Témoignant de l’intérêt grandissant de l’Occident pour les danses contemporaines d’Afrique, le festival Montpellier Danse leur a, cette année, largement ouvert ses portes. L’occasion de mesurer, à travers les six créations présentées, la disparité de leurs démarches chorégraphiques.
La danse africaine est à la mode. Il suffisait de se promener dans les rues de la cité médiévale, au début de l’été dernier, pour s’en persuader. Pour ses vingt ans, le prestigieux festival Montpellier Danse avait choisi de mettre le Sud, et plus particulièrement l’Afrique, à l’honneur. Comme l’illustrait sa très belle affiche, omniprésente dans le centre-ville : sur un pagne rouge, la paume de main, crispée, couverte de sueur, d’un danseur noir.
Ce n’est pas la première fois que Montpellier Danse ouvre sa programmation à des créateurs africains. Jean-Paul Montanari, le directeur du festival, est un habitué des Rencontres de la création chorégraphique africaine, qui, depuis 1995, se sont tenues en Angola puis à Madagascar. Il y a deux ans, il invitait déjà les trois compagnies (ivoirienne, burkinabée et kenyane) lauréates du concours. Mais cette année, le continent se taillait la part du lion avec pas moins de six spectacles programmés : le tiercé gagnant de la dernière biennale africaine – qui s’est déroulée à Antananarivo en novembre dernier (voir Africultures 25) – ; la troisième pièce de la compagnie burkinabée Salia nï Seydou ; une création panafricaine ambitieuse chorégraphiée par Heddy Maalem ; et une très jeune formation ivoirienne, Djro, présente à Antananarivo mais non primée et dont on s’explique mal la sélection.
‘Le Sud c’est moderne !’s’exclamait le slogan du festival. Sous cette formule étaient réunis les chorégraphes venus du sud de l’Europe (Italie, Portugal et Grèce) et ceux originaires d’Afrique (Algérie, Côte d’Ivoire et Afrique du Sud). Si, dans l’ensemble, en effet, un rapport brûlant à la modernité semble caractériser ces créateurs de ‘formes nouvelles’, leur confrontation met en lumière une multiplicité de questionnements. Différents non seulement entre Européens et Africains mais encore à l’intérieur d’une même appartenance continentale.
Qu’ont en commun les créations de Robyn Orlin, Sud-africaine blanche qui dynamite les conventions du spectacle vivant, et de la jeune Ivoirienne Béatrice Kombe Gnapa ? A l’évidence, peu de choses… La pièce de la première, ‘Daddy, I’ve seen this piece six times before and I still don’t know why they’re hurting each other’ (‘Papa, j’ai déjà vu cette pièce six fois et je ne comprends toujours pas pourquoi ils se battent’) mêle dans un apparent désordre jouissif le théâtre, la danse, la performance et la vidéo. Robyn Orlin a étudié à Londres puis aux Etats-Unis avant de revenir s’installer à Johannesburg. Pionnière iconoclaste, elle associait déjà danseurs noirs et blanc sous l’apartheid. Avec un sens aigu de l’humour et de la provocation, son spectacle déjanté ne cesse d’interpeller la nouvelle Afrique du Sud. Notamment sur le racisme toujours ambiant, ou encore la xénophobie envers les immigrés d’autres pays africains. Lauréate du prix Jan Fabre de l’oeuvre la plus subversive, aux dernières Rencontres de Seine Saint-Denis, Robyn Orlin dit ne s’intéresser à la danse ‘que parce qu’elle est politique’. Ses origines et son histoire lui permettent d’évacuer sans problèmes toute référence à un patrimoine de danses africaines traditionnelles…
Il n’en va pas de même pour les jeunes chorégraphes noirs du continent. Cette question du rapport aux racines se révèle toujours déterminante… voire déchirante. ‘Sans repères’ est d’ailleurs le titre de la création de la jeune chorégraphe ivoirienne Béatrice Kombe Gnapa. Tché-Tché, sa compagnie, composée exclusivement de jeunes filles tout en muscles et au crâne rasé, balaie les stéréotypes de la danseuse africaine. Gymnique et spectaculaire est leur danse. Douloureuse aussi. Les interprètes, en costumes de sorcières sorties tout droit d’une fête d’Halloween, ne cessent de bondir, tomber, rouler, s’accrocher… Si on ne peut s’empêcher d’admirer leur vitalité débordante, ces amazones-guerrières demeurent hélas dans la démonstration. Déchirées entre une identité africaine qu’elles ne veulent ni ne peuvent renier (on se chargerait de toute façon de la leur rappeler s’il leur prenaient l’envie de la mettre au placard) et une modernité sans frontières, Tche Tche symbolise cette jeune génération d’Africains ‘sans repères’, sans plus d’idéaux ni modèles, souvent livrée à elle-même. « On ne sait pas qui on est ni où on va, quelle est notre place, quelle mode suivre… On ne comprend rien, » déclarait Béatrice Kombe Gnapa, touchante de sincérité, lors de sa conférence de presse.
Avec sa pièce intitulée ‘Pourquoi nous ?‘, Clément Djro Koutouan, l’autre chorégraphe ivoirien, exprime le même déchirement. Mêmes violence et gestuelle syncopée dans la danse que celles de Tché Tché. Même manque de profondeur aussi. Et même faim dévorante d’une reconnaissance occidentale
Derrière le vernis, la présence de ces deux chorégraphes à Montpellier avait quelque chose de pathétique. Visiblement un peu perdus, conscients de ne pas maîtriser tous les codes du » beau monde » de la danse occidentale, ils ont préféré se retrancher derrière leur complexe d’infériorité. Il faut dire que rien n’est simple pour ces jeunes danseurs. Ni matériellement ni artistiquement. Dans leur pays, ils trouvent à peine les moyens de vivre et de créer. Reçoivent pas ou peu de soutien
idem pour la reconnaissance. Sur le plan artistique, chaque créateur est mis au défi d’inventer son alchimie personnelle entre tradition et modernité. Difficile alchimie pour cette génération de danseurs soumis à la très forte influence du regard occidental. Trop proches des formes traditionnelles, on leur reproche de ne pas innover ; mais s’ils leur tournent le dos, on les accuse d’être déracinés… D’où le déchirement, la confusion de certains face à une alternative qui leur semble sans issue.
Qu’y a-t-il de plus disparate que le label » danse africaine contemporaine » ? Au regard des pièces présentées à Montpellier, on en mesure déjà la superficialité. Si rien ne rapproche les créations de Béatrice Kombe Gnapa et de Robyn Orlin qui ont obtenu les deuxième et troisième prix au dernier concours chorégraphique interafricain -, celles-ci ne s’apparentent pas davantage à celle du premier lauréat : The Floating Outfit Project, une jeune compagnie sud-africaine parmi les plus prometteuses du continent. Chorégraphiée par Boyzie Cekwana, né à Soweto il y a 28 ans, cette pièce intitulée ‘Rona’ – qui signifie Nous en langue sotho est un étonnant voyage aux confins de l’âme et du corps- et dont la danse se situe aux antipodes de celle de Tché-Tché. L’une est aussi violente, rapide et spectaculaire que l’autre est apaisée, précise, intérieure. Jouant l’épure à l’extrême, ‘Rona’ révèle une écriture chorégraphique originale où techniques classique et contemporaine occidentales fusionnent avec une gestuelle africaine
pour créer une sorte de butoh métissé. Nouvelle réponse au questionnement de la modernité. Cekwana réussit non seulement la synthèse de ses propres influences mais il les transcende avec une étonnante maturité, pour atteindre l’universel. Sa danse, subjuguante par sa profondeur, touche en nous ce qui fonde l’humanité.
Faisant aussi preuve d’une belle inventivité, la compagnie burkinabée Salia nï Seydou s’inscrit dans la même recherche de synthèse et de transcendance. ‘Taagala, le Voyageur‘, sa troisième création, compte pour la première fois une interprète féminine : l’électrique et féline Julie Dossavi, d’origine béninoise. Salia Sanon et Seydou Boro, danseurs dans la compagnie de Mathilde Monnier au centre chorégraphique de Montpellier, continuent parallèlement de s’investir au Burkina Faso. Ils ont d’ailleurs profité du festival pour annoncer le lancement officiel de leur » centre de développement chorégraphique » à Ouagadougou. Projet qui leur tient à cur depuis des années et dont on mesure l’importance lorsqu’on sait combien ces structures font défaut en Afrique.
Pourtant, de plus en plus de chorégraphes africains, conscients de ce manque cruel de cadres de formation, ouvrent des centres dans leur pays. C’est le cas de Germaine Acogny, l’une des pionnières d’une danse contemporaine en Afrique. Après avoir dirigé l’école Mudra Afrique de Maurice Béjart à Dakar, elle a ouvert il y a quelques années, un nouveau centre à Toubab Dialaw (cf Africultures 12 p.83). C’est là qu’Heddy Maalem, chorégraphe franco-algérien basé à Toulouse, a pu monter son ambitieuse création : ‘Black Spring’ (Printemps Noir), présentée dans la cour du couvent des Ursulines. Réunissant des danseurs d’origine africaine vivant en France, des Nigérians et des Sénégalais, cette pièce veut donner à voir l’Afrique d’aujourd’hui. Dans un assemblage ludique et baroque, elle en évoque les multiples facettes. De l’exil à la mode en passant par l’oppression militaire et la politique, les tableaux se succèdent dans une ronde qui s’accélère
Maalem a cherché à » livrer passage « , à laisser parler les Africains de leurs danses et de leur continent. Avec un sens particulier du mouvement qui lui vient de sa pratique des arts martiaux, il met en scène l’énergie des corps et de la vie
et ne cesse de nous questionner sur cette Afrique. » Je n’ai pas cherché à évacuer les clichés que notre regard fabrique, explique-t-il. J’ai plutôt procédé à une archéologie du regard. A quel moment avons-nous pétrifié ces corps, les avons-nous rangés dans un tiroir ? » La question de l’identité reste au cur des préoccupations de celui dont la double culture n’est pas allée sans déchirement. Où s’arrête le continent africain ? Où sont les repères ? interroge Maalem. S’il manque parfois un peu de rythme, son Black Spring parvient à rendre avec force la vitalité tourbillonnante de l’Afrique.
Entre ces six créations, un grand écart saute aux yeux. Chaque écriture chorégraphique semble davantage liée à une histoire qu’à un espace géographique. Dès lors, comment continuer à parler de » danse africaine contemporaine » ? » Personnellement, je ne pense pas qu’il y ait une danse africaine, affirme d’ailleurs Robyn Orlin. Il y a des créateurs ou non qui habitent à tel endroit ou à tel autre. » Une opinion qui bouscule pas mal de préjugés et reste très controversée. Quoi qu’il en soit (cette sempiternelle question de l’identité de la danse africaine étant devenue une tarte à la crème), les six spectacles ont fait salle comble à Montpellier. Comme si un large public, déjà conquis par la musique africaine contemporaine qui échappe heureusement au dilemme identitaire de la danse était curieux de découvrir les nouveaux langages corporels venus d’Afrique.
Chorégraphes africains en ‘off’
En marge des six créations présentées officiellement, des danseurs-chorégraphes africains, invités notamment par l’AFAA (Association française d’action artistique), se sont très brièvement produits, dans le cadre du festival, dans un studio de répétition. On a ainsi pu voir la compagnie Nyanga Dance (Cameroun) – prix d’encouragement aux dernières Rencontres de la création chorégraphique africaine ; Chrysogone Diagouaya (Congo-Brazzaville) ; Gilbert Douglas de la compagnie Tumbuka (Zimbabwe) ; Henry Motra (Togo) et Grace Ekall de la compagnie Zigou-dam (Cameroun).///Article N° : 1515