Installée dans le quartier de Belleville à Paris, la rédaction d’Afriscope, le magazine d’Africultures, a choisi de vous faire découvrir dans cette seconde série estivale, cet espace multiculturel sous l’angle des luttes sociales. Chaque semaine, aux côtés des habitants, nos guides pour chaque épisode, découvrez ce quartier d’histoire militante.
L’offre socioculturelle de Belleville est une des plus riches de la capitale. Parmi les trente-trois centres socioculturels parisiens, le 20e arrondissement en rassemble huit à lui seul, dont trois situés sur le territoire de Belleville. Mais c’est en traversant la rue de Ménilmontant, légèrement au-delà des frontières de notre carte, que nous poursuivons cette série en rencontrant Mamadou Dramé. Ce médiateur de quartier est affairé à monter des ateliers de rue pour les enfants dans le quartier de la « banane ». Voyage d’un jour dans le « grand Belleville » pour mieux questionner avec ces jeunes acteurs la notion de « quartier ».
Mercredi, jour des enfants comme les autres, si ce n’est qu’en juillet, le centre social exporte ses ateliers en extérieur. L’équipe de La 20e Chaise a installé ses animations dans la discrète rue Louis-Delgrès, à quelques pas du métro Ménilmontant. C’est là que nous retrouvons Mamadou et ses deux collègues, Tristan et Abderrahmane, parmi une vingtaine d’enfants. « Les ateliers de rue existent parce que beaucoup de personnes ne fréquentent pas les structures, qui leur semblent souvent des attrape-nigauds. » En poste de médiateur depuis décembre, Mamadou, Madou pour les intimes, porte un il critique sur les activités que peuvent proposer certaines structures dans une sorte de paresse pédagogique : « J’ai travaillé dans des centres de loisirs municipaux par exemple. Il faut prévoir les activités à l’avance, arrêter un programme, inscrire les enfants en amont. Or pour moi, on ne peut pas faire de programme sans connaître les besoins des enfants ».
Nés en Angleterre, les centres sociaux se multiplient en France au début du XXe siècle à partir des « uvres sociales » qui considéraient que les habitants ouvriers devaient s’organiser localement pour prendre leur vie en main. La dimension participative est ainsi restée au cur du projet de tout centre social. « Mon taf c’est de faire du lien » résume Mamadou, au milieu d’enfants d’une dizaine d’années sous la pergola avec palets, jeux d’échecs et de l’oie.
Habitant la banlieue d’Aulnay-sous-Bois, Mamadou a dû découvrir à tâtons les enjeux sociaux et politiques du quartier de Belleville-Amandiers, dans cette position si délicate du médiateur, celui qui lie mais aussi celui qui canalise les tensions. Attaché à La 20e Chaise, 38-rue-des-Amandiers, il travaille pour plusieurs structures socioculturelles aux attentes parfois divergentes. Son leitmotiv : « Il faut partir du besoin des jeunes ». Passionné de photographie, Mamadou s’est saisi de cet outil pour amener les enfants à réfléchir sur les représentations de leur quartier. Son prochain projet : amener des collégiens à dépeindre le paysage urbain et la diversité humaine de leur territoire. En parallèle, l’artiste allemande Harriet Wolf, effectuant le même travail à Berlin, viendra exposer rue-des-Amandiers. En octobre ce sera au tour des jeunes accompagnés par Mamadou d’exposer leurs travaux à Berlin.
Au milieu d’une partie d’échec, Tristan, référant des animations, développe sa vision d’un centre social : « Un centre social c’est d’abord un centre d’accueil. Les gens qui y travaillent habitent souvent le quartier. Nous faisons de l’éducation davantage que de l’animation, en proposant aux enfants des choses qu’ils ne feraient pas d’eux-mêmes ». Cette dynamique est pourtant difficile à enclencher lorsque la « tendance » fait sa loi sur la démarche pédagogique, déplore Mamadou : « Ils veulent tous faire du rap et des graphs en ce moment. Pourquoi pas, mais alors il faut faire un historique du rap, comprendre. On jette trop souvent des idées par facilité, parce que c’est à la mode. J’ai proposé aux enfants d’aller voir une exposition sur l’immigration, mais ils ont tout de suite refusé. On devrait mettre en place des stratégies pour les amener à sortir dans ces lieux. » Une préoccupation d’autant plus vive pour les animateurs qui se disent jeune « de quartier », qu’ils ont fait l’expérience de son confinement, puis de son émancipation.
Tout de même, qu’est-ce donc que ce « quartier » ? Une réalité géographique, sociale ? Si pour la politique de la Ville nous sommes à Belleville-Amandiers, si pour les artistes contemporains, nous sommes dans le « Grand Belleville », pour eux, est-on encore dans le quartier de Belleville ici ? « Non, Belleville c’est loin. Deux stations de métro nous séparent ! Belleville c’est de République à Porte des Lilas« , répond Tristan. Pour Abderrahmane, Belleville est un quartier plus riche et plus attrayant. Mais alors, ici où est-on : Ménilmontant, Amandiers ? « Les jeunes disent que c’est le quartier de la Banane » répond Tristan. Un homme passe et s’immisce naturellement dans la conversation : « Je suis né ici en 1959 et j’ai construit cet immeuble-là derrière, qui a une forme de banane, voilà l’histoire de ce quartier ». Ainsi les noms des quartiers dessinent des cartes mentales à travers une histoire, plus forte qu’une station de métro ou un nom de rue. Une manière de s’approprier le territoire avec un « petit nom » méconnu de ceux qui n’y vivent pas.
La Banane, Belleville, Ménilmontant, ces quartiers aux géographies variables, nos trois guides les ont vus évoluer. Madou pour y avoir « zoné » avec son cousin qui habitait rue de la Fontaine au Roi ; Tristan, pour y vivre depuis l’âge de 6 ans. Au milieu d’une partie d’échec, casquette visée sur le crâne, il raconte en choisissant bien chaque mot : « Avant j’habitais rue de la roquette. Quand je suis arrivé ici, c’était beau. Et puis un jour mon père n’a plus voulu me laisser sortir. Vers l’âge de 13 ans j’ai commencé à me rendre compte que je n’habitais pas un quartier comme les autres. Je voyais les barres, la dégradation. La rue Duris, où j’habite, est devenue un repère de dealers, je ne veux plus y traîner. Même si je suis un jeune d’ici, j’ai envie de garder mon autonomie ». Abderrahmane, enfant de la Banane aussi, regrette la mixité de son enfance « Au collège Robert Doisneau on était avec des juifs, des Portugais, des jeunes de l’Est aussi, de Serbie, et c’était normal. Aujourd’hui on ne voit plus que des Noirs et des Arabes ». Pour ce jeune ténébreux, l’évolution des mentalités et les crispations suit une tendance à l’individualisme mais s’explique surtout par l’absence de perspectives professionnelles : « C’est très difficile d’être étudiant dans un quartier comme celui-là », insiste-t-il, lui qui a pu s’en évader un temps avec une formation sports-études. Tristan le rejoint : « C’est vrai, j’ai vécu ça, quand tu es étudiant tu es obligé de t’isoler d’une certaine manière parce que tu refuses de sortir à n’importe quelle heure, de suivre le mouvement ». Chacun, avec ses ressources personnelles et son parcours, apporte son explication au « zonage » des jeunes du quartier souvent décrié dans les médias : lorsqu’Abderrahmane invoque la précarité et le chômage, Tristan insiste sur la responsabilité individuelle de chacun, et Mamadou en réfère aux hautes sphères, au politique.
18 heures, la rue se repose des rires des enfants. Quelques-uns restent, font les photographes avec l’appareil de Madou ou jouent au ping-pong avec Tristan. À quelques mètres de cette rue taguée aux airs d’impasse, quelques fameux bars du quartier, le Lou Pascalou, le Saint-Sauveur, ou La Féline plus loin, brasseront ce soir une foule de Parisiens en mal de fête.
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