Ana Hina

De Natacha Atlas & The Mazeeka Ensemble

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Jusqu’à ce septième album aussi somptueux qu’inattendu, la belle Égyptienne globe trotteuse traînait encore derrière elle, depuis ses débuts hasardeux, une (fallacieuse) réputation de diva interlope et sulfureuse, adepte d’une danse du ventre mâtinée de techno qui avait su séduire entre autres Jean-Michel Jarre…
C’était oublier que son premier cd, « Diaspora » (1995) était un étonnant manifeste pour la paix en Palestine ; que le deuxième, « Halim », était une évocation passionnée du génial crooner du Caire Abdel Halim El Hafez, dont Natacha était tombée amoureuse dès l’adolescence.
C’était aussi oublier que durant de longues années, au risque de sacrifier une carrière déjà bien assurée dans les marges du Top 50, elle avait mis sa voix d’oiselle lascive au service de Transglobal Underground, le groupe expérimental le plus singulier de l' »asian beat », qui ne faisait fureur que dans les banlieues londoniennes.
Enfin ses reprises assez déconcertantes de Jacques Brel, de James Brown, de Françoise Hardy et surtout de Nina Simone avaient déjà prouvé un talent bien sevré de toute banalité.
Voici enfin le résultat ! Ana Hina a la splendeur d’un authentique oratorio dédié aux inextricables racines musicales d’une artiste qui semble être née pour incarner à sa façon très pacifique le « choc des civilisations ».
Natacha Atlas (c’est son vrai nom) a vu le jour en 1964 à Bruxelles.
Fille d’un neurologue égyptien et d’une styliste anglaise, elle a grandi au Maroc puis fait ses études au Royaume-Uni, avant de bourlinguer au Proche-Orient et dans toute l’Europe. Maîtrisant aussi bien l’espagnol que l’anglais, l’arabe et le français, c’est dans un groupe de salsa qu’elle a fait ses vrais débuts de chanteuse professionnelle, avant de plonger à corps perdu dans le « melting-pot » londonien.
Cependant cet album plus encore que le précédent « Mish Maoul » (« incroyable ! », en arabe), est avant tout hanté par la fascination enfantine de Natacha pour la musique populaire égyptienne de la première moitié du XX° siècle, qu’on appela longtemps « musique orientale », et qui fut en réalité l’une des premières musiques « mondialisées », au même titre que le jazz.
On oublie souvent, en effet (c’est une part d’ombre fondamentale de l’histoire africaine contemporaine) que dans l’Égypte des années 1920, au moment même où la secte naissante des « Frères musulmans » inventait l’islamisme ethnocentriste, des milliers de « frères musiciens » créaient exactement l’inverse : une culture qui mêlait harmonieusement les traditions de l’Occident et de l’Orient.
Ce cd est le dernier avatar magnifique du rêve transculturel égyptien.
Pour faire aboutir ce projet ambitieux, Natacha Atlas s’est associée avec Harvey Brough, un musicien britannique aussi cultivé, inspiré et ouvert que l’étaient les grands compositeurs cairotes du siècle dernier.
Il est à la fois un maître de la musique classique européenne et un remarquable arrangeur de jazz, passionné par les musiques d’Orient.
Guitariste et pianiste, il a constitué autour de lui-même un grand orchestre absolument original, d’une virtuosité éblouissante, où comme au Caire se fondent instruments arabes et européens.
La réussite est totale, et c’est à ma connaissance la première fois, après bien des essais infructueux – notamment en France.
À cet égard le morceau le plus impressionnant est le dernier du cd, « El Noum » : ce grand classique d’Oum Kalsoum est ici transfiguré par une harmonisation et une orchestration quasi-stravinskiennes qui en gomment tout le côté « loukoum » et mettent en relief ses accents pathétiques et surtout spirituels – ceux du soufisme, bien entendu.
On ne retrouvera d’ailleurs ici aucune des petites fautes de goût vocales qui émaillaient les précédents disques de Natacha Atlas.
Sa ravissante voix de soprano coloratura – comme disent les amateurs d’opéra – a pris de la bouteille, du corps et surtout de l’âme : elle ne flotte plus, elle nage, elle vole très sûrement au gré de ses émotions, même quand elle fredonne comme dans la chanson personnelle qui donne son titre à l’album. La jolie chrysalide d’hier est devenue un superbe papillon qui transcende un répertoire impressionnant par sa diversité multicolore. « Black Is the Colour », chante-t-elle, en nous offrant la plus gracieuse version que j’ai jamais entendue de ce joli « folk song » des Appalaches, très éloignée de celle de Nina Simone.
Même quand elle reprend les chefs-d’œuvre de la musique égyptienne, c’est avec une ingéniosité qui frise l’ingénuité : ainsi le célèbre « Hayati Inta » de Mohamed Abdelwahab est transfiguré en un blues impressionnant, ponctué par la contrebasse et les percussions, vivifié par l’accordéon du génial Gamal al Kordy, qui fut l’un des compagnons d’Abdel Halim El Hafez. Aussitôt après, Natacha nous livre une brève interprétation, 100 % « swing » de « El Asil », l’un des grands succès de son chanteur préféré (qui est l’un des nôtres aussi) avant de sombrer dans sa nostalgie de l’Égypte profonde, magnifiée par l’irruption de la flûte de roseau, le « ney ». Puis « Lammebada » (qui n’a bien sûr rien à voir avec la « lambada » !) fait basculer ce cd dans une atmosphère littéralement magique, enchantée par la voix de plus en plus féerique de Natacha Atlas et par tous ces sons merveilleux, de plus en plus bizarres, dont elle a su s’entourer.
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les premières critiques de ce cd, parues en Angleterre et aux États-Unis, sont souvent féroces et méprisantes. Même si « Ana Hina » n’est pas une œuvre « politique », Natacha Atlas n’a jamais mâché ses mots, dans ses concerts, envers la « 3° guerre mondiale » déclarée par ses têtes de turc Blair et Bush.
Elle sait bien que sa musique « eurorientale », enracinée dans un pays (l’Égypte) qui est une telle charnière culturelle, est un coin enfoncé dans la logique guerrière qui actuellement domine et étouffe le monde.
Il est donc probable qu’après un tel chef-d’œuvre, Natacha Atlas va devenir une icône pacifiste en même temps qu’une idole culturelle pour tous les mélomanes qui s’intéressent aux très anciennes relations musicales entre l’Occident et l’Orient. Le fait qu’elle est avant tout égyptienne, par ses origines comme par ses références culturelles, démontre que l’Afrique reste au cœur de cet échange capital.

Ana Hina, de Natacha Atlas & The Mazeeka Ensemble, World Village / harmonia mundi///Article N° : 7797

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