En exclusivité française pour Afriscope, une nouvelle en trois parties de l’auteure Aminata Aidara, illustrée par l’artiste peintre/ dessinateur Yves Murangwa.
Leur collaboration parait dans le numéro 41 d’Afriscope (mai-juin-juillet), celui de septembre-octobre et dans le numéro 42 de novembre-décembre 2015. En voici le premier épisode.
Cher Steve,
Peut-être que cette lettre te surprendra. Mais comme tout événement inattendu, elle pourrait aussi te faire plaisir. Tu veux savoir la raison pour laquelle j’ai décidé de me manifester, après trente ans de silence ? La voilà : aujourd’hui Joseph Ndiaye est mort. Il s’agit du vieil homme qui depuis près d’un demi-siècle s’occupait de La Maison des Esclaves, à Gorée. On lui a rendu beaucoup d’hommages dans les médias. Si tu es toujours attentif et engagé, tu ne les auras pas ratés. Il est mort dix-sept jours après l’élection du premier président noir des états-Unis, Barack Obama. J’aurais aimé mieux connaître Joseph Ndiaye, par exemple en dehors de ses visites guidées, pour l’entendre dire autre chose que la rengaine habituelle. Mais hélas, ça ne s’est pas passé : on a juste eu le temps d’échanger quelques mots avant qu’il ne s’en aille pour toujours. Je vis sur l’île de Gorée maintenant, tu sais ? Un ami commun t’a peut-être avoué qu’après avoir quitté les States pour l’Europe, je suis ensuite allée en l’Afrique. De toute façon je n’ai pas eu l’occasion de mieux connaître ce vieil homme si tenace, au regard dur. Et lui, quittant cette terre, n’a pas pu ajouter à la galerie de photos qui l’exposent avec les différents présidents américains, celle avec Obama.
Avec Joseph Ndiaye, c’est le temps qui m’a manqué. Avec toi, c’était la volonté : pas la mienne, mais la tienne. À un certain moment, tout est devenu extrêmement compliqué parce que mes aspirations t’étouffaient. D’ailleurs, je ne suis pas devenue journaliste, comme j’en rêvais. Au début, j’ai juste voyagé en vendant des bijoux que je fabriquais ou que j’achetais. Ensuite, pendant une vingtaine d’années, j’ai enseigné l’anglais dans des écoles en Europe. Ici, au Sénégal, je mets les artisans locaux et des touristes en contact. Je ne garde pour moi qu’un maigre bénéfice. J’ai besoin de peu : du papier, de l’encre et une terrasse sur la mer. Tu te souviens, lorsque je t’avais dit qu’écrire aurait rendu ma vie moins lourde ? Je n’ai pas pu oublier ton regard indulgent. Par ces mots, je voulais dire qu’en répandant mes idées ça et là, je pouvais me passer des autres. Ce n’était pas vrai. Nous avions compris tellement de choses ensemble, Steve ! Mais combien nous ont aussi épuisées.
Ici, sur l’île je mets souvent un disque qu’à l’époque nous écoutions tout le temps : But not for me, d’Ella Fitzgerald. Cette chanson m’aide à me souvenir de la raison pour laquelle j’ai choisi d’habiter sur ces rochers sur lesquels se brisent les vagues tumultueuses et pourquoi je ne suis pas restée là où on pouvait s’attendre à me trouver. Il y avait trop de choses qui m’auraient empêchée d’être une personne heureuse. Qu’est-ce que je pouvais y faire ? J’ai du transformer la réalité en souvenir pour arriver à l’accepter. Ces souvenirs sont menaçants comme si je tâtonnais dans une mer sourde, avec ses algues qui reposent au fond, à l’indifférence infinie. Dans le sommeil, par contre, quand la mer est reculée, une brise légère me traverse les yeux, les ouvre, et me libère les poumons. Je ne suis plus en train de crier dans le vide, c’est le vide qui crie en moi. Tout ça a commencé le jour de l’arrestation de ma sur, quand un mur ferma l’horizon de ma compréhension. Il m’a alors semblé composer un puzzle dont les morceaux avaient été dispersés par le vent d’une tempête livide et impitoyable, tel l’ouragan Katrina qui vous a frappé. Tu te souviens, quand ma sur décida de couper tout contact rendant ses activités de plus en plus mystérieuses, que ma mère chantait des churs gospel, avec les voisines, à partir de l’aube, et que mon père pour détourner toute suspicion, n’allait même plus à ses manifestations pacifistes. Pense à tous les pleurs désespérés avec lesquels j’arrosais nos derniers dîners. Ça n’a pas été facile, non ?
Comme on était beaux et heureux, tout de même, la première fois que tu es venu chez moi ! Et comme je t’aimais ! Je n’arrive pas encore à effacer les frissons provoqués par ton corps m’enveloppant, tes baisers sur ma poitrine. Nous nous regardions dans la profondeur des yeux en lisant une musique intime, secrète. Tu devenais moi, je devenais toi : nous étions généreux dans l’amour, dans les discussions, dans le sommeil. Tu te réveillais et tu te faufilais pour préparer le petit déjeuner. Le désir semblait ne jamais s’épuiser, Steve. Et notre « première fois », oh, je m’en souviens parfaitement. J’étais si fière de ma chambrette peinte en rouge ! J’ai lu quelque part que c’est une couleur agressive et qu’avec le temps elle énerve les gens. Comme si j’en avais eu besoin ! Maintenant que je ressens une grande paix s’échapper de mon souffle, maintenant que toute la haine a été rejetée par ma voix mordante et par mes yeux que tu appelais « magnétiques », j’arrive enfin à m’émouvoir pour celle que j’étais. Je me souviens de la coupe Afro et du bandeau coloré, à la Jimi Hendrix. Je revois les chaussons en cuir dans lesquels je glissais mes petits pieds. Je mets encore des bagues argentées aux orteils, mais mes pieds ont enflé et ça reste une cajolerie ridicule. Si tu savais le succès que j’ai eu, quand j’ai débarqué en Europe avec ce look ! En Angleterre et en France c’étaient les années où ma coupe dégageait fierté et liberté. Là-bas, je devins bientôt – grâce aussi à mes récits concernant le sud profond – une icône pour les cortèges contre la politique interne des États-Unis.
Sur l’île il y a un homme qu’il m’arrive de fréquenter. Il est très gentil et il se moque de moi pour ma résistance à la vie conjugale. Il dit que je suis comme Mbeekh, la protagoniste d’un conte de fée sénégalais. Cette fille, selon la légende, a été donnée en mariage avant sa naissance au djinn d’une île et resta pour cette raison « la fille sans mari ». Tous les soirs, selon la légende, Mbeekh mettait ses plus jolis habits et marchait pieds nus le long de la plage. Et puis, elle s’asseyait sur les rochers en regardant la mer et l’île de son amour-djinn, jusqu’à ce que l’obscurité de la nuit ne l’oblige à rentrer à la maison. Elle vieillit et mourût sans jamais connaître d’homme. Quelle vie ! Moi je le laisse plaisanter et même si je suis bien loin de n’avoir pas connu d’autres hommes ces trente années, je me dis que ce djinn existe peut-être vraiment. D’autres gens de Gorée me disent que ne pas avoir eu d’enfants c’est comme avoir décidé de ne pas continuer à travers les autres. Peut être ont-ils raison, mais c’est la seule façon grâce à laquelle ma vie a trouvé son équilibre et m’a permis de rester à flot. Arrivée en Afrique, par contre, tout le monde me demandait pourquoi je ne lissais pas mes cheveux, ou pourquoi je ne les tressais pas, afin d’enlever du volume. Au Ghana, certains m’ont dit que je ressemblais à une femme échappée de la forêt. En ignorant ces jugements, j’ai continué à porter ma crinière avec désinvolture et toujours avec ce même sentiment je suis arrivée à un âge où ni mère, ni grand-mère, je ne me suis mariée.
Sur l’île il y a un homme qu’il m’arrive de fréquenter. Il est très gentil et il se moque de moi pour ma résistance à la vie conjugale. Il dit que je suis comme Mbeekh, la protagoniste d’un conte de fée sénégalais. Cette fille, selon la légende, a été donnée en mariage avant sa naissance au djinn d’une île et resta pour cette raison « la fille sans mari ». Tous les soirs, selon la légende, Mbeekh mettait ses plus jolis habits et marchait pieds nus le long de la plage. Et puis, elle s’asseyait sur les rochers en regardant la mer et l’île de son amour-djinn, jusqu’à ce que l’obscurité de la nuit ne l’oblige à rentrer à la maison. Elle vieillit et mourût sans jamais connaître d’homme. Quelle vie !
Moi je le laisse plaisanter et même si je suis bien loin de n’avoir pas connu d’autres hommes ces trente années, je me dis que ce djinn existe peut-être vraiment. D’autres gens de Gorée me disent que ne pas avoir eu d’enfants c’est comme avoir décidé de ne pas continuer à travers les autres. Peut être ont-ils raison, mais c’est la seule façon grâce à laquelle ma vie a trouvé son équilibre et m’a permis de rester à flot.
A suivre…
La suite de But not for me en septembre 2015 et novembre 2015
///Article N° : 12963