« Bâtir sur notre solitude » : entretien avec Kebir M. Ammi

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Depuis son entrée en littérature à la fin des années 1990, Kebir M. Ammi n’a cessé de bâtir une œuvre originale, à la fois ouverte sur le monde et ancrée dans l’histoire et l’identité plurielle du Maghreb. Riche de sa double culture algéro-marocaine, l’auteur a consacré ses livres à d’éminentes figures telles que Saint-Augustin, Apulée, l’émir Abd el-Kader, le mystique soufi El-Hallaj, le rabbin et voyageur marocain Mardochée Aby Serour ou encore Abdellah Ben Aïcha, ambassadeur du sultan du Maroc à la cour de Louis XIV. Traversant les siècles et les continents, les romans de Kebir M. Ammi sont animés d’un désir d’ailleurs qui se traduit dans l’énergie foisonnante de son écriture et sa capacité à réinvestir l’histoire pour sonder les sociétés et rapprocher les cultures. 

Son dernier roman, À la recherche de Glitter Faraday, est un récit haletant, profondément musical, construit autour de la quête d’un manuscrit entre l’Algérie postrévolutionnaire et l’Amérique ségrégationniste. Un texte complexe qui reconstruit, des années 1960 aux années 2010, la mémoire des mouvements de lutte et de libération, avec leur somme d’espoirs et de désillusions. La quête est menée par un écrivain narrateur qui interroge et rassemble les pièces du puzzle, par-delà les blessures de l’histoire. « L’écrivain est un bâtisseur », dit Kebir M. Ammi dans une récente conférence. Un bâtisseur errant, inquiet mais résolu à réhabiliter le sens d’une humanité libre et fraternelle. 

Khalid Lyamlahy : Votre roman se construit autour d’une mise en parallèle de l’Amérique et de l’Algérie. Vos personnages évoquent sans cesse une « Algérie radieuse et fraternelle » et estiment que « l’Amérique sera fraternelle ou ne sera pas ». Pourquoi avoir opté pour ce parallèle ? 

Kebir M. Ammi : Le parallèle était inévitable dès lors que j’ai choisi de parler d’une période précise, qui a vu l’Algérie triompher comme la Mecque des révolutionnaires. Des gens du monde entier, mais d’Amérique surtout, se sont retrouvés dans un pays qui s’était battu héroïquement et avait arraché son indépendance après une longue occupation de la plus grande brutalité.  Et cette libération ne pouvait, à mon sens, que générer une Algérie radieuse et fraternelle, contrairement, hélas, à ce que ce pays est devenu. Quant à l’Amérique, qui a représenté un rêve pour beaucoup de gens, elle est devenue quelquefois un cauchemar pour les siens. Cet immense pays, je le crois profondément, sera fraternel ou ne sera pas. Il ne peut pas se contenter d’être et d’ignorer ou de brutaliser une partie de ses fils et de ses filles, parce qu’ils n’ont pas la couleur ou la croyance qu’il faut. Il est grand temps de comprendre que nous sommes tous semblables d’où que nous soyons, nous sommes de simples accidents de la nature, nous sommes tous sur un même navire qui tangue sur les mêmes flots. 

L’Algérie, le pays de votre père, est omniprésente dans vos écrits, notamment à travers des figures telles que l’Émir Abdelkader, Apulée et Saint-Augustin. Par ailleurs, vous avez vécu, travaillé et enseigné aux États-Unis. Dans quelle mesure ces expériences ont-elles influencé l’écriture de ce roman ? 

L’Algérie est présente dans mes écrits en raison de cela justement, parce que c’est le pays de mon père. J’y étais et j’y suis attentif même si, croyez-moi, j’ai en permanence un œil posé sur ce qui se passe ailleurs dans le monde. Les trois figures que vous évoquez sont importantes. Elles apportent un éclairage essentiel à ce que peut être une Algérie ouverte et respectueuse de l’Autre et un éclairage à ce questionnement permanent qu’est la littérature. Par ailleurs, mes séjours aux Etats-Unis m’ont donné la chance de bien connaître cet immense pays. Je retourne souvent dans cet immense pays. J’aime ses paysages, ses villes, mais j’aime aussi sa littérature, sa musique, son cinéma, ses peintres… Et j’ai eu vingt ans dans ce pays ! C’est une expérience unique de fêter ses vingt ans quelque part. Je me suis senti d’emblée chez moi aux Etats-Unis et j’ai sillonné le pays. Tout cela m’a marqué et a compté quand j’ai voulu écrire ce roman.   

Le roman explore plusieurs aspects de l’histoire et de la société américaine, évoquant notamment la lutte des Black Panthers, le suprémacisme blanc, l’héritage de la guerre du Vietnam, l’élection de Trump, mais aussi la culture automobile et cinématographique. Peut-on lire ce roman comme une sorte de radioscopie de l’Amérique contemporaine ? 

Ce roman est une radioscopie de l’Amérique contemporaine, mais avec un souci constant, du début à la fin, celui d’interroger la littérature, en croisant les destinées et en bâtissant sur des hommes et des femmes qui ne se connaissent pas mais qui sont profondément liés.  Il était important pour moi, de mettre au cœur de ce roman, trois personnages, un Noir, un Indien et une Blanche – Glitter, Dustin et Hejira – pour dire la complexité du monde. Ce sont des personnages clés de l’Amérique. Ils sont à la base de cette société. Chacun, avec son rythme et son regard, permet une entrée dans l’univers d’une grande nation.  

La musique, surtout le jazz et le blues, joue un rôle prépondérant dans le roman. Le récit est rythmé par les morceaux de Charlie Mingus qui « jouait comme s’il avait encore toute l’éternité devant lui », mais on y croise aussi Archie Shepp, Muddy Waters, Nina Simone, Joni Mitchell, Manu Dibango, Miriam Makeba et Mustapha Toumi. La musique fonctionne-t-elle comme un langage à part entière, un contrepoint au récit ?  

Je crois que la musique épouse le langage. Et le dépasse. C’est pour cela que je voulais, depuis le début, qu’elle soit présente. La musique de Charlie Mingus a été un vrai bouleversement quand j’ai découvert l’œuvre de cet artiste d’exception. Et ce roman, je l’ai conçu avec la musique dans les oreilles. J’ai assisté au festival d’Alger quand j’avais dix-sept ans et cela m’a marqué. Ce n’était pas rien, croyez-moi, de voir, à dix-sept ans, Nina Simone, Myriam Makeba et Archie Shepp à Alger ! J’ai toujours rêvé d’écrire un roman sur cette époque. Vous voyez, cela m’a demandé plus de cinquante ans ! Les choses ont cheminé, dans mon esprit, et trouvé une voie puis elles ont choisi l’heure de s’offrir ouvertement et simplement. Mais la musique est aussi un contrepoint au récit. Elle donne son propre rythme et exprime, par son langage, des silences et des zones d’ombre. Silences et ombres qui sont déterminants dans un roman, car tout ne passe pas par les mots.  

Le roman baigne dans une atmosphère de violence inouïe, du lynchage des Afro-Américains et des exactions infligées aux autochtones et à leurs descendants en Amérique aux différentes formes de répression et d’intimidation politique en Algérie. De quoi cette violence est-elle le nom ?

Cette violence est le nom d’une inacceptable brutalité exercée par des hommes comme nous contre d’autres hommes. Le mépris des uns, leur sauvagerie, leur conviction d’être au-dessus des lois et d’être dans je ne sais quel cercle vertueux qui leur donne le droit d’être haineux et de croire qu’ils sont, en agissant ainsi, dans la légitimité la plus parfaite. Cette violence n’a pas de nom, il appartient à la littérature de la dénoncer pour l’empêcher de prospérer.  

Votre roman développe une critique acerbe d’une certaine classe politique, à la fois en Algérie et en Amérique, jugée corrompue, brutale, manipulatrice. En Algérie, plus particulièrement, vous dénoncez les « nouveaux maîtres du pays » et écrivez que « la révolution a été un vrai gâchis : elle a été détournée de ses fins ». Que peut la littérature face à un tel constat ? A-t-elle vocation à réparer l’histoire ou la politique ?

La littérature ne peut rien. Mais elle peut empêcher de torturer en silence. Elle démasque. Elle dit les alliances des forces du Mal. 

Elle ne peut pas réparer l’histoire ou la politique. 

Qui rendra aux Algériens les cent trente-deux ans confisqués par une France coloniale et peu bienveillante ? 

Qui rendra aux Noirs d’Amérique la part mutilée de leur mémoire ?

La littérature dit la souffrance et la complexité du monde. Elle explique à sa façon que ceux qui ont prétendument libéré l’Algérie n’étaient pas forcément tous vertueux et qu’ils ont commis des crimes abominables. La littérature dit que notre humanité est sujette à de nombreux calculs et tractations dans l’envers de la conscience. 

Ancienne « Mecque des révolutionnaires », Alger est un spectre qui flotte constamment sur le récit, presque figé dans son passé. On s’en souvient comme « le seuil de toutes les promesses » mais aussi comme une ville « que le sort s’est toujours acharné de détourner de son destin ». Diriez-vous qu’il y a là un paradoxe, une tension entre la réalité et le mythe de cette ville ? 

Non ce n’est pas un paradoxe, ou une tension entre la réalité et le mythe, c’est tout simplement que des hommes se sont arrogé le droit de brutaliser ceux qui pouvaient se trouver sur leur chemin et les empêcher d’accaparer ce qui appartenait à tous. 

En 1962, au sortir de la guerre, tout le monde avait le droit de rêver d’une terre de fraternité et de liberté. Une terre de prospérité. D’aucuns ont confisqué l’indépendance. Et entrepris une œuvre de démolition, en démolissant les rêves d’un peuple. Mais la vie continue. Les Algériens sont un grand peuple. Vous avez vu de quoi ils ont été capables avec le Hirak ? Ils ont chassé Bouteflika et sa clique. Tous les espoirs sont permis. 

Dans sa recherche de Glitter Faraday et du manuscrit confié à ce dernier à Alger, le narrateur dit qu’il ne veut pas forcément « donner du sens aux choses, juste trouver un peu de paix ». Dans quelle mesure peut-on envisager la paix et la transmission quand le sens demeure plus ou moins inaccessible ? 

Je crois que le sens des choses, ou de la vie, demeure pour nous inaccessible. Mais on peut être en paix avec soi et avec les autres. On peut vouloir le Bien. On peut vouloir que les gens soient heureux. On peut vouloir pour les autres ce qu’on veut pour soi.  Le narrateur de Glitter Faraday tend vers cet état et cet esprit. Quand il apprend ce qu’est devenu le manuscrit et ce qu’il contient, il atteint une certaine paix avec lui-même et avec le monde. Je ne vous rappelle pas ce qu’il fait, pour ne pas déflorer la fin de l’histoire. Je souhaite qu’on me lise avec la plus grande attention, car cet acte est précis et lourd de sens. 

Vos personnages sont presque tous des solitaires, des errants, des marginaux pris dans le tourment de l’histoire ou poursuivis par les fantômes du passé. Glitter Faraday est un éclopé qui vit dans la rue, Hejira se retranche dans une cabane, Sellam écrit dans une cave… Diriez-vous que cette solitude est le prix à payer quand on fait partie des « hommes nés pour transformer le monde » ?  

Vous savez, je suis un errant, un solitaire, un marginal aussi, de par la vie qui a été la mienne depuis l’enfance, et les circonstances qui m’ont obligé à vivre d’une certaine façon qui n’était pas au départ choisie. Les fantômes du passé m’appartiennent. Je nourris mes personnages avec mes fantômes et mes obsessions. Ceci étant, je crois que nous sommes tous nés pour transformer le monde, mais la vie, avec ses petits calculs et ses arrangements, nous détourne du but naturel ou réel et nous pousse à nous compromettre en permanence. Alors oui, la solitude est sûrement nécessaire, pour éviter les compromissions et œuvrer à transformer le monde. 

À bien des égards, le personnage clé de Sellam évoque le poète algérien Jean Sénac, à la fois par son rêve d’une « Algérie aux couleurs du monde » et par son destin tragique. Avez-vous pensé à Sénac ou à d’autres auteurs algériens ou américains en écrivant ce roman ? 

Je n’avais pas un poète précis en tête, mais il y avait Kateb pour qui j’ai une grande admiration, j’ai aussi pensé à Sénac et à Khaïr-Eddine en écrivant ce roman. Quant aux auteurs oui, j’ai beaucoup pensé à certains auteurs que j’aime, comme Chandler, à qui j’emprunte le nom de Mc Cord, ou Faulkner à qui j’emprunte le nom de Mac Farlane. Mais il y a aussi des clins d’œil à Dos Passos, Steinbeck, Fitzgerald, Himes…

Le roman est organisé en quatre parties avec un récit enchâssé. Parfois, la narration prend l’allure d’un road-trip labyrinthique et effréné où s’enchaînent les États, les bourgades, les motels, les bars et les dîners. D’autres fois, le rythme ralentit, l’écriture se métamorphose et on a l’impression que le temps s’est figé. Pourquoi cette variation ?

Il y a trois rythmes différents qui correspondent aux trois personnages principaux : Glitter, Dustin et Hejira. Le monde est vu à travers leur sensibilité et leur vécu. Il fallait nécessairement différencier la mise en récit du réel, pour donner à sentir et à voir la personnalité de chaque personnage. Le quatrième rythme est celui du narrateur, qui établit le lien entre des gens qui ne se connaissent pas mais qui sont profondément liés. Je dis que le narrateur établit le lien, mais en vérité, on se rend compte, en lisant le roman, que c’est Glitter que tout le monde cherche. C’est Glitter qui éclaire cette histoire. Ce n’est pas seulement le narrateur qui est à la recherche de Glitter, mais tout le monde. Ça n’a encore été vu par aucun critique, et cela est important. Au même titre que le manuscrit, Glitter est au centre d’un dispositif complexe. C’est par lui que tout s’éclaire et s’explique. Et à lui, qui n’a pas connu son père, que ressemblent peu ou prou tous les autres personnages si on voit les choses de très près. Le manuscrit n’est pas qu’un prétexte comme pourrait le laisser supposer une lecture trop rapide. Il contient l’essentiel d’une quête en même temps qu’un hommage à la littérature et un symbole de l’écriture comme résistance. 

Par-delà la quête du manuscrit et la traversée des histoires algérienne et américaine, il y a dans ce roman un art saisissant du portrait et une profonde réflexion sur la vie comme « croisement de destinées », sur la possibilité d’échapper à son visage et à son destin pour embrasser ceux de l’humanité. Cette possibilité relève-t-elle de l’utopie au sens large du terme ? 

Il y a un peu plus de dix ans, en 2009 exactement, j’ai publié un texte que j’ai intitulé « Mon identité, celle de l’autre ». C’est vous dire que cela m’importe beaucoup. Je le répète dans Les vertus immorales, dans Mardochée et dans Ben Aïcha. Je suis vous et vous êtes moi. Ce croisement des destinées est ce qui donne toute sa saveur à la vie. Il n’y a aucune gloire d’être d’ici ou de là puisque tout cela a été décidé, dans un acte souverain, par le hasard et lui seul. Nous appartenons au même miroir qui nous unit. Au même ciel et à la même terre. D’où l’absurdité de la guerre et de tout ce qui empêche de vivre en paix. Aucune victoire n’est une victoire quand on la remporte contre des hommes. La guerre est toujours un désaveu et toujours une défaite, car ceux de l’autre bord portent en eux celui que j’aurais pu être. 

Le Maroc, votre pays de naissance et celui de votre mère, est quelque peu absent de ce roman mais il n’en demeure pas moins au centre de votre œuvre et de votre engagement pour un « Maghreb ouvert et fraternel », pour reprendre les termes de votre appel de 2019. Dans le contexte des tensions actuelles entre le Maroc et l’Algérie, quel regard portez-vous sur le rôle des écrivains et des intellectuels maghrébins ? 

Le Maroc est présent dans toute mon œuvre. Il est le pays essentiel et central. Le pays des premières émotions. Du premier jour tombé dans mes yeux. C’est là que j’ai trébuché et grandi. Et c’est de là que je suis parti en 1969 pour assister au Festival Panafricain à Alger. Et quand je suis retourné chez moi, à Taza, l’envie d’écrire sur ce bel été s’était déjà saisie de moi. Mais je ne savais pas que j’aurais besoin de près de cinquante ans pour mettre en ordre mes émotions. Quant aux intellectuels et écrivains, ils peuvent beaucoup. Ils peuvent bouger les lignes. Ils peuvent imaginer d’autres manières -autres que politiques- de construire le Maghreb. Mais il faut qu’ils exercent pleinement leur liberté. La littérature, le cinéma, la peinture, le théâtre, la musique… sont un formidable gisement. Écrivains et intellectuels ont les ressources pour rêver d’un espace à venir, un Maghreb ouvert sur les siens et sur les autres. Ils peuvent réunir leurs imaginaires et leurs blessures. Ils peuvent se donner la main et dire : C’est nous le monde. Ils peuvent dire: C’est nous l’espoir et les plus belles promesses pour demain. Ils peuvent dire: Nous portons dans notre souffle ainsi que dans notre sang un monde de liberté et de fraternité. 

On referme ce texte avec un sentiment de mélancolie et d’amertume, mais aussi d’apaisement et de réconciliation. Vous dédiez le roman « aux rêves des anciens » et « à une terre de grandes promesses, non encore advenues ». Cette ambivalence est-elle problématique ou salutaire ? 

Salutaire, je crois. C’est un désir de partage. C’est un appel d’avenir. C’est le désir que les choses peuvent se faire. Et elles se feront. Je suis optimiste pour ceux qui viendront après nous et à qui je m’adresse. C’est à eux que je lance cet appel, cette bouteille à la mer. Je leur dis d’être à la hauteur de ce que nous n’avons pas su être et de bâtir. Bâtir sur des promesses et des espoirs trahis. Bâtir sur notre solitude. Il n’y a que cela, que leur force maintenant, qui pourra nous réhabiliter. 

Propos recueillis par Khalid Lyamlahy

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