toi au jour où la vérité sera préférable à la dissimulation et dis-toi clairement que  » la vérité est soutenable « . Ne pas dire la vérité en politique empêche la plupart des politiciens d’accéder à la grandeur du politique. La vérité n’affranchit-elle pas ? C’est aussi fermer la porte à tout chantage, préserver l’unité de son identité, assumer ses choix et les défendre. Quand je regarde, ne serait-ce que le comportement des Malgaches qui travaillent en entreprise, par exemple, je ne peux qu’imaginer tout ce qu’on gagnerait à insuffler aux gens de force d’âme nécessaire pour faire face, maintenant que d’autres enjeux que la survie sont à poursuivre. Tu es capable de développer cette force.
L’authenticité. Tu n’aimes pas le mot engagement. Disons cohérence. Y-a–t-il cohérence entre ce que tu dis, ce que tu vis et ce que tu construis ? Tes gestes disent-ils ce que ta bouche profère ? Quels sont tes comportements marchands par exemple ? Quelles sont tes conceptions de l’argent ? Quelle est ta conduite patrimoniale ? Comment gères-tu les désirs de ta famille dans ce domaine et les tiens propres ? Quelles sont tes frustrations ? Celles de ta femme ? De tes enfants ? De tes relations et réseaux ? Quels sont tes modes de transactions ? Quelles sont les revanches attendues des uns et des autres ? Dans quelle mesure es-tu chargé à ton voulu ou à ton insu d’investir et de résoudre toutes ces attentes ? Quelle est ta capacité à dire non. Les récurrences cliniques observées en pathologie psychologique à Tananarive montrent un trait culturel flagrant : un nombre impressionnant de gens tombent malades quand il leur a fallu, ou faudrait, dire clairement non. Quelle est au fond ta capacité à dire oui à tes aspirations les plus profondes ? Nous ne sommes toujours pas capables de définir dans ce pays ce que nous voulons vraiment !
L’idéal est de défendre ses actes et bien au-delà, ses axes, dans le registre de la réalité de ce qu’on est. Encore faut-il être capable de se connaître, de se sonder sans complaisance, capable d’être en contact avec ses aspirations profondes et les défendre en les distinguant d’autres éléments. Le sauras-tu ?
Ces deux critères d’évaluation de l’électorat sont intuitivement opératoires chez beaucoup de gens mais ils sont alimentés par des informations objectives et les rumeurs (d’où importance de la notoriété dite aussi re-nommée). Il en existe beaucoup d’autres mais ce sont les deux nécessairement présents. Ils établissent les fondements de la crédibilité et donc de l’éligibilité.
Il existe un troisième critère qui bien plus que fondement est un critère-clé.
 » Fitiavana « , empathie
L’empathie : vertu-clé chez les Malgaches.  » Mets-toi à ma place  » (4). C’est sans doute pour eux la traduction la plus proche, la moins traître de ce qu’ils entendent avant tout dans  » amour  » (5), c’est-à-dire  » souci  » (6) dans le sens de  » avoir le souci de  » (7) (un des registres de  » l’amour  » (8) en action). Beaucoup de politiciens font l’erreur de croire qu’il s’agit de gagner la sympathie de l’électorat en faisant preuve de sympathie à son égard ou en sympathisant avec lui. Sympathie consiste en fait en un pathos synchrone (pathos voulant dire aussi passion dans tous les sens du terme : amour, souffrance, intérêt…). Le capital sympathie est un potentiel d’éligibilité bien sûr mais pas optimal. Pour mesurer tout le différentiel de potentiel entre sympathie et empathie, sondes la nuance entre  » agréable « ,  » gentil  » et  » soucieux de  » que le Malgache qualifie de  » humain  » (9). L’empathie n’est pas un pathos synchrone mais un pathos partagé. Pour beaucoup de politiciens, ce pathos de toute façon est un pli qui est pris. Qui se soucie encore du peuple ? Qui a le souci du peuple ? Se contenter de la sympathie, c’est affaiblir son jugement et se priver d’un large rayon d’action.
Cela sert aux gens à établir rapidement dans quel genre de politique ils vont te classer. Quels genres d’écoute et de considération ils peuvent espérer obtenir et sur quel mode d’interaction la relation va se fonder. C’est un registre très délicat où toute la subtilité et la susceptibilité malgaches jouent.  » Am-pitiavana « ,  » avec amour « , très bien, mais fitiavana sympathique ou fitiavana empathique ? Là est la question malgache.
A côté de tout cela, il y aura, bien sûr, la perception de ta capacité à gérer les affaires publiques…

1.  » mandroso maty Raibe, mihemotra maty Renibe « .
2.  » izay alehany alehany  » ;  » izay mahasoa hataon’ Andriamanitra  » ;  » miara – maty @ filistina  » ;  » ho hita eo e !  » ;  » izany angaha hita  » ;  » tsy voafehy  » ;  » tsy fanaly iniana « .
3. ce qui est sien et qui permet le souci de l’autre.
4.  » meteza ianao ho eo amin’ny toerako « .
5.  » fitiavana « .
6.  » ahy « .
7.  » miahy « .
8.  » ahy « .
9.  » mahafinaritra « ,  » tsara fanahy « ,  » miahy « ,  » manam-panahy « .
///Article N° : 2935

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