Bruce Clarke, une déconstruction picturale du discours médiatique

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L’an dernier, Bruce Clarke publiait un ouvrage phare aux éditions Homnisphères « Dominations ». Loin d’être une simple rétrospective, ce livre, à la fois essai graphique et politique, est à l’image de l’œuvre de l’artiste : un espace ouvert « d’expression contestataire » qui souligne, entre autres, la déconstruction du discours médiatique à l’œuvre dans ses tableaux.

« On vit dans un monde d’images. Soit on abandonne ce champ aux producteurs d’images institutionnels, soit on essaie de prendre sa part, même si c’est à un niveau modeste. Il n’est malheureusement pas question d’inverser le rapport de force des images qui envahissent notre quotidien tant les forces en présence sont immenses mais il est possible cependant de trouver un espace d’expression contestataire, à contre-courant de la pensée officielle. Dans ce sens, j’aimerais penser que mes tableaux représentent une forme de contre-pouvoir, notamment par rapport à l’histoire officielle. » L’engagement politique de Bruce Clarke est au cœur de sa démarche artistique. Cet artiste d’origine sud-africaine, ayant étudié en Grande-Bretagne, aujourd’hui installé en France, ne s’en cache pas. « L’histoire n’est qu’une série de dominations orchestrées par une minorité au détriment d’une vaste majorité. À chaque étape, un alibi, une justification… (…) face aux vérités imposées, devons-nous rester bouche bée et constater notre impuissance ? Ou n’est-il pas plutôt de notre devoir d’essayer de décrypter et dénoncer la mystification sous toutes ses formes ? » écrit-il en ouverture de son livre-manifeste « Dominations ».
Cette volonté de décrypter, de déconstruire les mystifications de notre monde post-moderne sous-tend l’œuvre picturale de Bruce Clarke, mais sans jamais oblitérer une forte exigence plastique, une esthétique très travaillée du collage et de l’hétérogène. L’un des principaux matériaux de ses collages provient de différents titres de la presse écrite, française ou internationale. Pour déconstruire le discours médiatique, Bruce Clarke utilise comme nul autre la page imprimée de journal ou de magazine : un morceau de titre ou d’article, un seul mot devenu énigmatique ou encore un bout d’image dont le sens et la portée sont soudain à réinventer.
Une œuvre palimpseste
« Plastiquement, je pars de fragments déchirés, de papiers divers, de journaux, d’affiches, et je les travaille, les triture, les imprègne de couleurs. Mots et couleurs, mots et images s’intègrent alors et se recomposent sur la toile. (…) Mots et textes n’ont pas forcément de lien immédiat avec les images, les uns n’illustrent pas les autres, je ne commente pas, je recompose à partir d’une’mise à plat’ de la figure. Les documents sont issus d’un certain contexte qui explicite aussi la place des médias, de la presse, des images télé et tout ce qui nous assaille journellement. Ils se trouvent ensuite transformés et replacés dans un autre contexte qui est avant tout une toile montée sur châssis. Dans un sens les fragments trouvés et choisis sont d’abord’décontextualisés’ pour redonner du sens qui n’est pas forcément le sens originel. Il y a comme transfiguration, déplacement. Je déconstruis pour’re-figurer’ et cela passe par ma sensibilité et mon travail. Je me mets en situation d’intermédiaire, de’médium’ pour assurer et assumer le passage, une quête passe par moi et j’en suis l’instigateur », explique l’artiste lors d’entretiens donnés il y a quelques années, reproduits sur son site web (www.bruce-clarke.com) et dans son livre.
De fait, l’œuvre picturale de Bruce Clarke peut apparaître comme un subjugant palimpseste. Sa présentation dans un livre et les choix graphiques opérés à cette occasion (agrandissements de détails, éléments de toiles différentes mis en échos, jeux graphiques soulignant les correspondances entre le texte du livre et les peintures) renforcent encore cette impression. Sur la toile devenue peau, mur, écorce, matière vivante aux multiples couches, corps organique ouvert, lacéré, déchiré, blessé, les fragments de discours médiatique qui transparaissent ont changé de nature. Comme si leur fonction première liée à l’information véhiculée par le média, cette couche superficielle de sens une fois arrachée, apparaissait un nouveau texte qui libère la violence des mots utilisés, leur charge profonde, leur impact conscient et inconscient. Insondable.
En ce sens, les toiles de Bruce Clarke se lisent effectivement comme des palimpsestes qui non seulement déconstruisent la narration du discours médiatique (« le verbe se prostitue et nous ment sur les réalités », écrit l’artiste) mais figurent également l’impact de ces discours sur l’humain. L’homme est là, omniprésent dans l’œuvre de Bruce Clarke : visages en gros plan, silhouettes immobiles ou en mouvement, groupes aux traits inquiétants comme surgis des bas-fonds de l’histoire. Sur le tout organique de la toile, l’homme et le verbe sont indissociablement liés. L’un est constitutif de l’autre et réciproquement : ils se répondent, s’affrontent, s’interpénètrent dans les profondeurs de la chair de la toile. Qu’elle soit peinte à l’aquarelle ou à l’acrylique, fragment d’une photo de presse ou d’une affiche, la présence humaine, telle qu’elle est figurée, nous parle de notre monde : hommes et femmes d’aujourd’hui, noirs et blancs, individus singuliers qui se cachent derrière les mots du discours médiatique, qui font la vaste multitude anonyme de notre planète globalisée.
Repenser notre présence au monde
« Mes tableaux ont un effet grossissant, un effet-loupe par la mise en scène – parfois inattendue – de certains mots, de certaines figures ou de certains plans. J’essaie de’casser’ le processus de banalisation alimenté notamment par le déversement, le flux continu d’images et d’information des médias. Les médias ne cherchent pas à nous faire réfléchir, ils vendent de l’information. Mon travail est évidemment à l’opposé de cela », déclare le peintre dans le même entretien publié en fin d’ouvrage.
Par delà sa puissance visuelle émotionnelle, le travail de Bruce Clarke nous replace effectivement comme producteur de sens et non plus seulement comme simple consommateur. Il nous prend aux tripes, nous bouleverse et nous oblige à nous interroger et à repenser notre présence au monde, notre rapport à l’idéologie dominante et à celle des discours médiatiques. Comme le note la philosophe Marie-Josée Mondzain dans son lumineux article « Qu’est-ce que la critique ? », « il ne faut pas confondre les visibilités qui font croire avec les images qui font penser ; les figures qui asservissent avec celles qui libèrent ». L’œuvre de Bruce Clarke appartient incontestablement à la seconde catégorie. Elle ne délivre pas à proprement parlé de messages mais nous redonne la parole face au poids incommensurable du discours des médias. Ne pas se soumettre à sa domination mais le décrypter, le déconstruire et le recomposer pour en dévoiler d’autres sens. Une œuvre qui construit à la fois notre regard et notre réflexion. Un ouvrage incandescent.

Bruce Clarke, Dominations, collection Savoirs Autonomes, éditions Homnisphères, 224 p., 2006.
Site de Bruce Clarke : www.bruce-clarke.com///Article N° : 7117

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