Afro-Bahianais : la rumeur des tambours et la voix, du terreiro à l' »avenida »

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A Salvador de Bahia, les expressions dansées et musicales noires notamment visibles lors du Carnaval continuent d’exprimer la conscience des groupes « afro » et la question de leur place dans la société. Le Candomblé les aide à assurer la valorisation et la défense des populations précarisées.

La dimension culturelle et, dans le cas des Afro-Bahianais, existentielle, représentée par la musique, la danse, le chant et plus globalement les activités qui composent les modalités de la célébration festive des Noirs de Bahia, a toujours constitué un élément incontournable des relations sociales et de l’identité collective de cette communauté. Ainsi, des « batuques » (1) d’hier aux groupes afro d’aujourd’hui, les « blocs afro » et les « afoxés » (2), en passant par les « rodas » (rondes) improvisées de samba, la « musique des Dieux » et les chants collectifs qui rythmaient le travail des esclaves, c’est toujours la logique de la communication, du vécu communautaire et de la conscience du groupe qui s’exprime.
Cet « acte premier » de la culture orale occupe aussi un rôle essentiel dans la mobilisation de la communauté, autour des valeurs et des symboles de l’identité et de l’ethnicité. Il représente, pour les Noirs de Bahia, le vecteur de la continuité de leurs manifestations identitaires et groupales dans la société, dont le Carnaval, à travers l’interaction généralisée qu’il propose, est un témoin privilégié. À la recherche de nouveaux espaces, à la limite de la frontière ethnique, les groupes afro affirment, au sein de la collectivité, la présence du Noir, de ses valeurs et de ses logiques spécifiques, et se questionnent sur sa place dans la société globale.
Analysant les blocs afro, les afoxés et la nature de l’expérience festive originale des Noirs de Bahia, on observe la présence de logiques particulières qui correspondent à l’importance d’une socialité basée sur des valeurs telles que le « partage », l' »exister », le « vivre avec » ou l’ « être ensemble » développées entre les individus qui se côtoient au sein des communautés de quartier. Cette organisation sociale des communautés vivant dans les zones « périphériques » et précarisées de la ville, révèle la place essentielle qu’occupent aujourd’hui les groupes afro dans le tissu social et dans la « valorisation », la représentation et la défense des populations de ces quartiers.
Pour ce qui est des valeurs fondamentales revendiquées, célébrées, la relation avec le Candomblé (3), qui incarne un des repères référentiels symbolisant le lien avec les « racines » africaines et avec la « force » du Monde Noir, apparaît comme un aspect déterminant, représentant souvent une des raisons d’être des groupes afro, comme nous l’indique Valdemar de Oliveira Santos, président du bloc afro « Alerta Mente Negra » (Alerte l’Esprit Noir) situé dans le quartier de Pero Vaz (4) : « Au départ, la création d’un bloc est liée au travail communautaire qu’il faut aider, à la préservation de notre religion qui est le Candomblé : ce sont les motifs principaux de la création des blocs ».
Essayons maintenant d’éclaircir certains points de cette relation sphère du Sacré / groupes culturels. La « pensée magico-religieuse » du Monde Afro, ses symboles et ses principes, représentent un des supports centraux à partir desquels se construisent les manifestations identitaires élaborées dans le processus de l’affirmation ethnique, engendré par les blocs afro et les afoxés. Le Candomblé, dépositaire des savoirs ancestraux, des « clés de lecture » et de participation à l’univers articulé, tel qu’il apparaît dans la vision afro-bahianaise, incarnation, aussi, de la pérennité de l’identité collective des Noirs, de leurs capacités de résistance, d’adaptation à l’environnement et de mobilisation communautaire, est revendiqué, par les Afro-Bahianais, dans leurs manifestations culturelles, comme étant le siège, la « source » et l’origine de la force (à travers les Dieux : les Orixás), de la beauté (avec les rythmes et le corps dans la danse), de la grandeur du Monde noir et de sa symbolique. (5)
Il représente donc, par « nature », l’originalité et la spécificité de l’ « être » afro, de l’expérience qui y est associée que l’on pourrait qualifier de cosmique, celle, par exemple, de l’allégresse et du jeu, d’une communication intense, physique et intuitive, avec le Monde, qui se déroule dans la « conscience immédiate », l’appréhension et l’intégration de l’existence, dans l’instant. Aussi, dans l’expression culturelle identitaire des groupes afro, trouve-t-on une auto-valorisation, une fierté de ce « mode de l’être », hérité des dieux, et de cette expérience, qui fondent la différence, l’altérité, la « valeur dans l’altérité » du groupe ethnique, et qui semblent montrer que l’univers Afro mobilise, dans sa dimension et sa communication collectives, des enjeux qui vont au-delà de la logique de l’économie politique, peut-être parce qu’il repose, comme l’indique Muniz Sodré, (6) sur « un échange basé, non pas sur la détermination quantitative de valeurs, mais sur le flux incessant de forces entre des consciences qui, au travers d’une expérience « transitionnelle » (celle du jeu), aspirent à la liberté et à la continuité de leur groupe ».
De cette manière, ce sont ces valeurs, cette fois-ci éthiques et esthétiques qui, au sein du Carnaval, dans les artères du centre-ville, sont manifestées, célébrées par les Afro-bahianais et par les entités afro dans l’expérience festive. Harmonisées, compilées, recomposées selon la créativité et l’imagination de chacun, elles sont présentes dans le foisonnement hétérogène des expressions, des postures, des gestes et des attitudes, des collusions et des interactions, des couleurs et des rythmes d’un Monde Afro qui se positionne ainsi, dans le contexte global, comme véritablement « autre », (7) séduisant, impressionnant, mais aussi se démarquant de la société globale, s’opposant et dénonçant, à travers le vecteur du discours et des chants des entités afro le « système », l’ « autre Monde » et la participation à une société inégalitaire, discriminante, génératrice de pauvreté et d’exclusion.
Par ailleurs, même s’il est important de préciser que la manipulation des principes actifs et des forces mystiques liées au Candomblé nécessitent, dans une large mesure, la mise en place d’un schéma rituel, inclus dans un champ spatial « consacré », et d’une organisation sociale et d’une participation sacerdotale « hiérarchisée », il existe une persistance des modalités, des principes dynamiques de la communication et de l’action, issus du Candomblé : de la sphère du Sacré, dans la sphère culturelle, identitaire des entités afro, et dans les manifestations, les expressions de la rue -espace privilégié de l’interaction et de l’indétermination, de la rencontre des « élans » de la collectivité avec la production symbolique- qui devient le « territoire libre » des signes, des « courants » émotionnels et affectifs qui traversent la Fête et notamment le Carnaval.
Le sens de la « troca » (échange), l’intégration du « je » dans la conception essentielle et dynamique du « nous » impliqué dans le groupe ethnique, lui-même compris dans le vaste réseau des représentations et des forces agissantes du Monde afro, constitue une des essences de l’expérience collective afro-bahianaise, qu’elle intervienne dans l’espace spécifique du terreiro ou dans celui de la rue. Un des éléments fondamentaux, que l’on retrouve à la base du fonctionnement de cette communication et de l’inter-relation entre les choses et les êtres, entre les « parties » et le « tout », nous semble résider dans la prégnance des caractéristiques liées à l’oralité, que l’on peut considérer comme ayant largement influencé les principes de base de ce système.
En effet, celle-ci, en articulation avec d’autres aspects de la culture magico-religieuse afro-bahianaise, implique certaines dynamiques précises, au titre desquelles la transmission orale des savoirs, qui a « d’un point de vue mystique et pratique, une signification initiatique », (8) puisque caractérisée par le passage de l’axé (9) et par la transmission directe de la connaissance, non dans une forme abstraite, logique ou seulement intellectuelle mais à travers « la parole proférée avec des modulations et une charge émotive ; la parole murmurée, respirée avec l’haleine qui donne vie à la matière inerte et qui atteint le plus profond de l’inconscient ». (10)
D’autre part, de manière plus générale, les modes de connaissance du Candomblé empruntent les voies d’un vécu particulier, profondément ancré dans la perception symbolique et pragmatique, et dans l’impulsion physique et organique du corps. Selon cette logique, la transmission du savoir initiatique s’effectue au travers du « chant, par les gestes, par la danse, par la percussion des instruments, par le rythme des incantations, par l’intonation de certains mots, par l’émotion que le son exprime », (11) mais aussi par la parole qui, pour Juana Elbein Dos Santos, est « importante dans la mesure où elle est prononcée, où elle est son », impliquant toujours « une présence qui s’exprime, se fait connaître et cherche à atteindre un interlocuteur », dans la mesure aussi où elle « communique de bouche à oreille l’expérience d’une génération à l’autre », et où, pouvoir de réalisation, elle « transmet l’axé concentré des ancêtres aux générations du présent ». (12)
Face à ce schéma global de la communication interne, du « passage » des savoirs et de la « force », au sein du Candomblé, on se rend compte du fait que l’on retrouve sensiblement les mêmes principes collectifs, articulés sur les mêmes supports culturels, existentiels que sont le groupe, les rythmes, les chants (la parole), le corps et la danse, dans l’expression identitaire et ethnique des groupes afro. Même si dans cet espace, il s’agit plus de la transmission d’un savoir culturel, d’une conscience ethnique, basée sur le partage des valeurs, des repères culturels et identitaires, des symboles de l’ethnicité, c’est toujours la parole qui profère le message de la force et de la dynamique du groupe, portée par le principe moteur et collectif du rythme, qui ritualise l’espace, la « participation au monde », à travers le corps de l’individu, du groupe, à travers la danse qui lui fait « capter », mettre en mouvement et partager les émotions, les énergies de la fête collective.
Il faut ici retenir la place centrale occupée par la notion de « rythme » dans la vision, l’appréhension et l’ « organisation » du Monde des Afro-Bahianais. Il influence la nature et la « portée » de la création et de l’expression des groupes afro, qu’il s’agisse du chant, de la bateria ou de la danse. En effet, loin de constituer une dimension artistique indépendante, ces expressions correspondent, selon nous, à une lecture, à un vécu dans un contexte particulier, du rythme qui est au coeur de la vie, et qui représente, dans cette logique, le mouvement de toutes les choses animées. Pour saisir la force de la contribution du Noir au Carnaval, à la culture de Bahia, il faut comprendre qu’elle se base sur le rythme, reflet direct de la nature et de l’univers, dans lequel le groupe en syntonie se trouve en contact avec la « source de la force », synonyme de vie, dans un moment, basé sur la communion, la synchronie et la cohésion instinctive des corps, où le sens devient total.
Le rythme est un fil conducteur de l’existence. Il est partout : dans l’appel des dieux qui ont chacun leur figure rythmique, leurs pas de danse propres, dans les cadences naturelles de la vie et de la mort, des saisons, des marées, du jour et de la nuit, du cycle de la lune…et pour Roger Bastide : « Les cadences intérieures de l’âme musicale et religieuse du nègre sont tout à la fois le reflet de ces cadences extérieures, et leur organisation rituelle ». (13)
C’est ainsi que cette dimension, fondamentale pour la cohésion sociale du groupe, a également joué un rôle important dans la pratique, la conservation et la synthétisation des cultes d’origines africaines. Nous l’avons dit, certains rythmes correspondent à des dieux, lesquels représentent eux-même un type de caractère, une couleur, des éléments naturels, une énergie particulière… Ces rythmes, même lorsqu’ils sont stylisés et joués par les groupes afro, ne peuvent donc pas être simplement identifiés à une pulsation, ils sont en fait des « portes d’entrée » de la vision du Monde structurée par le Candomblé et possèdent de ce fait un pouvoir évocateur considérable.
L’espace dynamique, physique et multidimensionnel, incarné par les manifestations du « complexe cohérent » rythme-chant-danse qui se trouve être au coeur du vécu quotidien et de l’expérience sociale et spirituelle des Noirs de Salvador, révèle ainsi la multiplicité des logiques, des enjeux, des valeurs et des représentations d’un Monde Afro qui a toujours trouvé en lui un lieu d’échange, d’élaboration de la conscience groupale, ethnique et de création. Cette dernière, prise dans le sens de « sublimation de la perception de la réalité vécue et des sentiments intérieurs, dans l’expression, reliée à la vision de l’ « ordre du Monde », proposée à l’ « autre », au groupe, à l’univers », représente l’acte premier, inaliénable, par lequel l’individu et le collectif accèdent à l’ « exister » et à la conscience de « soi » re-située dans le champ global. Elle est donc à l’origine de l’apparition d’un répertoire et d’un registre de l’expression multiple et « ouvert » aux influences, représentant ainsi un élément essentiel de la « mémoire vivante » et de la « continuité » de la culture liée à l’oralité. 

1. Terme générique qui a désigné pendant longtemps l’ensemble des manifestations des Noirs impliquant la danse et la musique des percussions.
2. Les « blocs afro » (le mot bloc illustre la cohésion et l’image d’ensemble des groupes uniformisés défilant dans la rue pendant le carnaval) et les « afoxés », que nous appelons « groupes afro », représentent des organisations plus ou moins développées, basées dans les quartiers populaires et qui ont comme propositions communes : l’affirmation, la revendication et la mobilisation autour des valeurs culturelles et religieuses spécifiques de la communauté afro-bahianaise, ainsi que pour certaines d’entre elles un rôle social, d’éducation et de formation des jeunes issus des communautés de quartier. La dynamique socio-culturelle de ces groupes qui se placent donc, à la fois dans la continuité de la résistance séculaire des Noirs et à la fois dans la dimension politique et sociale du vécu actuel de la communauté noire, s’appuie sur une expression et une création culturelle organisées autour de ce que nous appelons le « complexe cohérent rythme-chant-danse », dont la « bateria » (orchestre de percussions pouvant réunir jusqu’à 150 instrumentistes) représente un élément central et dont le carnaval, à travers l’expérience de joie, de partage, d’interaction et de possibilité de « visibilisation » dans la société qu’il propose, constitue un moment privilégié de l’activité annuelle.
3. Terme générique, servant à désigner, à la fois, le local où se déroulent certaines cérémonies des cultes afro-brésiliens, mais aussi, plus globalement, les cultes ou religions afro-brésiliens eux-mêmes, en particulier à Bahia.
4. Entretien, 1995, p 1-2.
5. Ce lien entre les groupes afro et le Candomblé prend de nombreuses formes. Il est d’ailleurs décrit par une majorité de groupes comme un élément central de définition de la nature de la dimension « afro ». Antonio Nascimento da Silva, président du bloc afro Gangazumba, qui a son siège dans le quartier périphérique de Pau da Lima exprime sa position : « Dans tout ce qui est afro, il doit y avoir une participation et un représentant du Candomblé. C’est quelque de chose de très important et de très fort » (Entretien, 1995). Même si certains ne partagent pas cette vision, on peut dire que celle-ci est illustrée par la relation quasi obligatoire des blocs afro avec un responsable religieux du Candomblé ou bien même avec un terreiro (lieu de culte) en particulier.
6. « O terreiro e a cidade », Petrópolis, Vozes, 1988, p 144.
7. On note globalement et en dehors des groupes impliqués dans les schémas dominants d’exploitation économique du « marché de la fête », l’existence de trois grands axes principaux d’ « inspiration » des thèmes développés, chaque année, par chaque groupe afro dans le Carnaval : l’univers des Dieux du Candomblé ; les pays et les « cultures-soeurs », l’histoire des luttes, des héros et des mouvements politiques et culturels des peuples noirs répartis sur les continents africain et américain ; enfin, la réalité et le vécu quotidiens de la collectivité afro-bahianaise, le contexte socio-économique des quartiers et la vie communautaire qui s’y déroule.
8. Juana Elbein e Deoscoredes M. dos Santos, « A religião Nagó Geradora de Reserva de Valores Culturais no Brasil », in Bahia Análise e Dados, Salvador, CEI, V.3, n.4, mars 1994, p 52-53.
9. Force de réalisation, dans le Candomblé.
10. Op. cit., 1994, p 52.
11. Monique Augras, « Le double et la métamorphose. L’identification mythique dans le Candomblé brésilien », Paris, Méridiens Klincksieck, 1992, p 68.
12. Juana Elbein dos Santos, « Les Nàgó et la Mort : Pàdé, Àsèsè et le culte Égun à Bahia », Paris, thèse de troisième cycle, Université de Paris V, 1972, p 57.
13. « Images du Nordeste mystique en noir et blanc », (trad. Charles Beylier), Paris, EHESS, 1976, p 224.
Franck Ribard est professeur-visitant de l’Université Fédérale du Ceará (Brésil)
[email protected]///Article N° : 1675

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