La saison sud-africaine vient d’être lancée en France, avec plus d’une centaine de manifestations culturelles programmée à travers tout le pays. La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin a ouvert le bal les 30 et 31 mai 2013, en offrant au public du Centre culturel Robert Desnos de Ris-Orangis, sa nouvelle création lancée en septembre dernier à la Biennale de la danse de Lyon : Beauty remained for just a moment then returned gently to her starting position, présentée quelques jours auparavant à Montréal, au Monument-National, dans le cadre de la septième édition du Festival TransAmériques (FTA).
Depuis que Robyn Orlin a posé ses valises en Europe, elle enrichit la scène française de ses chorégraphies « rentre-dedans » qui ne laissent personne indifférent, comme le solo sur la situation dans les banlieues françaises, qu’elle a créé en 2010 pour Ibrahim Sissoko (Call it
kissed by the sun
better still the revenge of geography
!) ou lorsqu’elle demande au ballet de l’Opéra national de Paris de casser les codes de la danse classique. Souvent définie, un peu hâtivement, comme une « chorégraphe blanche sud-africaine », c’est en s’installant à Berlin il y a dix ans, qu’elle redécouvre ses origines juives et européennes, tout en se réaffirmant, plus que jamais, sud-africaine. Danseuse, chorégraphe et surtout activiste anti-apartheid, Robyn Orlin reste celle qui « a ouvert la voie d’une chorégraphie du politique qui déclare la guerre à l’héritage colonial du ballet classique » (1). Son credo est de faire bouger les choses par la danse et la performance dans des pièces décapantes qui allient, c’est sa marque de fabrique, vidéo, texte et arts plastiques, et portent des titres à rallonge délicieusement loufoques comme, par exemple, If You Can’t Change The World, Change Your Curtains (1990) (Si tu ne peux changer le monde, change de rideaux) ou encore Daddy I’ve Seen This Piece Six Times Before And I Still Don’t Know Why They Are Hurting Each Other (1999) (Papa, j’ai déjà vu cette pièce six fois, et je ne comprends toujours pas pourquoi ils se font du mal), pièce sur l’immigration et la xénophobie, qui continue de tourner plus de dix ans après sa création.
Une projection vidéo plante le décor. Nous sommes à Joburg en 2013, un homme dans la rue interpelle les automobilistes, un écriteau à la main : il cherche la beauté. Où se cache-t-elle ? Dans ce ballet de poules multicolores qui lui succède, annonçant le lever du soleil et le début de la pièce ? D’entrée de jeu, on nage en pleine métaphore
qui colle parfois si fort à la réalité. Jugez plutôt
Le soir de la première à Montréal, la ville traversait une « crise » de l’eau, devenue, en l’espace de quelques heures, impropre à la consommation. Des bouteilles d’eau avaient tout naturellement, pensait-on, été distribuées aux spectateurs du FTA, pour étancher leur soif, sans qu’ils ne se doutent qu’elles leur serviraient d’instruments pour ouvrir le spectacle sur une symphonie de gargarismes et de bruits de plastique froissé, entonnée par toute la salle du Monument-National, sous la baguette de l’époustouflante Julia Burnham, « déesse du recyclage », qui ira jusqu’à exiger de ses spectateurs pris en otage, qu’ils jettent leurs bouteilles vides sur la scène, pour qu’elle puisse en remplir sa robe en sacs de provision, bientôt engloutie dans un océan de plastique.
En parlant d’eau, Robyn Orlin a dû en mettre dans son vin, afin de satisfaire la demande de Gervanne et Matthias Leridon, couple de collectionneurs ayant initié African Artists for Development (2), « de créer une pièce chorégraphique exposant la beauté plurielle du continent africain »
Robyn Orlin n’est pas allée chercher bien loin sa réponse, elle est simplement remontée à la source, Johannesburg, sa ville natale, où la beauté semble avoir déserté les rues, et pourtant
Là où le soleil brille, la beauté n’est jamais loin et tout devient possible dans cet univers en plastique recyclé, où Sky-pe (en jouant sur le mot Sky-Ciel) permet même à Oscar, l’un des protagonistes, de communiquer avec Dieu ! Les émotions restent intactes et vraies, et la vie s’emballe de plastique, sous nos yeux ébahis, jusqu’au coucher de soleil et la tombée du rideau.
Sans dévoiler davantage les tableaux de cette chorégraphie qui choisit une approche métaphorique pour parler de la beauté du quotidien, revenons sur le processus créatif qui reste une expérience particulière chez Robyn Orlin qui n’a jamais fondé sa propre compagnie pour pouvoir rester « libre de créer différents types de projets ». Pour Beauty remained
, elle a retrouvé avec bonheur la troupe Moving Into Dance Mophatong qu’elle avait fréquentée à ses débuts à Johannesburg dans les années 1980. Une véritable collaboration s’est installée dès le départ entre elle et les danseurs de la troupe qui sont aussi des comédiens, des chanteurs, des performeurs, bref des artistes complets et inventifs, à qui revient la mission ô combien périlleuse d’improviser librement chaque soir, sans se perdre, et d’interagir pleinement avec le public. Robyn Orlin a pris l’habitude d’inclure aussi dans ses pièces d’autres créateurs, comme ici la styliste sud-africaine Marianne Fassler qui a confectionné les costumes en plastique recyclé : la robe de la déesse en sacs chinois, aussi bien que le tutu en bouteilles de plastique
Ou le vidéaste français Pascal Lainé qui la suit maintenant depuis de nombreuses années et qui a filmé, pour les besoins de la pièce, des animaux géants, menaces virtuelles (serpents, lions
), mais aussi un vieillard, Solly, qui nous donne peut-être la plus belle définition de ce qu’est la beauté, en demandant à Oscar, celui-là même qui « chatte » avec Dieu sur Skype, de lui ramener le soleil qui l’aide à garder la joie de vivre. Et de rappeler dans un entretien : « Au début, les membres de la troupe et moi avions un point de vue très différent sur la beauté. Je leur ai parlé de Solly, par exemple, un sans-abri de Joburg que je connais depuis plusieurs années et que je trouve beau pour sa résilience, sa créativité et sa philosophie de la vie. Mais quand nous leur avons montré quelques minutes de la vidéo de lui dans Beauty Remained
, ils l’ont jugé sévèrement et ne lui ont rien trouvé de beau. Heureusement, le travail artistique que nous avons fait ensemble nous a permis d’évoluer et de mieux nous comprendre. Nous avons beaucoup appris les uns et les autres. » (3)
Si Robyn Orlin se défend de verser dans l’exotisme, certaines de ses sources d’inspiration sont pourtant questionnables, comme par exemple les célèbres clichés d’enfants de Hans Silvester (4) pris dans la vallée de l’Omo en Éthiopie : « En observant comment ces jeunes décoraient leur corps, nous étions tous frappés par leur inventivité et par la beauté de leurs réalisations. » Cela montre aussi que c’est dans le regard que l’on porte sur les choses et sur les êtres que se trouve la beauté. Et que l’humour et la poésie restent les meilleurs antidotes à la dureté du quotidien : « Mes pièces, affirme-t-elle toujours dans le même entretien, sont toujours politiques et j’ai toujours été critique face à la question nord-sud. Beauty Remained
est différente car je parle seulement de Johannesburg et de l’incroyable sens de l’humour des Sud-Africains. C’est une pièce plus qu’essentielle pour moi parce qu’elle contient beaucoup des sentiments que j’éprouve quand je suis dans les rues de Johannesburg, où l’on vit dans une grande proximité avec la vie et la mort, avec la pauvreté et la richesse. Cet univers à la fois très plastique et terre à terre, plein de contradictions, me rend parfois triste et parfois très heureuse. Alors, la réception de la pièce peut varier selon les publics et c’est normal puisque chacun arrive au théâtre avec son expérience de vie. Mais ce qui m’importe, c’est que les gens ne la voient pas comme une pièce exotique. Elle traite de l’esprit et de l’esthétique spécifiques à l’Afrique du Sud et à Johannesburg en particulier. On ne rit pas des gens ; on rit avec eux. »
Au final, beaucoup d’humour, de poésie et de légèreté dans cette pièce qui aborde des thèmes pourtant aussi désespérants que la pollution et les inégalités économiques : quand, par exemple, la « déesse du tutu » part à la « chasse aux t-shirts » dans la salle, pour se confectionner son propre tutu qu’elle décide ensuite de défaire pour revendre les t-shirts recyclés sur le marché
On ne peut s’empêcher ici de penser aux rapports économiques ambigus qu’entretiennent les pays du nord avec le continent africain champion malgré lui de la débrouille et de la survie.
Dans une rencontre prévue le lendemain du spectacle, la chorégraphe avoue que son travail a changé, gagné en maturité, qu’elle cadre mieux sa colère, même si elle ne se prend toujours pas au sérieux. Ses spectacles sont à l’image de sa vie, chaotiques mais énergiques, en redéfinition permanente.
Quelques liens :
Site de [Robyn Orlin]
Site de la compagnie [Moving Into Dance Mophatong]
Site du [Festival TransAmériques]
1. Extrait de sa [biographie] présentée sur le site d’Africultures.
2. [AAD] est un fonds de dotation qui a pour mission d’associer des artistes à des projets de développement socio-humanitaires en Afrique. Il est partenaire de la saison sud-africaine en France, en tant que commanditaire de Beauty Remained
3. Entretien de Fabienne Cabado avec Robyn Orlin accessible sur le site du [FTA]
4. À propos des uvres d’Hans Silvester, lire la critique sur « l’Omo-mania » de l’historien Serge Tornay : « Du corps humain comme marchandise. Mythe primitiviste et harcèlement photographique dans la Vallée de l’Omo, Éthiopie », dans la revue Afrique et histoire, n° 7, 2009.///Article N° : 11549