Abdellatif Chaouite, rédacteur en chef de la revue Ecarts d’identité, et le conteur Saïd Ramdane échangent réflexions et vécus sur leur africanité face à un Noir à la fois esclave et héros. Un rapport » intime… étrangement intime « .
A. Chaouite. Afrique. Si je m’arrête d’abord au mot, au rapport personnel que j’ai à ce mot en tant qu’il nomme un monde qui signifie ou devrait signifier quelque chose de ma propre subjectivité et de mon appartenance, je dirais volontiers que ce mot fait partie d’un champ sémantique qui m’est étrangement familier. Familier, le mot Afrique me l’a « toujours » été en effet. Toujours, c’est-à-dire depuis que l’on m’a appris à me situer dans une représentation géographique qui m’assignait une place dans un continent qui porte ce nom. Il s’agit bien d’un apprentissage car « Aux habitants de la terre natale – de toute terre natale – les racines topographiques de l’être ne sont point accordées comme un don de la naissance. » (A. Khatibi) Et déjà, dans cette familiarité géographique et temporelle par apprentissage, une nuance pointe comme pour indiquer une certaine étrangeté. Car, plus exactement, on ne manquait jamais de préciser cette situation en y accolant l’indice « du Nord ». J’ai appris ainsi à être non pas un simple Africain mais un « Africain du Nord », un nordiste comme si cette nordicité soulignée devait m’inculquer, au-delà d’un repérage spatial, une distinction qui pèse de son poids doxique : un nordiste n’est pas quelqu’un du Sud et le « Sud », c’était tout le reste de l’Afrique. L’attribut africain de mon identité de Maghrébin est donc cette marge continentale qui me fait appartenir à la tribu des nordistes, à la tribu du « haut », des cimes de l’Atlas et des mythologies, locales et rapportées, de ses « hauteurs » (berbères, puniques, greco-latines…), eux-mêmes couverts par une autre mythologie nordiste, celle des dunes et de l’horizon Un et nu, charriant dans son souffle désertique l’univers du (des) Levant(s). Dans ce sens, ce que l’Afrique « du Nord » et ce que l’inculcation de celle-ci veulent dire c’est d’abord peut-être cette schize d’une Afrique coupée de l’Afrique par un désert d’étrangeté au profit d’une géomentalité du « Nord » bien ancrée dans sa nordicité. Dans ma mentalité de maghrébin-deuxième-moitié-de-ce-siècle et pour dire les choses crûment, le mot Afrique est un mot géographiquement familier et, mythologiquement et historiquement plutôt étranger. Il est cette différence interne qui me fait regarder le « Nord » comme une autre différence interne au carrefour desquelles je dois penser ma maghrébinité.
S. Ramdane. Si, à mon tour, je m’arrête au mot, j’évoquerai d’abord cette « Afrique mon Afrique » qu’adolescents nous récitions par coeur et qui me faisait vibrer étant partie d’une cause et d’une idéologie de l’Algérie de l’époque, celle du tiers-mondisme et du leadership idéologique… Mais si je laisse ce système de pensée de côté et convoque des souvenirs concrets de mon enfance, paradoxalement, le « monde noir » faisait partie d’un monde d’abord inconnu de moi. Il renvoyait d’abord à un monde imaginaire, invisible et caché et ce jusqu’à l’âge de 8-10 ans où, pour la première fois, j’ai dû rencontrer en vrai des personnes de couleur noire : une femme Kiassa (masseuse dans un hammam) et un homme qu’on appelait Babasalem (homme noir déguisé dans une sorte de jeu-carnaval avec des peaux de mouton)… La représentation topographique que j’avais durant mon enfance – c’était encore la guerre d’Algérie – était celle d’un espace intermédiaire entre deux mondes : celui du Nord et celui du Sud, celui du haut et celui du bas. Celui du Nord, de l’autre côté de la Méditerranée, en face d’Alger, c’était le pays des Blancs et celui du Sud, de l’autre côté du Sahara, c’était le pays des Noirs. Mon pays à moi était intermédiaire, entre les deux…
A. Chaouite. Il nous faut bien sûr nuancer ces assertions au moins à trois niveaux : celui des rapports historiques concrets et des influences qui ont toujours existé entre le Maghreb méditerranéen et l’Afrique subsaharienne comme deux entités anthropologiquement discernables ; celui, qui poserait le Maghreb, quelle que soit ses spécificités anthropologiques, comme partie intégrante de la pluralité africaine, comme partie des Afriques (cf. revue Passerelles n° 16) qu’est l’Afrique ; celui enfin de l’histoire même de ce nom qui serait un des noms premiers du Maghreb (du moins dans un certain nombre de légendes médiévales qui rapportent ce nom à Ifricos, fils de Goliath qui aurait conduit les Berbères de contrées orientales vers ce qui serait devenu Ifriqiya)… Mais c’est bien l’idée de carrefour qui me semble définir la figure topographique du Maghreb, carrefour géographique, culturel, historique, linguistique… Un carrefour destinal mais hésitant, résistant à se révéler à lui-même, hésitant et résistant à se dévoiler à lui-même sa puissance plurale lestée par son amazighité appelant à elle le nord, l’est et le sud. L’être en devenir du Maghreb est cette méditerranéité incarnée comme carrefour des différentes manières de dire le Monde, mondes africains compris…
S. Ramdane. L’idée ou l’image du carrefour me renvoie également au premier registre que j’ai évoqué, celui de l’indépendance de l’Algérie et de l’idéologie révolutionnaire… Dans ce contexte, l’Algérie était considérée comme un « carrefour » des mouvements de libération des peuples en lutte pour leur indépendance, notamment africains (Angola, Mozambique, Zimbabwe, Guinée Bissau…). Je me souviens par exemple de la grande liesse populaire au moment où était organisé à Alger le « Premier Festival Culturel Panafricain » (ça devait être en 1968)… Dans cette « marche révolutionnaire », l’Afrique, Ifriqiya faisait partie de nous-mêmes. L’hebdomadaire officiel du FLN s’appelait « Révolution africaine » et les mots d’ordre révolutionnaires allaient bon train sur un « nouvel ordre économique international »…
A. Chaouite. Mais pour en revenir et en rester à une subjectivité du rapport -n’étant ni historien ni africaniste- ce que le nom Afrique désigne aujourd’hui, et à relier ce nom à la thématique de « l’image du Noir dans la société maghrébine », les scènes mémorielles qui me reviennent déclinent toutes, d’une manière ou d’une autre, cette étrangeté familière et interne dont j’ai parlé, ce dehors-du-dedans qui fait que cette « image du Noir » se fond « naturellement » dans le dégradé des couleurs -du Noir au Blanc- et en même temps focalise sur elle l’impensé de l’africanité du Maghreb nordiste.
Une première image ou plutôt un premier son, une chanson d’un chanteur populaire marocain des années 50-60 que toute une génération a dû fredonner tellement la radio de l’époque l’avait diffusée. Une des premières chansons populaires à reprendre le rythme et les instruments Gnaouis, cette mémoire de l’Afrique noire dans le Maghreb reléguée encore à l’époque par la culture officielle -comme bien d’autres expressions populaires- au rang des curiosités folklorisées. La chanson de Houssein Slaoui « El K’hla » (La Noire). Elle disait ceci :
Oh la noire, fille d’esclave
Tu as mangé Lakhli’a* dans la jarre
La noire a dit « je m’en fous
Seigneur Dieu m’a donné mon dû »
…
Une chanson d’une tonalité pour le moins ambiguë et d’une ironie féroce mais qui disait une vérité historique : la place sociale du Noir était encore souvent associée dans l’imaginaire populaire à la condition d’esclave. Tous ne l’étaient pas mais beaucoup l’étaient encore dans la réalité, de manière « traditionnelle », servantes et ‘Abids (esclaves) « appartenant » par lignées aux lignées de certaines « grandes maisons » ou de manière plus soft, employés pour une bouchée de pain pour des travaux pénibles. Deux figures, porteuses de la mémoire de cette réalité socio-historique, restent actives au moins dans le discours -si ce n’est dans les faits, ce qui serait à vérifier : celle de Dada, servante-nounou noire, petite fille ou adulte, attachée aux services ménagers et à la garde des enfants dans les familles aisées et celle du Hertani, homme à tout faire noir attaché aux services d’un maître. Le mot Hertani, forgé de Hert (cultiver la terre) désignait probablement, notamment dans le « sud » saharien (dans les oasis), la « caste » des travailleurs de la terre par opposition aux « castes » nobles. Mais il s’est imposé par la suite comme un terme générique pour désigner le Noir avec une connotation péjorative, l’équivalent en quelque sorte du terme nègre.
Oui, l’africanité du Maghreb ne me semble pas complètement dénuée de cette ambiguïté anthropologique qui, tout en mélangeant les couleurs et en brassant les apports et les rapports, garde en mémoire le fait d’une distinction qui fut domination… Je garde ainsi vivaces en moi des impressions d’une amitié d’adolescence, impressions de gêne et d’impuissante révolte quand mon ami, noir, butait contre une parole blessante, un regard méprisant ou une moquerie méchante relatifs uniquement à la couleur de sa peau. Je revivais ainsi à travers lui les sentiments confus que je ressentais quand ce même type de mépris, même et surtout quand il se veut « gentillet », ne prêtant pas à conséquence, s’adressait à ma propre « différence » : ce qui affleurait de la berbérité de mon accent face à des arabophones, arabisés, se disant arabes. Là également cette parcelle fondatrice de mon africanité se heurtait à une sorte de déni resté longtemps impensé mais alimentant une ambiguïté fragilisant l’identité de l’Africain du nord… Certes, il ne s’agit pas ici de ce qu’on pourrait appeler à proprement parler un racisme, une organisation ségrégative des places dans la société en fonction de la couleur de la peau ou de l’appartenance linguistico-culturelle. Il s’agit plutôt d’une difficulté à assumer le carrefour en tant que tel, à assumer la pluralité sur un même plan d’immanence, donnant à ses signes physiques, linguistiques, culturels… la même force d’invention de l’être maghrébin en devenir, à travers une politique qui cimenterait dans son centre de gravité le modèle du croisement géo-historique que fut cette terre…
S. Ramdane. En Algérie, c’est le terme Lowcif qui est utilisé dans le sens que tu évoquais avec Hertani. L’expression indignée « Tu me prends pour ton Lowcif ou quoi ! », couramment utilisée, renvoie à cette position inférieure du serviteur noir. Mais le terme désigne également cette figure particulière qui est celle du portier dans les Zaouias (mausolée où est enterré un saint ou sanctuaire confrérique). Le Lowcif y est le serviteur et parfois aussi le médium du saint et du lieu. On peut bien sûr se poser la question quant au lien entre les fonctions de passage du portier et du médium et celle du passage entre le monde visible et le monde invisible, le monde du jour et le monde de la nuit. La figure du noir recèlerait ici l’imaginaire de cette ambiguïté des mondes. Ainsi, par exemple, lorsque une personne a une crise de forme épileptique, l’interprétation qui en est souvent donnée est : « Djatou l’Gnaoua taâ lousfane« , ce qui veut dire « il est possédé par les Gnoua des Noirs ». Expression qui allie un dédoublement de la figure du Noir (Gnaoua – confrérie de Noirs au Maghreb – et Lousfane – pluriel de Lowcif) à une confusion entre les Gnaoua et les esprits qui possèdent… etc. On peut multiplier ainsi les exemples où la figure du noir ressort de cet imaginaire trouble…
A. Chaouite. L’imaginaire social autour de la figure du Noir, de par son ambiguïté même, présente cependant une structure double. La figure de l’esclave cohabite avec celle du héros. Ainsi, de nombreuses générations de maghrébins furent nourries de la geste d’Antara. Les exploits de ce poète et héros noir préislamique nous tenaient en haleine, nous faisaient frémir et nous retenaient suspendus à l’art des rawis (conteurs). Héros de l’acte et du verbe et amoureux contrit… à cause de sa couleur noire ! Fils d’un Arabe et d’une esclave abyssine, il était de sang royal (comme il se doit pour un héros !) mais fut considéré comme un bâtard et condamné à l’esclavage. Ses prouesses et faits d’armes ainsi que sa poésie lui firent gagner cependant la considération des siens et le coeur de sa cousine Abla (la morale est ainsi sauve mais au prix d’un renversement des valeurs qui met au devant de la scène ce qu’on appellerait aujourd’hui les compétences individuelles)… L’épopée romantique de Antara est probablement une des sources structurante de l’imaginaire populaire où l’image du Noir est « travaillée » dans le dépassement de la condition d’esclave par les valeurs positives de la liberté, de l’amour, du courage, de la poésie et de l’esprit de chevalerie. De Antara le poète et le guerrier légendaire, il est resté ainsi une sorte de « signature » imaginaire : son nom est devenu le sobriquet dont on affuble toute personne qui se distingue par un grand courage ou une force physique impressionnante… surtout évidemment si la personne en question est également noire !
S. Ramdane. On peut évoquer dans le même sens la figure de Bilal, ancien esclave noir affranchi par le prophète Mohammed et choisi par lui pour lancer l’appel à la prière. Il devint ainsi dans l’imaginaire populaire Sidna Bilal (Seigneur Bilal), premier et prestigieux muezzin musulman. Nous avons là aussi un exemple marquant les mentalités du dépassement de la condition de servitude du Noir, même s’il n’a pas suffit à lui seul à abolir cette servitude dans la réalité…
A. Chaouite. Une dernière impression que je voudrais évoquer dans cette africanité nordiste est musicale. A côté des formes musicales officielles et dominantes (d’inspiration arabe, andalouse ou occidentale), il existe au Maroc une kyrielle de formes musicales populaires dont certaines sont liées à des cultures ou à des ethnicités locales ou encore à des confréries et à des courants soufis populaires. Parmi ces dernières, la musique gnaoui. Musique confrérique de la minorité noire africaine, elle est construite sur une thématique complaintive et un rythme cathartique (les Gnaoua animent des nuits -Lilas- de transes)… Disons, pour aller vite, que c’est une sorte de Blues ou de Spiritual afro-maghrébin. Une musique qui dit de manière tensionnelle la mémoire africaine noire au Maghreb mais aussi l’histoire et l’horizon métisse maghrébin… J’ai personnellement une sensibilité particulière à cette musique et je dirais volontiers cette fois-ci que, par le biais de cette musique, l’Afrique noire m’est là très intime… étrangement intime !
* Viande conservée dans de la graisse après cuisson et séchage. ///Article N° : 578