Naivo, vous êtes malgache et vous publiez aux éditions Sépia, en France, votre premier roman. Vous y mettez en scène aussi bien la campagne que les milieux proches de la Cour de la région centrale de l’Imerina dans les années 1820-1850. Pourquoi ce choix d’un passé qui semble révolu ? Est-ce une façon de tourner le dos à un présent trop complexe ou décevant ?
La période que couvre le roman se situe entre 1820 et 1850 : depuis l’arrivée des premiers missionnaires anglais en Imerina jusqu’au rejet violent de certaines idées et pratiques européennes culminant avec les persécutions de chrétiens en 1849. C’est une époque charnière, un tournant décisif dans l’histoire culturelle malgache. Non pas parce que cette culture n’avait pas subi d’influence étrangère auparavant : elle en avait subi évidemment, comme c’est le cas intrinsèquement de toute culture. Mais c’est l’ampleur et la rapidité des transformations qui fait événement et qui m’a fasciné ici. Et leur impact : la société merina, et par contagion politique, la société malgache dans son ensemble telle que nous la connaissons aujourd’hui, dans un grand nombre de ses soubassements modernes, s’est dessinée à cette époque. Pour cette raison, je crois que faire revivre ce passé n’est pas une façon de tourner le dos au présent, mais au contraire une manière de mieux le contempler, de l’embrasser plus intensément, plus profondément.
Quelle part faites-vous entre la fidélité à l’histoire et la liberté d’imagination du romancier ?
L’histoire est toujours une chose mystérieuse, objet de curiosité mais aussi quelque part d’appréhension. C’est encore plus vrai d’une époque reculée que l’on peut situer par un « avant » : avant la colonisation, avant le christianisme. Dans le cas de Madagascar comme de beaucoup d’autres pays africains, ces deux faits majeurs se dressent souvent comme de véritables murs que l’on ne franchit jamais avec un esprit serein. En malgache ancien, en malgache « d’avant », le mot histoire dans son acception usuelle n’existait pas. Il y avait tantara, qui voulait dire récit ou conte, et tetiarana, qui désignait surtout des listes généalogiques de légitimation de chefs. Depuis cette époque, il y a eu occultation et mise en terre d’une mémoire collective pourtant très riche. Il a eu l’évangélisation et l’assimilation coloniale. Rationalisation et mise au rebut moral. En termes de liberté, je ne me sens pas lié rigidement ni contraint par l’histoire épurée et objectivée. De toute façon, les spécialistes trouveront toujours à redire et peu importe. Je suis plus proche des tantara, des contes, c’est une des raisons pour lesquelles on ne trouvera presque aucune date et aucune chronologie dans le texte. Et la raison pour laquelle je n’hésite jamais à reconstruire certaines pratiques. Le jeu consistant cependant à bâtir au-dessus de la réalité et non pas à s’y substituer. Tous les proverbes, chants et hainteny sont par exemple extraits de recueils devenus classiques et toutes les traditions évoquées sont facilement identifiables.
Écrire et publier en français signifie aller au-devant d’un lectorat qui ne connaît pas l’histoire de Madagascar : comment prenez-vous cela en compte en écrivant ?
Comme je l’ai dit, j’ai volontairement écarté presque toute référence historique trop explicite. Cela tient au fait que je m’intéresse moins aux événements historiques qu’à la manière dont les gens les ressentent ou les interprètent, puis les reformulent. C’est le tantara. L’histoire en est peut-être dépouillée mais le langage s’enrichit au contact de l’humain et peut prétendre transcender les cultures. Le centre d’intérêt se déplace des personnages historiques aux spectateurs de l’histoire. C’est bien plus passionnant à étudier ou à réinventer. Ce que la poésie de Senghor ou de Rabemananjara a pu faire, cette histoire poétisée parce que présumée présente, le roman peut le faire. Des écrivains comme Chinua Achebe l’ont prouvé. Sauf qu’il ne s’agit plus de poésie mais de représentation de contenus culturels plus précis, donc plus lourds.
Vous donnez alternativement la parole à vos deux personnages principaux, Fara la campagnarde et Tsito, son jeune esclave qui, affranchi, suivra un itinéraire mouvementé. Ils décrivent les milieux qu’ils observent si bien que le lecteur est transporté alternativement aux côtés de chacun et accède à une sorte de vision stéréoscopique d’une société en pleine mutation. Ce choix de donner deux visions « d’en-bas » est-il le signe du refus de l’histoire officielle « d’en-haut », des rois et des missionnaires, qui prévaut encore aujourd’hui ?
L’un des phénomènes les plus intéressants du XIXe siècle malgache est l’instauration du pouvoir comme spectacle. Je ne dis pas que le phénomène n’avait jamais existé auparavant, il existait sans doute. Mais le spectacle à partir de cette période acquiert en tout cas une dimension écrasante. Les uniformes éclatants des militaires sont apparus, les tenues somptueuses des femmes dans l’orbite des puissants, les bals au Palais. On peut en lire un avatar dans l’engouement des élites aujourd’hui pour le luxe et le clinquant : voitures 4×4 reluisantes, mariages carnavalesques, etc. Quand vous parlez d’histoire officielle « d’en-haut », c’est cette histoire de l’ascendance sociale, au double sens du mot, qui me vient à l’esprit. Il y a un concept central dans le système malgache, qui est celle d’olombe ou de « personne importante », c’est-à-dire de notable. Nous, Malgaches, nous avons un respect profond et indéracinable pour l’autorité, incarnée par l’olombe. C’est l’articulation même de la société traditionnelle. Or le commerce avec l’extérieur (commerce de biens mais aussi d’idées et de murs, de langage), a rendu l’olombe plus riche et plus visible, et l’a radicalement différencié du commun. À un point tel que la richesse et la visibilité en sont venues à le caractériser. Cette institution du paraître et de l’arrivisme, on a envie aujourd’hui de l’abattre mais c’est très difficile car elle est historique. C’est un avatar du tetiarana, si vous voulez. Face à cela, dans mon roman, la parole de Fara et Tsito esquisse en effet une vision « d’en-bas » sur le mode transgressif en tant que parole d’enfant ou d’esclave (teny tanora). Mais ce qui peut constituer véritablement une telle vision, ce sont les proverbes (ohabolana) qui accompagnent directement ou indirectement cette parole, et qui eux ressortent d’un vrai vécu populaire. Ces proverbes ancestraux recèlent un arsenal critique que parfois on ne mesure pas très bien.
Vous écrivez dans un français irrigué par la langue malgache (un lexique est en fin de volume) et ses proverbes qui remplissent le texte d’expressions poétiques et originales pour le lecteur occidental et reconnues par le lecteur malgache. Est-ce une manière de rendre hommage à la culture malgache ? D’ajouter de l’exotisme ?
Le hainteny, qu’on a appelé plus tard la poésie traditionnelle malgache, s’utilisait en toutes circonstances y compris par exemple pour négocier un échange de biens au marché ou traiter d’un différend avec un voisin. La parole avait une épaisseur et une chaleur qu’elle n’a plus aujourd’hui, rongée par les changements sociaux. Il nous en reste en gros un substrat dans les kabary ou discours que l’on prononce lors des enterrements, des mariages ou des hommages publics, et bien sûr dans la poésie. Il a eu dissociation, dislocation, éclatement. C’est cette épaisseur passée que j’essaie, très librement, de reconstruire. Je dis librement car étant moi-même d’une autre époque je ne puis bien sûr espérer la saisir fidèlement et de toute façon ce n’est pas le but. Et il s’agit moins de donner un texte mélioratif que de tenter d’imprégner, de faire voir de l’intérieur, ou plutôt de simuler un regard intérieur sachant qu’une véritable immersion est impossible. Vous parlez d’ajouter de l’exotisme en référence aux proverbes et aux calques du malgache mais pour moi, quelque part, c’est une inversion des choses. Les expressions malgaches, au même titre que l’évocation des traditions, sont le véhicule même qui doit servir à appréhender le passé. C’est l’histoire romanesque qui est bâtie autour d’elles et non l’inverse. Ici, l’élément décoratif et distrayant, exotique, rassurant, c’est le roman en tant qu’institution de la culture occidentale avec toute sa stylistique et ses attendus.
Vous mêlez vos personnages aux tourbillons sociaux et politiques associés aux changements de règnes des rois Radama Ier et Ranavalona Iere tout en faisant maintenant la tension grâce à un jeu de croisement des trajectoires si bien qu’il est difficile de qualifier d’une seule formule ce livre : roman d’amour ? fresque sociale ? réflexion politique ? Vous retrouvez-vous dans ces catégories ?
Peut-être un peu de tout cela. Il est vrai que l’amour, la société et la politique servent à ma réinvention du passé. De même que la notion clé de destin. Mais ce que j’ai surtout cherché à faire, c’est de mettre sur papier une quête personnelle d’un esprit collectif en grande partie oublié. Je ne sais pas si c’est ce qu’on peut appeler une fresque. Concrètement, le texte a été révisé et coupé d’innombrables fois. J’aurais pu facilement écrire huit cents pages mais j’aurais été mon seul lecteur ! Inversement, j’aurais pu adopter complètement une structure genre roman de gare amélioré où la clef de déclenchement se lit dès les premières pages. Mais qu’est-ce que cela aurait apporté ? Je voulais un début lent car le temps est plus étalé à la campagne et au bord des rizières, où se conservent mieux l’esprit et le parfum des traditions. La deuxième moitié du livre est plus rapide pour épouser la pulsation urbaine et les tensions politiques. Pour moi, ce n’est pas tant le croisement des destinées que celui des désirs et des aspirations qui importe. Et plus généralement le croisement des cultures. Je crains qu’il n’y ait pas vraiment de catégorie pour cela. Au-delà des rizières se revêt volontairement de l’habit vénérable de « roman historique », mais c’est par commodité. On pourrait tout aussi bien parler de roman ethnologique, mais ce serait encore un pis-aller.
Tsito dit à un moment qu’il est « fatigué d’entendre expliquer aux Blancs des choses qui vont de soi » (p. 256). Est-ce votre situation en écrivant ce livre ou y a-t-il encore bien des choses qui ne vont pas de soi et qu’il s’agirait d’éclaircir par l’écriture ?
Dans toute réexpression, il y a un travestissement et je suis bien conscient, par exemple, que ce livre ne fait pas exception. Je crois qu’il y a un danger à trop vouloir expliquer ou définir, ce qui est pourtant souvent une tendance naturelle. Surtout lorsqu’on le fait dans une langue étrangère, on importe inévitablement les concepts et les catégories de pensée associées à cette langue. Et donc la manière de voir. C’est ce que j’ai essayé de faire ressortir brièvement dans le dialogue que vous mentionnez. Cela renvoie aussi concrètement, dans le cas malgache, à cette déférence vis-à-vis de l’olombe, que le colonisateur, puis par contagion, l’étranger blanc, est venu incarner avec un rayonnement sans précédent. À cet égard, il y a donc moins nécessité d’éclaircir que de remettre au-devant de la scène. Oui, il y a beaucoup de choses qui ne vont pas de soi mais ces choses, il faut les prendre d’une certaine manière. Si l’étranger de son côté ressent quelque inconfort et incompréhension au contact de cette culture, c’est tant mieux. Cela voudra dire qu’il a rencontré quelque chose d’inhabituel, qui peut-être en vaut la peine. Je suis convaincu que chaque culture gagne à être, comme disent les Anglais, self-explanatory. Ce que la littérature permet, dans une certaine mesure, de faire.
Lire également [la note de lecture]Naivo, Au-delà des rizières, Saint-Maur, Sépia, 2012,350 p.///Article N° : 10718