Brother Jimmy : « Revaloriser les cultures noires »

Entretien de Julien Le Gros avec Brother Jimmy

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Depuis dix ans, le chanteur Brother Jimmy anime l’émission télévisée B World connection sur les personnalités noires qui se sont démarquées par des apports universels.

Comment est partie l’idée de B-World ?
Je suis un enfant du reggae. Le reggae m’a ouvert sur la richesse de l’Afrique, la diaspora et l’Histoire universelle. Ça m’a fait connaître des personnages comme Marcus Garvey. Des chanteurs comme Peter Tosh, Yami Bolo, Burning Spear, Coco Tea m’ont alerté sur le régime sud-africain de l’Apartheid. Le reggae m’a amené à la lecture. Il y avait un décalage entre ce qui se disait sur l’Afrique, nos personnages et un manque de considération par les intellectuels occidentaux comme les fameux philosophes des Lumières. Gobineau a dit que les Noirs sont intellectuellement inférieurs. J’ai tenté de changer la donne. Je ne suis pas le seul. Il y a des activistes, notamment dans le reggae : Pablo Master, Tonton David, Daddy Nuttea, Raggasonic, et des rappeurs comme Kery James. J’ai créé cette émission pour montrer que des personnes noires ont servi l’Humanité, en revendiquant l’égalité pour tous : Steve Biko, Patrice Lumumba, Nelson Mandela, Martin Luther King, Marcus Garvey et Malcolm X. Avant cette émission, le PAF et même le paysage audiovisuel guadeloupéen montraient peu de réussites noires. On ne parlait des Antilles ou de l’Afrique que sous l’angle de la grève ou la famine, de soi-disant guerres ethniques ou de religions, de problèmes raciaux. On ne parlait pas d’un Cheick Modibo Diarra, chef de mission à la NASA, qui a inventé la sonde qui permet d’aller sur Mars. De Philippe Aimé Abwalé, un Nigérian qui a inventé un des ordinateurs les plus rapides au monde. On ne parle pas des empires africains, les Dogons, de l’invention des mathématiques en Afrique, de Cheikh Anta Diop… Notre émission parle de Noirs certes, mais qui œuvrent pour l’universel.

Que signifie B World ?
Il y a les termes de « Black », « Be »- être connecté au – et « Brother » : « Brother world connection « . Je vais à la rencontre des gens. Il y a des scientifiques, des inventeurs, des étudiants, des créateurs qui excellent. On doit se prouver à nous-mêmes qu’on ne se réduit pas à ce que certains veulent que l’on soit. Les médias montrent les footballeurs, les basketteurs qui ont réussi, mais pas ceux qui ont échoué et sont à la dérive en Occident. Il ne faut pas casser ce rêve qu’on fait miroiter parce que c’est un gros business. Si un joueur gagne dix mille euros quelqu’un gagne dix fois plus derrière !

Il y a aussi « connexion » dans le concept de l’émission.
Notre mission est de tisser des liens. Par exemple, on a fait une émission à Washington, pendant le Black caucus, avec Marilyn Séphocle, enseignante depuis trente ans à la Howard University aux États-Unis. Le Black caucus rassemble des députés noirs démocrates pour parler des problèmes de la communauté noire américaine. Dix mille personnes viennent de tout le pays. Après l’émission, j’ai reçu plein de mails de la diaspora, dont un nombre impressionnant d’étudiants qui voulaient la contacter. Par la suite, des programmes d’échange ont démarré entre l’université de Fouillol en Guadeloupe et la Howard University. On avait déjà mis en relation des jeunes avec Lilian Thuram sur des projets associatifs. Chaque émission entraîne des connexions. Suite à cet échange, Marilyn Séphocle a invité la Région Guadeloupe au Black caucus. Victorin Lurel a pu rencontrer Jesse Jackson. Le concept de notre émission a plu là-bas, au point que, quand Barack Obama a fait son discours en 2008 et 2009, nos caméras étaient mieux placées que celles de CNN. L’organisation du Black caucus a apprécié notre travail au Convention center pendant les trois jours. On venait à neuf heures du matin et on arrêtait à vingt heures, quand il n’y avait plus personne. Ils ont vu qu’on était passionnés. Ça nous a ouvert des portes.

Comment l’émission a démarré ?
En 2001, je me suis lié d’amitié avec Lilian Thuram. On s’est rejoints sur la figure de Marcus Garvey. Le premier fils de Lilian s’appelle Marcus. Marcus Garvey avec son livre : Un homme et sa pensée est mon héros. J’ai eu beaucoup d’échanges avec Lilian, y compris quand il évoluait à la Juventus de Turin et à Barcelone. On se voyait en Guadeloupe. En 2003, mon contrat avec une radio n’a pas été renouvelé. Lilian m’a dit : « Ce serait bien de lancer cette émission dont tu me parlais. Fais le budget et on regarde ça. » Lilian a validé le budget de douze mille euros par mois. Il nous a financés directement, à raison de neuf émissions par an. En 2007, quand il a arrêté sa carrière, j’ai repris le flambeau. Ça a été très dur pendant deux ans. En 2010, comme l’émission avait de l’audience, le groupe RFO a acheté les programmes. Ça fait dix ans que ça existe.

L’émission a-t-elle permis de lever des tabous ?
Dans la société guadeloupéenne il y a une frilosité envers l’Afrique, due à la colonisation. Un mouvement a fait un travail de rappel de nos racines africaines : les syndicalistes de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe, les associations Kiltirel, Akiyo, les intellectuels comme Maryse Condé, Aimé Césaire avec la négritude… Mais quand on a fait l’émission c’était un peu en sommeil. Un autre courant de pensée disait : « Nous sommes antillais. Nous n’avons rien à voir avec l’Afrique. » Ce discours dominait à l’époque. Cela dit, je suis revenu en Guadeloupe en 1995, suite au succès d’une de mes chansons en hommage à Nelson Mandela. Si les Guadeloupéens avaient rejeté l’Afrique cette chanson n’aurait pas marché. La naissance de B-World se passe à un moment clé. Diffusion sur RFO la chaîne officielle, en prime time. Lilian Thuram qui a gagné la coupe du monde, fait un retour triomphal en Guadeloupe en 2002, alors que la France est éliminée. C’est l’un des rares joueurs à avoir surnagé dans le naufrage de Corée. Il a toujours eu la côte. On a organisé ensemble les « Lewoz à Thuram », des rassemblements du vendredi soir autour du Gwo Ka. Ça a ramené jusqu’à quinze mille personnes ! Quand l’émission a émergé tout cela était en place. Les gens ont découvert un Lilian Thuram, militant, qui parle de l’Afrique. Nos deux premières émissions étaient sponsorisées par une compagnie aérienne qui dessert les Antilles. Lilian Thuram était le premier invité. La deuxième était la comédienne Firmine Richard. Dans l’émission, Lilian dit : « C’est bien de gagner la coupe du monde mais je préfère rencontrer Nelson Mandela cinq minutes ! » Le lendemain, la compagnie s’est retirée sous prétexte qu’on parlait trop de Noirs ! À aucun moment, Lilian n’a tenu de propos anti blancs. Il a juste affiché un panafricanisme qui a dérangé la direction de cette compagnie aérienne. Air Caraïbes a eu le nez fin et a pris le relais, jusqu’à aujourd’hui. Notre émission avec le rappeur haïtien Wyclef Jean a eu des retombées positives. Il y avait des problèmes entre Guadeloupéens et Haïtiens. Wyclef Jean revendique ses racines africaines, parle créole dans l’émission. Ça a fédéré. En allant rencontrer Cheick Modibo Diarra au Mali on a encore fait tomber d’autres barrières. Il nous a dit : « Vous êtes le pont culturel entre l’Afrique et la diaspora. » On a enchaîné avec Joseph N’Diaye, l’ancien conservateur de la Maison des esclaves à Gorée, au Sénégal. C’était la première fois que les Antillais voyaient la Maison des esclaves à la télévision. On ne pouvait pas tourner au début parce que Joseph N’Diaye avait une crise de paludisme. D’autres guides faisaient les visites. Il nous a dit : « Priez les ancêtres pour que demain je sois debout pour faire cette émission. Je veux montrer que l’homme noir est digne. » Le soir, on a prié sur la plage de la porte du Millénaire. Le lendemain matin, Joseph N’Diaye nous attendait debout, en pleine forme. On a fait l’émission toute la journée avec lui jusqu’à quinze heures. À la fin, il était super fatigué. Il a dit : « La mission est accomplie. Je suis content ! ». Il est décédé peu après.

Une de vos dernières émissions en date parle du 27 mai en Guadeloupe.
Pour avancer il faut connaître son passé. À la base, l’ile était peuplée par les Indiens Arawaks. Le mois de mai est symboliquement un mois de mémoire, de résistance. En mai, au dix-septième siècle, les premiers esclaves africains sont arrivés aux Antilles. En mai 1802, fin de la guerre de Guadeloupe, commencée en octobre 1801. Des officiers noirs Ignace et Delgrès se révoltent contre Napoléon. Ils se suicident avec leurs hommes pour ne pas retomber en esclavage et disent : « Vivre libre ou mourir » Le 27 mai 1848, l’abolition de l’esclavage est proclamée, cinq jours après la Martinique. Les Noirs sont libres mais on ne leur donne pas les terres. Février mars 1952 des syndicalistes sont tués au Moule. Fin avril, début mai 1967, le syndicat du bâtiment demande 2 % d’augmentation. Le patronat refuse. Les 26,27, 28 mai 1967, manifestations dans la rue. Un leader syndical : Kiki Nestor, militant indépendantiste du Gong (Groupement d’organisation national des Guadeloupéens), se fait tuer d’une balle dans la tête, à Pointe-à-Pitre, place de la Victoire. On est peu après la guerre d’Algérie. La Guadeloupe qui veut l’Indépendance c’est chaud ! L’émeute éclate. La foule envoie des conques des lambis. Les flics ripostent à balles réelles. Il y a eu énormément de morts dont personne ne sait le nombre exact. Après le massacre, les ouvriers ont obtenu vingt pour cent d’augmentation. Les crimes sont restés impunis. En 2009, quand il y a eu des conflits sociaux ce passé a rejailli. On assassine les nègres comme en 1802, en 1848, 1952, 1967… Il faut déconstruire les préjugés et les raisons qui aboutissent à telles discriminations. Après l’abolition de l’esclavage, les maîtres ont fait venir des Indiens en Guadeloupe. Ils se sont fait couillonner avec des contrats de cinq ans. La plupart ne sont jamais repartis. Ils ont souffert. Le bateau est reparti en Inde, sans eux. Les Noirs ne les aimaient pas car ils considéraient qu’ils prenaient leur travail dans les plantations. Les a priori se sont installés. Il faut comprendre l’Histoire des uns et des autres…

Que répondez-vous à ceux qui disent que les Antillais ressassent trop leur Histoire ?
Le passé n’empêche pas d’avancer. Il doit être connu et reconnu. S’il y a tant d’Indiens à Saint-François, tant de Békés dans telle commune, tant de Noirs ailleurs, c’est lié à l’Histoire. Lors de l’abolition de l’esclavage, les maîtres ont gardé les terres auxquelles les Noirs n’avaient pas accès. C’était une société agricole. Ceux qui avaient les terres se sont enrichis et ont exploité ceux qu’ils exploitaient avant. La Guadeloupe et la Martinique sont contrôlées par quelques familles issues des esclavagistes, qui vont à l’Élysée sans montrer de carte d’identité ! L’État n’est pas le vrai propriétaire de ces îles. Néanmoins, ce n’est pas parce que tes ancêtres ont été esclaves qu’il faut se considérer comme esclaves, et te servir de ça pour ne pas te prendre en charge. Chacun doit faire des efforts. Dans la hiérarchie de beaucoup d’entreprises en Guadeloupe, les ouvriers sont noirs. Ça s’éclaircit dans les bureaux et, en haut, à la direction il y a des Békés. Ce schéma persiste. On dit au Noir de ne pas ressasser le passé. Sauf que, il est parti à l’étranger et a décroché un bac + 5. De retour en Guadeloupe, il voit au poste qu’il espère un Blanc qui n’a pas les diplômes requis mais a la bonne couleur. Ce gars voit le passé lui mettre une calotte ! Sa maman s’est sacrifiée pour qu’il étudie. Il finit employé ou aigri. Il discute avec ses parents, ses grands-parents qui ont connu les mêmes injustices. La France évolue, s’ouvre mais pas les Antilles. Pourquoi tant de jeunes quittent les Antilles ? La société guadeloupéenne se segmente d’elle-même. La question sociale se superpose à l’ethnie depuis des siècles. Certains endroits sont fréquentés à 90 % de Noirs, d’autres par des Syriens et Libanais, d’autres par des Indiens… Ça s’est fait naturellement. Sur la plage de Sainte-Anne, il y a plein de Blancs d’un côté et plein de Noirs de l’autre ! Les Noirs guadeloupéens ont le plus de difficultés sociales. Nous ne nous faisons pas assez confiance. Lilian Thuram prend l’exemple du canapé. Enfants, on n’avait pas le droit de s’asseoir sur le canapé, sous peine de prendre des coups. Nos parents laissaient le plastique dessus. Si un Blanc, missionnaire ou colporteur, frappait à la porte, on l’invitait tout de suite à s’asseoir. C’est la société antillaise.

Après 10 ans d’émission, qu’envisagez-vous pour l’avenir ?
Je recherche plus de visibilité pour l’émission. Les Français ont besoin de voir des exemples de réussite des Noirs. Les racistes ne sont pas tous méchants. En 2007, avant les élections présidentielles on a montré des images de contrôle d’identité de jeunes noirs à la gare du Nord sur TF1. Le Français de la Creuse qui ne connaît pas le Bumidom, le colonialisme, l’esclavage, l’Histoire de France, est effrayé par cette horde de noirs. On lui donne matière à penser comme ça. L’émission est diffusée par le biais d’Internet, des réseaux satellitaires, en Afrique sur Africable, sur le câble nord-américain, le site Internet, la chaîne Youtube. Depuis un an, par l’intermédiaire d’Erick Siar, le frère de Claudy, on a signé un contrat de diffusion sur la chaîne « Be Black ». Je recherche des partenariats pour se greffer à la diffusion. On a gagné en notoriété, en crédibilité, mais pas en autonomie financière. Tant qu’on n’aura pas de mécénat on sera en danger.

Quel est le coût de ces émissions?
En Guadeloupe et en hexagone ça oscille entre dix et douze mille euros. On a des facilités pour les billets d’avion avec notre partenaire aérien. Dans la Caraïbe, en Afrique, aux États-Unis, les billets explosent. On passe à quinze à vingt-mille euros par émission. L’équipe est payée au tarif syndical de France télévisions. On est une boîte privée. Parfois, on obtient le budget annuel tout de suite. Parfois on n’a que la moitié du budget et il faut chercher l’autre. On est financé par des entreprises privées comme Matouba, une marque d’eau qui cible la Guadeloupe et les sportifs, mais aussi par des institutions comme le Conseil régional de Guadeloupe. C’est au coup par coup, suivant le thème ou le personnage qu’on aborde. Quand Lilian a arrêté on s’est pris en main. Ça ne dépend que de nous!

http://www.bworldconnection.tv/index.php///Article N° : 11990

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