« Vous, les ancêtres » de Bessora : roman d’apprentissage et saga à la fois

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Avec Vous, les ancêtres, Bessora poursuit la dynastie des boiteux. Comme toujours chez Bessora, c’est un livre fait de poésie et baigné de réel merveilleux.  Roman d’apprentissage et saga à la fois, on y entre avec l’envol d’un récit d’aventure. Mais Jane est un personnage qui cumule les statures d’héroïne et d’anti-héroïne.

 XVIIème siècle, Cornouailles. Jane est une enfant trouvée. Bercée, dérivée au fil de l’eau, recueillie par la tendresse d’Abigaïl, fille déjà vieille, vierge et sans mari à 26 ans, la fillette de six jours a tout pour être la souche d’une longue et puissante lignée. C’est ce que lui prédit le livre de Michée beaucoup plus tard, quand elle apprend à lire dans une vieille bible qu’elle conservera avec elle comme une relique de son passé et qui passera ensuite de génération en génération. Dans le creux de son cou, Abigaïl découvre une fleur de narcisse qui semble ne faire qu’un avec le bébé :

… Abigaïl émerge du monticule où elle cueillait des escargots. Elle me découvre, elle nous découvre, Narcisse, les restes et moi. Je la dégoûte mais, réflexion faite, elle cède à l’émerveillement. Car en vérité, le surgissement d’une petite fille, même hideuse, même accompagnée d’un narcisse puant et de déchets, relève du plus pur des miracles. (p. 19-20)

Elle tente bien de se débarrasser de l’encombrante fleur, mais l’enfant dépérit, alors elle les coud ensemble, et Jane grandit, narcisse à la boutonnière, qui parfois farfouille dans son cœur, s’y enfonce et y reste enchâssé. Longtemps Jane est un corps couché qui ne veut pas se mettre debout. La future boiteuse est d’abord une enracinée et il est bien évident que la boiterie dit avant tout l’ancrage et l’arrachement. Vous, les ancêtres poursuit ainsi la dynastie des boiteux, initiée dans les précédents textes de Bessora. Roman d’apprentissage et saga à la fois, on y entre avec l’envol d’un récit d’aventure. Mais Jane est un personnage qui cumule les statures d’héroïne et d’anti-héroïne. Sa peau est blanche, elle est issue du vieux continent, mais elle est déportée comme esclave sur une plantation aux Amériques et y côtoie des réprouvés comme elle, des blancs, des noirs, des métis et des esclaves qui marronnent. Une fois ses sept années de servage accomplies, elle se retrouve affranchie et munie d’un sauf-conduit. Et puis, dans des conditions plus que romanesques, la voilà qui fait la connaissance de Ben, un esclave noir :

Mais le corps refit surface. Le noyé ne s’était pas noyé. Sidéré, ce bonhomme couronné d’une cicatrice venait de s’apercevoir qu’il avait pied. En réalité, il avait toujours eu pied, mais la peur l’avait convaincu de son engloutissement. Stupéfait de sa résurrection, il tâtait ses membres pour s’assurer d’être en vie. Son heure n’avait pas sonné, il le comprit et éclata d’un rire ponctué de profondes tousseries. Il a la poitrine fragile, je pensai, avec un serrement de cœur. Nos regards se croisèrent. Là, il ne riait plus. Il avait devant lui celle qui l’avait projeté dans cette pataugeoire cauchemardesque. Qui avait ranimé ses douleurs pulmonaires. Il toussa. Quant à moi, je l’avais trouvé si noble dans le sacrifice, et si brave dans la déroute, que des papillons me venaient au ventre. Je ne me souvenais pas d’avoir jamais connu pareille sensation. C’était plutôt des abeilles, d’ailleurs, que des papillons. (p.128)

Elle s’empresse de l’acheter à crédit à son maître, si bien qu’à peine quittée sa condition servile, elle la retrouve aussitôt, dans la mesure où « son esclave », à qui elle imposera à terme un mariage forcé, ne fera jamais rien ni à la maison ni aux champs que lui sculpter une canne, troisième jambe qui vient soutenir la boiteuse qu’elle est toujours, et aussi nourrir les morts en l’initiant à la spiritualité de sa patrie perdue, le pays des hommes fiers. Lui qui n’aspire qu’à rentrer chez lui, elle lui fera quatre filles dans le dos, dont une première-née boiteuse comme elle, après avoir été un corps couché de longues années. C’est en tout cas par ce chapelet de filles que la destinée de celle qui doit engendrer sa puissante descendance sera accomplie, à moins que ce ne soit plutôt malédiction :

Et à un siècle d’ici, la nièce de Rachel, ancêtre pourchassée, cherche une échappatoire, un passage. Son instinct d’après-vie se manifeste déjà dans le ventre de Mary. Qui pousse. Moi aussi, je pousse, je pousse, je pousse, comme ma mère que j’ai dégagée soixante-quatre ans plus tôt. Mais Mary ne se délivre pas. Ses forces s’épuisent. À genoux, Robert lui baise la main, les lèvres, le front. Il lui bégaie des encouragements. Retiré dans un coin, John pleure sa mère, et la tante qu’il se prépare à perdre. Une malédiction ? Comme un hiver implacable et définitif. (p. 321)

Comme toujours chez Bessora, Vous, les ancêtres est un livre fait de poésie et baigné de réel merveilleux. Les images y sont pleines d’allégresse et la langue a cette habileté qui la fait tanguer entre une syntaxe sobre, des subordonnées qui font phrase à elles seules, et une sémantique riche et inattendue. Bessora joue du moindre renversement pour dépasser les mouvements prévisibles de la narration. Dès qu’un chemin un peu connu semble s’ouvrir, elle bifurque pour entraîner son lecteur ailleurs. Esclave libérée, épouse prête à endosser toutes les responsabilités et toutes les tâches pendant que son mari-de-force se prête à lui-même toutes les faiblesses, illogique et fantasque maîtresse, esclavagiste qui affranchit le serf qui travaille pour se mettre sous le joug de celui qu’elle veut à tout prix garder, Jane refuse absolument d’être une femme ordinaire. Telle une étoile, elle luit de narcisse, lumière qui scintille dans chacune des épreuves qu’elle traverse, comme pour lui rappeler ce qu’il doit en coûter d’être un personnage de roman.

À ceux qui regretteraient la folie encore moins sage des premiers textes, Bessora offre la peinture d’une figure attachante et complexe avec laquelle on a l’impression de jouer à cache-cache à travers les siècles. En tissant ainsi ensemble l’histoire de l’esclavage et celle de Jane, l’écrivaine parvient à poser avec finesse la question de la responsabilité de la fiction et rappelle que démonter les poncifs et déconstruire les héros fait partie de son projet littéraire. Ce n’est pas le lecteur qui voyage au fil des pages en compagnie de Jane et de ses filles qui s’en plaindra.

 

Annie Ferret
Bessora, Vous, les ancêtres
éditions JC Lattès, 2023
extrait lu p. 47-48

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