Mâle Noir, le premier roman d’Elgas

Arracher la liberté d’être soi

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Entrée triomphante dans le monde de la fiction pour Elgas, auteur sénégalais qui nous livre un roman troublant. Mâle Noir, sorti aux éditions Ovadia en juillet 2021, est la tentative réussie d’écrire sur une page déjà remplie par l’encre des autres. Attention, texte d’autodétermination en route !

Le titre nous provoque subtilement, la couverture aussi. Et pourtant il n’est pas question d’essentialisation. Au contraire. Dans ce roman « de formation » Elgas, journaliste et sociologue ayant déjà démontré son étoffe d’écrivain lors des nombreux portraits peuplant son blog et plusieurs rubriques dans Seneplus (Chronique Hebdo, Inventaire des idoles, Mémoriales…), ainsi que dans son carnet de voyage Un Dieu et des mœurs (2015, Présence Africaine), nous livre un être humain in divenire. Pourquoi n’a-t-il pas de prénom, d’ailleurs, ce Mâle Noir ? Mâle, parce que sommé d’assurer une virilité constante et conquérante, Noir parce que sa couleur anticipe toute intériorité subjective, le figeant à plusieurs idées préconçues : « Un homme noir, infiniment comme tous les autres mâles de cette planète, infiniment différent d’eux. Un mâle indicible. Qu’importe mon nom, je le prête à tous les anonymes…

…qu’ils prennent aussi mon visage, mon ton, mon être. Je suis un homme noir, ma vie est une page vierge, ma famille, ma communauté y ont projeté leurs attentes. Le monde ses réputations, ses fantasmes. Entre les interstices, étroits et écrasants, il reste une possibilité de vivre »

Nous voilà face à une introspection psychologique qui, comme un kaléidoscope tournant à vitesse modérée au début, pour prendre de plus en plus d’élan avec son intrigue passionnante, nous renvoie au visage les lumières fragmentées et blessantes des sociétés occidentale et africaine, denses d’enjeux et de contradictions, cher payées par qui, comme le protagoniste, a le statut d’immigré. La France, le décor où notre héros déambule, entre Paris, Clamart, Nice et Lyon ; le Sénégal, l’écho lointain d’un pays quitté trop tôt pour le faire sien à jamais et trop tard pour – éventuellement – l’oublier. Entre ces deux pays et les attentes qui les peuplent, un homme : inquiet par son impossibilité d’aimer quelqu’un. Ce butin existentiel, l’amour pour un autre être, représente le grand mirage pour lequel il est prêt à se faire disciple, si seulement un gourou se présentait à ses yeux. Cette quête peut parfois ressembler à une excuse pour prolonger la recherche de soi dans la prison dorée que bâtit sa propre solitude. Car si il est vrai que des femmes-oasis peuplent son errance dans le désert émotionnel, il est vrai aussi que le protagoniste semble obsédé par la tentative de s’aimer lui-même : « Ce que j’aimais dans l’acte de faire l’amour ; c’était encore moi-même. Grand seigneur qui se mirait au corps des amantes. Faire plaisir, faire jouir, objectif que j’avais en vénération, ne devait être que la propre contemplation de moi-même. Je soignais mon mal-amour en étant un amant surinvesti ».

Habiter la marge

Aux racines de son mal-amour, des questionnements irrésolus : pourquoi le don réclame-t-il toujours une réciprocité culpabilisante de la part de celui qui le reçoit ? Comment pourrait-il simplement s’appartenir sans ressentir une dette morale envers « les siens » ni embrasser une identification aveugle « aux autres » ? Tout en désirant sans cesse s’affranchir des personnes l’entourant, le protagoniste est en quête perpétuelle de communion. En témoigne sa pérégrination, doctorat en poche, dans une France de plus en plus clivante. Il fuit le déchirement à la Samba Diallo (L’Aventure Ambiguë est poignardée entre les pages 145 et 146), mais n’hésite pas à manifester son empathie lors du suicide d’un ami pour des raisons existentielles proches de celles du héros du roman de Cheikh Hamidou Kane. L’appel aux origines est d’ailleurs sur la bouche de sa mère, au Sénégal, et de ses amis africains résidents en France, comme Djitock, un personnage qui picote et titille sa conscience en l’invitant à rejoindre les mailles de ceux qui s’adonnent âme et corps à la lutte antiraciste, des militants qui le souhaitent dans leurs rangs, pour peaufiner le combat avec son regard d’intellectuel. Elgas nous parle ici, via son protagoniste, d’assimilation versus engagement postcolonial, d’esprit collectif versus individualisme, d’assignations versus liberté, en effleurant les mouvements décoloniaux d’une touche légère qui peint leurs manifestations les plus esthétiques sans creuser leur véritable ambition. D’ailleurs

s’engager ici ou sur le continent ? Où se situe le centre qui décide du destin des Noirs d’Afrique et de ceux d’Europe ? Sont-ils comparables les uns aux autres ? Parfois traité d’aliéné, notre Mâle Noir accepte d’habiter la marge jusque dans ses plis académiques les plus insidieux, comme quand, invité à la semaine africaine de l’Unesco, il donne une conférence intitulée Des dominants et des dominés, la diaspora sénégalaise en France.

A l’heure où la plupart des regards s’accordent pour voir les immigrés des ex-colonies comme un bloc monolithique, il se concentre sur l’existence d’une diaspora riche et d’une diaspora pauvre, car il est convaincu que c’est la seule manière de dénicher les premières logiques de pouvoir, celles qu’il faut prendre en compte bien avant les défis identitaires.

Une honnêteté sans détours

Avec son attention pour les classes sociales et son esprit mordant à l’égard de la contemporanéité, la plume d’Elgas déploie un penchant descriptif qui n’a rien à envier aux écrivains réalistes et naturalistes du XIX siècle. Il prolonge d’ailleurs l’aspiration de ces courants littéraires : celle de tendre aux lecteurs un miroir pour mieux arriver à se cerner, s’observer ou tout simplement, se voir. Cela ne nous étonne pas que le personnage principal soit, ainsi que l’auteur qui le fait vivre, un universitaire spécialisé dans les sciences humaines et sociales. Avec un style drôle, intrigant et malicieux, son regard analyse impitoyablement la réalité. Mais cette radiographie est loin d’être froide ou insensible. Notre narrateur participe pleinement aux choses : « La compassion n’annihilait jamais ce que je voyais, mieux, elle l’exacerbait, pour mieux presser à la prendre en compte ». Pas tendre avec lui-même, la simple relecture de son CV lui donne l’occasion de s’exposer dans toutes ses failles, ses échecs professionnels, ses occasions ratées : « C’était un grand foutoir d’expériences inutiles, jobs alimentaires sans cohérence : j’avais été plongeur dans une crêperie, femme de chambre dans un palace, agent de production dans une blanchisserie, night auditor dans un hôtel, journaliste dans une gazette et chroniqueur dans les journaux, responsable partenariat, libraire, consultant. J’avais mine de rien fait de la bonne merde hétéroclite. Tout moche qu’il fut, le CV résumait bien ma vie ». Alors que un bon nombre de trentenaires européens d’aujourd’hui pourrait se reconnaître dans ces lignes sans flancher, le protagoniste pousse plus loin son « aveu » en nous délivrant ses préjugés et dichotomies symboliques dans ses relations avec les femmes : Désirée, le prénom d’une fille noire tentatrice, blessée et passionnée qui lui offre un « salut communautaire », Mélodie le prénom d’une fille blanche fragilisée et aimante avec qui il peut mieux dompter son mal-être chronique – mais le veut-il vraiment ? Mâle Noir n’est ni une autofiction exposant des tares familiales et intimes, ni une autobiographie démonstrative flirtant avec une thèse quelconque. Comme dit l’un des protagoniste de La plus secrète mémoire des hommes (dernier roman de Mohamed Mbougar Sarr) un écrivain, « à force d’être dans l’air du temps [..] finira enrhumé ». Elgas ne court pas ce risque, et ce, dès son baptême littéraire avec Un Dieu et des mœurs.

Grâce à une écriture impudique et sarcastique, fine, méticuleuse, mais surtout émouvante par son honnêteté, le texte qu’il nous offre expose sa volonté « d’être pleinement. De [se]  projeter, de rêver, de voir le monde comme [sa]  terre, d’y jouer comme un enfant ivre », se dérobant de l’histoire qui ôte, dès qu’elle le peut, « ce banal privilège ».

Le protagoniste nous donne tout, jusqu’à se montrer tel qu’il se voit : un squelette existentiel qui a absorbé trop peu de calcium pour ne pas entendre ses articulations grincer au moindre élan vers l’autre. Pourtant il n’y renonce pas. Roman aux profondeurs cultivées, il cultive notre curiosité jusqu’à la dernière ligne et au-delà, avec son final bouleversant et ambigu, comme l’aventure à laquelle il veut s’échapper…


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