Barack Obama : une certaine figure de notre monde

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Je suis arrivé en Caroline du Nord à la fin du mois de septembre. C’est en partie dans cet ancien État esclavagiste du Sud des États-Unis que j’ai suivi les cinq dernières semaines de la campagne pour les présidentielles américaines. Cette note, je l’écris après minuit, à quelques heures seulement de l’ouverture des bureaux de vote. Le sentiment qui m’habite ne saurait être plus manifeste. Je suis sur le point d’être le témoin d’un événement historique absolument singulier, qui ne se répétera sans doute pas d’ici trois générations, et dont les significations sur le long terme m’échappent entièrement.
Ce soir en effet, Barack Obama sortira vainqueur du duel sans merci qui, depuis l’été, l’opposait au septuagénaire d’Arizona, John McCain. En portant pour la première fois un Africain-Américain à la tête du plus puissant État de la planète, les États-Unis feront une fois de plus un énorme pas en avant dans la longue lutte pour l’égalité raciale dont Martin Luther King porta le flambeau – lui qui, s’adressant aux descendants d’esclaves dans le Nouveau Monde, proclama il y a exactement quarante ans avoir aperçu au loin, de sa prison à Birmingham, les contours de ce qu’il appelait, sur le mode biblique, la Terre promise.
Obama ne détient guère les clefs de la Terre promise. Mais à le lire, à l’écouter et à le suivre au cours des cinq dernières semaines, des millions de gens se sont mis à penser qu’il pourrait sans problème tenir lieu de portrait-visage de notre monde, notre effigie.
Ce soir, il sera porté au pouvoir par une formidable coalition multiraciale – sans doute la plus sophistiquée jamais mise sur pied dans l’histoire politique des États modernes. Très tôt, dès les primaires, il avait transformé sa campagne en un vaste mouvement social et culturel dont la force tient à trois facteurs.
D’une part il est parvenu à assimiler et à fédérer différentes strates ethniques et démographiques de ce pays – des minorités historiques ou neuves jusqu’aux « petits blancs » généralement si prompts au ressentiment raciste, ceux-là mêmes auxquels W.E.B. Dubois attribuait en partie l’échec de la Reconstruction au sortir de la guerre civile. Du coup, d’un point de vue sociologique, l’organisation qu’il a bâtie préfigure de manière éclatante l’Amérique de demain – un pays bariolé et métis, microcosme du monde à la confluence de l’humanité tout entière.
D’autre part il a procédé à une véritable épure de la tradition nationaliste et protestataire qui a longtemps servi de socle à la pensée et à la praxis politique afro-américaine tout en conservant l’inspiration prophétique et revivaliste et la sensibilité universaliste et cosmopolite qui en a toujours été le pendant.
À plusieurs égards, cet aggiornamento a nécessité une triple prise de distance – d’abord par rapport aux définitions canoniques de la condition noire aux États-Unis et aux modes d’action qui en ont historiquement découlé ; ensuite par rapport aux stéréotypes qui ont historiquement permis de stigmatiser le signifiant noir et de « ghettoiser » la création politique afro-américaine. Cette prise de distance s’est également traduite par la mise entre parenthèses de l’Afrique dont il n’a pas prononcé le nom une seule fois au cours de cette campagne et qui, on le sait, a d’abord fait son apparition dans sa vie sous la figure du « père absent », mais dont, conséquence de la malédiction généalogique, on ne peut se défaire. L’écart s’applique également à son propre prénom « Hussein », à consonance musulmane, dans ce pays où beaucoup sont persuadés que l’Islam est une religion suicidaire. Grâce à cette triple excision, Obama n’est jamais apparu aux yeux de la majorité de l’électorat comme « le candidat noir ».
Finalement, il a mis à profit presque toutes les ressources de l’âge digital pour non seulement modifier radicalement l’idée que l’on se faisait de la mobilisation sociale, mais aussi de la communauté citoyenne elle-même et de la participation politique. Du jour au lendemain, ce sont des millions de petits contributeurs qui se sont transformés en volontaires, et de volontaires en « ayant droits » là où auparavant ils se contentaient d’être des « sans-parts ».
Au cours des cinq dernières semaines, je me suis longuement interrogé sur la fascination que cet homme exerce sur nos esprits. Je suis particulièrement frappé par le travail d’ascèse auquel Obama a dû se plier pour, d’une part, se tenir debout par lui-même et pour, d’autre part, être accepté et reconnu par l’Amérique comme « l’un d’entre nous ».
Contrairement à ce qu’affirment maints commentateurs, il n’a pas cherché à « transcender » la « race » en tant que telle. Du reste, il ne pense pas que nous vivions dans une ère post-raciale où les questions de mémoire, de justice et de réconciliation seraient sans objet. Je dirais que dans une intime étreinte, il a embrassé le signifiant racial et l’a redoublé afin de mieux le brouiller pour mieux s’en éloigner, pour mieux le conjurer et pour mieux réaffirmer la dignité innée de chaque être humain, l’idée même d’une communauté humaine, d’une même humanité, d’une ressemblance et d’une proximité humaine essentielle.
Il ne serait pas incongru de chercher les sources profondes de ce travail d’ascèse dans le meilleur des traditions religieuses afro-américaines. De ce point de vue, les parallèles entre les itinéraires de Barack Obama et de James Baldwin sont étonnants. Dans le discours politique d’Obama, il n’est pas rare de retrouver les accents de la religion prophétique des descendants d’esclaves ou encore la fonction utopique si caractéristique du travail de création artistique afro-américain.
Car, pour les communautés dont l’histoire a longtemps été celle de l’avilissement et de l’humiliation, la création religieuse et artistique a souvent représenté l’ultime rempart contre les forces de la déshumanisation et de la mort. Cette double création a profondément marqué la praxis politique afro-américaine. Au fond, elle en a toujours été l’enveloppe métaphysique et esthétique, l’une des fonctions de l’art et du religieux étant justement d’entretenir l’espoir de sortie du monde tel qu’il a été et tel qu’il est, de renaître à la vie et de reconduire la fête.
C’est ce supplément aussi bien métaphysique qu’esthétique qu’Obama apporte à la démocratie américaine.
Finalement, je crois qu’Obama offre à notre regard une certaine figure du monde et une certaine figure de l’Amérique, de son corps et de sa voix. Il les offre à notre regard, dans une visibilité si éclatante et si manifeste qu’elle déchire, l’espace d’un instant, et peut-être pour la première fois dans l’histoire de notre monde, la mince couche de nuit qu’est l’apparence physique.
Rien que pour cela, je voudrais être là le jour de son inauguration, en janvier prochain, quand, ne serait-ce que l’espace d’un clin d’oeil, le monde entier resplendira de lumière, à la manière d’un jardin en fête.
Mais si par malheur ce soir il ne l’emportait pas, alors…

Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud). Cet hiver, il est en résidence au John Hope Franklin Institute, Duke University.///Article N° : 8150

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