Brins de folie pour deux êtres qui se garent

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1. On ne se marie qu’une fois… en principe. Raison de plus pour laisser éclater sa joie, faire la fête. Il passe dans les photos de Rachel Amoh Boah cette joie vive et folle qui, à coups de klaxons et de sirènes, dit haut et fort à la face du monde : « le bonheur existe, deux personnes viennent de le rencontrer. »
Les costumes des mariés et ceux des invités, à éviter l’outrance et le mauvais goût, annoncent le conformisme immortel dont le mariage est l’un des symboles les plus convenus. Convenues aussi les limousines, noires ou blanches. Les limousines noires du cortège passent. Les passagers s’offrent une partie de champagne. Coupes et bouteilles s’échappent de l’intérieur pour opérer à ciel ouvert. Des mains joyeuses et imprudentes débordent de la voiture, battent et agitent l’air dans la rue. Ces mains insolites qui disent hello aux passants et boivent à la santé de tous, se versent puis se reversent du champagne. Une chose est sûre, tout le champagne qui coule ne tombera pas dans les verres. Il n’y a pas de mariage sans gaspillage. Il n’y a pas de mariage sans quelques grains de folie. Et pourtant du marié et de la mariée, on est bien parti pour dire : « il ou elle s’est rangé(e) ». Comme convenu, je me range à côté de toi, et toi à côté de moi. Et tu seras mon orgueil à moi.
2. Convenue, la robe de la mariée. Bien sûr elle sera blanche, la plus blanche possible. Blanche et longue. Longue jusqu’à traîner par terre, sans nécessité pratique. Comme la robe, le long voile blanc qui lui tombe de la tête aux pieds, parle la langue froufroutée des princesses. De quoi, cette traînée blanche pourrait-elle être le symbole ? Le passé que la mariée laisse négligemment mais délibérément derrière elle ? Le mystère de la féminité dont Nietzsche disait qu’il n’est que voile et dévoilement ? La vérité de la beauté et le sens de la vérité qui ne se sont rien d’autres que les illusions et apparences derrière lesquelles elles se donnent à voir ?
Elle, derrière, le voile de blancheur et de pureté de sa robe, lui, derrière le noir de son smoking de dignité. Et si on les lâchait un peu ! Et s’ils se lâchaient ! En poupe de la nouvelle vie qui s’ouvre devant le nouveau couple, Stephan Zaubitzer et Guy Hersant du groupe Encre noire, lèvent un vent de liberté. Cadrée de dos, la mariée re-apparaît dans la plasticité sculpturale d’une statue qui serait sortie de l’écrin de classicisme qui se dessine dans les demi-cercles à ses pieds.
3. Si la coiffe de voile à l’ancienne reste le modèle dominant dans l’esthétique du mariage, il n’en est pas pour autant interdit de la soumettre à quelques variations. La mariée « de » Ananias Leki Dago, témoigne de ce renouvellement des formes qui timidement mais inexorablement, change les formes des costumes comme pour dire : « le mariage n’est plus ce qu’il était. » Mais on reste surpris de ce que dans l’échantillonnage des photos exposées lors de ces « Rencontres du Sud », aucun vent du Sud ne vienne frapper l’institution du mariage d’un soupçon de pagnes, de boubou. Sur le passage des cortèges, aucun youyou de griots, aucun tambour d’aisselle ne s’entend. Là, les flashes doucement harcelants de quelques uns des milliers photographes amateurs abonnés aux mariages ou aux colloques dans les villes africaines me manque !
Vive la mariée ! Le point de mire, la vedette et la star du jour, c’est elle. Il faut que ça se voit. Qui mieux qu’elle est passée dans les mains diversement expertes de la couturière, de la coiffeuse, de la masseuse, de l’esthéticienne ? Belle elle l’est et la plus belle elle doit l’être.
Il n’y a pas de beau naturel. Le beau artistique est dans cette touche humaine et libre ajoutée à la nature ; c’est de la nature ré-agencée, réinventée selon les canons de l’esthétique dominante ou selon les exigences profondes de cet élan qui pousse vers des sensations, des sentiments, des formes et des valeurs qui nous dépassent tous. Le beau est artefact. Et le jour de son mariage, la mariée nous dépasse tous, les dépasse toutes… en matière de réagencements et de réinventions de ses formes naturelles. C’est en cela qu’elle est la plus belle. La plus belle en effet, même si dans la foule, il y a plusieurs autres femmes, jolies comme des diablesses.
4. Il n’y a pas de beau sans un regard qui se saisit et qui se laisse saisir. Qui palpe, qui se laisse ravir… sans consommer, sans détruire l’objet de sa jouissance. La jouissance esthétique est distanciation et renoncement au passage à l’acte. C’est en cela que la marié est un objet esthétique : on peut l’admirer pourvu qu’on s’en tienne à bonne distance. Cela ne s’applique qu’aux autres, pense le mari. Et à vouloir prendre cette beauté, il se méprend et s’épuise. Plus tard, quand il comprendra qu’il n’arrivera pas à la prendre et à la garder définitivement, quand il plongera ses yeux fouineurs dans son doux visage sans jamais en approcher le fond, il la trouvera moins belle. Alors, il louchera et comme le regard énigmatique de la Joconde, il variera et ira dans le décor, à la découverte improbable de cet infini qui lui crève les yeux et qu’il ne sait plus voir ni imaginer dans les yeux de « sa femme ». Fête du regard, le mariage est donc ainsi, et aussi une dé-fête, une défaite de l’instinct de possession.
5. A la fin de la journée de mariage, à l’heure H, elle enlèvera le haut puis le bas. Et lui aussi. Il se déchaussera et la déchaussera. Sommaires ou soyeux, ces dessous d’hommes en dessous des chaussures, indiquent exactement là où on en arrivera à la fin de cette journée. Et au-delà, se trouvent annoncées les matinées désenchantées.
Cette forme rhabillée de blanche volupté qui traîne après elle comme une traînée d’abondance, qui songerait à l’affliger d’un futur ordinaire de ménagère, lavandière à ses heures arrachées à d’autres corvées ? L’œil de Issa Diabaté photographe, en projette le soupçon. Ses photos ne nous placent pas devant la terrible machine désublimante qui fait de la très belle mariée, l’épouse ordinaire et parfois délaissée des jours à venir. Elles disent la poésie simple du réalisme sans illusion de la vie à deux.
6. La foule regarde les mariés et la mariée a le visage radieux. Le marié ferme les yeux et vole avec elle sur un nuage de volupté. Ils s’accrochent l’un à l’autre et ils dansent. La main de l’homme se pose sur le dos de la femme comme un pas sur un escalier. Appuyée à son extrémité, elle est lâche à la racine. Elle passe et reste glissante. La main de la femme applique la totalité des cinq doigts, prête à s’agripper. La main de la jeune femme se pose et accroche. D’autres ont déjà noté, une manière masculine d’enlever le haut, et une féminine de le faire. Irait-il du genre dans l’acte de poser sa main sur la personne qu’on aime ?
Et si se marier ce n’était finalement qu’une manière parmi d’autres non pas de donner sa main, mais de la poser sur le dos de l’autre ?

///Article N° : 2246

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