Africultures plonge en musique dans la littérature. Quatre fragments de musique écrits par Camara Laye, Ngugi Wa Thiong’o, Jean Bofane et Ayi Kwei Armah. Quatre moments de vie qui relatent un plaisir mélomane vécu à l’oblique. Au cours d’un mariage, dans une atmosphère de bar ou encore au cur d’une révolte. Ces extraits d’uvres d’auteurs africains nous transportent à la fois dans un espace culturellement ancré et universel. Cette fois, un extrait de Ngugi wa Thiong’o.
Dans Pétales de sang, Ngugi wa Thiong’o met en scène la lutte du petit peuple contre le capitalisme brutal qui crée des alliances entre les colons et des élites locales. Les extraits ci-dessous nous donnent une idée de la marche complexe de ces gens.
Indifférents aux souvenirs et aux incertitudes, à l’incompréhension et au désespoir qui remplissent les yeux des anciens, garçons et filles gambadent sur les talus qui bordent la route, s’amusant à déchiffrer les mots LONRHO, SHELL, ESSO, TOTAL, AGIP à côté du mot DANGRER inscrits sur le flanc des camions-citernes. Ils chantent d’une voix pointue leur hymne à la route, qui un jour les conduira sûrement dans toutes les cités d’Afrique, leur Afrique, danser une ronde avec les enfants des autres nations :
Nous marchons dans la boue
Nous marchons sur le bitume
Nous avançons dans l’air
Dans Luanda à Nairobi
De Msumbiji au Caire
De Dar à la Libye
Nous nous entraidons tous
Et ils chantaient ainsi, en variant seulement les noms des villes d’Afrique, leur Afrique !
Oui, voici les rêves repris par les voix d’enfants. C’est le rêve des visionnaires et des croyants, de tous ceux qui ont conservé la foi.
Et il en sera toujours ainsi.
Ni wega. C’est bien ainsi.
Nous gens d’Ilmorog : la route nous a donné une ville nouvelle ; elle nous a catapultés dans les temps modernes. Le nouvel Ilmorog, la nouvelle Jérusalem. Quelle importance ? Tous nous connaîtrons, tous nous connaîtrons le sort de Nyakinyua.
Mais qu’adviendra-t-il de nos enfants ?
Oui, la voix de nos enfants. Nos enfants !
Comment Ilmorog, ce village abandonné, s’est transformé en une énorme ville de pierre, d’acier, de béton, de verre et de néon, est déjà entré dans la légende de notre temps. Cette métamorphose a déjà été mise en chansons : les imaginations fertiles ont mêlé la réalité et la fiction. Vous devriez entendre Abdulla chanter, quand il a bu un verre ou deux ou quand il vend ses oranges, l’histoire d’Ilmorog qui a jailli comme sous un coup de baguette magique à l’emplacement du garage Kanyeki-ini après que l’avion, une fois réparé, fut reparti :
Je vais vous chanter la chanson d’une ville
Et la chanson de Wanja qui a été au commencement de tout.
Je vais vous dire comment elle a transformé un village pouilleux
En une ville, la ville du Theng’eta.
Je me rappelle la première fois qu’elle est venue à Ilmorog
J’ai dit : qui est cette demoiselle qui vient briser mon cur
Mon village ?
Maintenant vous autres à la langue pendue
Regardez autour de vous,
Vous verrez son uvre
Nous te saluons Wanja Kahii,
Nous te saluons de nos you-you,
Qui a prétendu que c’est seulement dans la maison d’un enfant
mâle
Qu’on rôtira une tête de bélier pour le festin ?
Est-ce que ta beauté n’a pas fait atterrir l’avion ?
Est-ce que ton souffle n’a pas fait surgir cette cité ?
La ville ! Comment aurions-nous pu imaginer que l’annexe ajoutée par Wanja à la boutique d’Abdulla allait être le point de départ de tout cela ? Même quand nous vîmes les gens venir de loin simplement pour manger de la chèvre rôtie en l’arrosant largement d’alcool de Theng’eta, nous croyions seulement à une vogue passagère, partie de la magie apportée par l’avion.
En l’espace de quelques mois, nous constatâmes des choses encore plus étonnantes. Des métreurs vinrent dérouler des chaînes métalliques sur le sol et planter des piquets rouges, exactement comme ceux qui étaient venus des années auparavant. Mais cette fois ils furent aussitôt suivis de chenilles et d’une joyeuse équipe d’ouvriers de toutes nationalités, et nous faisions cercle autour d’eux pour écouter leurs chansons de travail sans queue ni tête :
Brave enfant de mon père, Njamba y Awa,
C’est le ventre plein qu’on travaille, Wira ni Nda,
Un homme ne peut pas être mangé par le travail, wanoraga uu ?
Sauf celui qui reste l’estomac vide.
Je jette mon pic dans la terre
J’enfonce ma pelle dans la terre !
Dans l’ancien temps les pistes de la forêt étaient nous uniques routes,
Entendez-vous les oiseaux de la forêt le répéter ?
La route
Ga – i – kia Ngu
Wa – thii – ku
Ga – i – kia Ngu
Wa – thii – ku
Ga – i – kia Ngu
Wa – thii – ku
(
)
Et les ouvriers de la route chantaient plus fort pour dominer le bruit :
Les frères Akamba chantent de cette façon :
Lançons la poussière jusqu’au faîte des toits
Ooh Mutumia wa Kibeti – iii
Travaillons de tous nos forces
Mutumia wa Kibeti – iii
Les anciens attendent à la maison
Mutumia wa Kibeti – iii
Et les enfants attendent de nous voir, nous les ouvriers de la route
Mutumia wa Kibeti – iii
Alors, travaillons plus dur
Mutumia wa Kibeti – iii
Nous ouvrons une route
Est-ce pour le bien ?
Est-ce pour le mal ?
C’est pour les deux à la fois,
Mwana wa Gacimbiri – i,
Et les engins se vautraient dans la boue en grinçant et en gémissant.
<small »>Ngugi wa Thiong’o, Pétales de sang, éditions Présence Africaine, 1985 (1977 pour l’édition anglaise, roman traduit en français par Josette Mane). Extrait de la page 366 à la page 370///Article N° : 13710