Classé par beaucoup comme favori pour la Palme d’Or au même titre que très original Mommy du Canadien Xavier Dolan, Timbuktu, le chagrin des oiseaux du Mauritanien Abderrahmane Sissako est finalement absent du palmarès de la 67ème édition du Festival de Cannes, de même que le magnifique Still the Water de la Japonaise Naomi Kawase. Cela n’empêche pas ces films d’avoir marqué le festival mais c’est fort dommage car un prix à Cannes est un formidable tremplin, que le film de Sissako aurait amplement mérité (cf. [critique n°12233]). Un nouveau vent à Cannes en 2014 comme nous l’annoncions avant le festival ? Sans doute dans les interrogations contemporaines portées par les films présentés, par la présence des problématiques africaines et interculturelles (malgré la faible présence des cinémas du Maghreb) dans toutes les sélections, mais sans que vienne d’Afrique le renouveau esthétique que pouvait faire espérer la montée d’une nouvelle génération. C’est davantage au niveau de ce que portent les films qu’une tendance serait à dégager : la mise en dignité d’hommes et de femmes qui, héros des temps modernes, refusent les stigmatisations, les réductions, les oppressions, les interdits.
Les critiques et interviews annoncés seront publiées peu à peu dans les jours à venir, et les liens ajoutés dans cet article.
« Nous sommes trop riches pour être pauvres »
Monique Rocourt, ministre de la Culture de la République d’Haïti
Instrument de lancement des films et grand marché avec 12 000 professionnels ayant accès à 1450 projections qui leur sont dédiées, Cannes est un festival international où le point de vue critique français se dilue dans la multiplicité des visions. Le jury est lui-même international, présidé cette année par la cinéaste néo-zélandaise Jane Campion (1). Il ne suffit donc pas de regarder les étoiles attribuées par les critiques des principaux médias français dans Le Film français pour connaître l’impact et la réception d’un film : les critiques et étoiles de Screen, Variety ou Hollywood Reporter sont tout aussi instructives, qui ne répondent pas aux mêmes critères et s’intéressent notamment aux chances de distribution d’un film sur le marché anglo-saxon où le cinéma d’auteur peine à sortir des niches « Art House ».
A cet égard, Timbuktu, le chagrin des oiseaux d’Abderrahmane Sissako a obtenu un bon score aussi bien chez les Français que chez les Américains. Le film souffrait pourtant d’un handicap de départ, étant présenté le premier jour du festival avec des séances de presse la veille, alors que nombre de journalistes et festivaliers étaient en train d’arriver. Déjà, en 2006, Bamako avait été présenté hors compétition, donc moins vu par les journalistes qui doivent couvrir en priorité la compétition officielle. Cela ne l’avait pas empêché de faire 215 000 entrées en salle à sa sortie mais témoignait de la sempiternelle frilosité cannoise à accorder à l’Afrique une place équitable, non par ostracisme mais sans doute en raison d’une vision aux relents d’imaginaire colonial qui a encore tendance à ne pas voir dans un film africain l’uvre singulière d’un auteur mais le représentant d’un continent vu comme un pays et qui ne devrait que produire des films sur sa propre douleur.
Sissako n’est pas aussi prolifique que Woody Allen ! Il ne fait que peu de films et ce n’est pas seulement une question de financement. Sans doute cela tient-il davantage au fait qu’au fond, il travaille plutôt dans la tension que génèrent les problèmes du monde en général et de l’Afrique en particulier, et que cela ne se fait pas en un clin d’oeil. Ses films peuvent donner l’illusion d’une grande douceur mais ils sont d’une grande violence. Son recul n’est qu’illusion : ils sont faits dans l’urgence du monde, dans l’indignation au sens que lui donnait Stephan Hessel, dans une réaction d’artiste à la violence faite aux hommes. Drame de l’émigration dans Heremakono – en attentant le bonheur, drame de l’appauvrissement dans Bamako, drame du détournement de la religion dans Timbuktu. Le film est d’une brûlante actualité à l’heure où le monde est secoué par l’enlèvement de 200 jeunes filles au Nigeria par Boko Haram, et les attentats que génère ce groupe d’extrémistes.
Toujours, le film dérange : il ne suit pas la forme d’un récit construit, il prend du recul et chatouille un spectateur à la fois éveillé et déstabilisé. A deux jours d’apprendre sa sélection en compétition officielle à ce festival de Cannes, la consécration absolue pour un cinéaste, Abderrahmane Sissako présentait Heremakono dans la seule salle de cinéma de Nouakchott, celle de l’Institut français, à l’occasion des premières Rencontres de cinéma sans frontières, initiative qu’il voulait encourager. Lors du débat, un Maure lui confia être frappé mais avoir eu du mal à rentrer dans le film. Il répondit avec un grand respect qu’il le comprenait et que cela faisait partie de sa démarche de demander un effort au spectateur. Mais que c’était aussi un grand souci pour lui. Il avait ajouté les respirations illustrées de Bamako – et notamment la séquence de western – par respect du spectateur, craignant que le côté frontal et très parlé du procès ne plombe le film. Timbuktu en est également la preuve : alors que nombre de cinéastes reconnus au niveau international profitent de cette reconnaissance pour développer la recherche sans trop se soucier de la réception, Sissako tient à faire un cinéma accessible tout en creusant la forme. On retrouve dans Timbuktu le style qui fait sa qualité : ce recul par l’humour, par le détail du réel qui tranche avec l’idée reçue, par le refus du pathos. Cependant, quand il s’agit de faire sentir la dignité face à la mort, il laisse au Touareg Kidane de longs moments pour exprimer et répéter ce qu’il ressent. Il n’y là ni maladresse ni compassion. Le risque serait en effet de ne pas saisir à quel point c’est justement dans cette insistance que le film cherche à déranger et donc mobiliser le spectateur, que bien que très parlante, la dérision ne suffit pas pour parler d’un drame, que l’ironie ne décrit pas la totalité du monde, et que le simple fait pour Kidane de vouloir revoir le visage de sa femme et de sa fille, tout en acceptant le destin qu’il s’est forgé, est tout simplement l’affirmation d’une incommensurable dignité dans la recherche d’un partage d’humanité, même avec ses bourreaux dans leur expéditif et dérisoire simulacre de justice.
Kidane en cela n’est pas le héros d’un peuple opprimé sur qui porter son empathie. Il a d’ailleurs commis l’irréparable. Il est simplement un homme responsable, qui sait qu’il ne pourra plus protéger sa fille, conscient qu’il est de la dureté du monde. Mais plus encore, il nous propose, et avec lui le réalisateur, de n’exclure personne de son appartenance à l’humanité.
Il se rapproche en cela de Run de Philippe Lacôte, qui fait entrer la Côte d’Ivoire dans la sélection officielle « Un certain regard » : son personnage prend le nom de Run car il ne cesse de se retrouver dans des situations qui l’obligent à fuir pour aller vers quelque chose de nouveau, au risque de renier ses valeurs. L’ambition du film est magnifique : concentrer l’Histoire de la Côte d’Ivoire des vingt dernières années dans un tel personnage de fiction. Philippe Lacôte venant du documentaire (il a réalisé Chroniques de guerre en Côte d’Ivoire où il mêle son histoire personnelle au drame que traverse son pays – cf. [article n°8134]), et ayant produit Boul Fallé de Rama Thiaw et Le Djassa a pris feu de Solo Lonesome (où jouait déjà Abdoul Karim Konaté qui tient le rôle titre de Run), il semblait logique de l’attendre sur ce terrain d’un cinéma à petit budget ancré dans le réel et adoptant la facture spontanée des écritures urbaines des jeunes cinéastes africains. Le moins qu’on puisse dire est qu’il est allé là où on l’attendait pas : Run est un film plutôt lent et méditatif, qui se veut davantage hypnotique qu’entraînant, même s’il a le mouvement pour viatique. Son personnage a trois vies, qui correspondent à trois phases de l’Histoire ivoirienne : le rêve de grandeur (se rapprocher de Dieu en devenant faiseur de pluie), le miracle ivoirien (assistant de la dévoreuse Gladys) et la décadence (jeune Patriote défendant l’ivoirité). A chaque fois, ce sont les sources de la violence qui sont interrogées et le refus du héros de s’y laisser enfermer. Ces vies entremêlées dans un scénario complexe donnent de beaux moments de cinéma et d’autres moins maîtrisés où l’intention prend le dessus dans les dialogues, ce qui explique l’accueil mitigé reçu à Cannes. Film inégal donc mais essentiel dans son propos, Run sort le 5 novembre dans les salles françaises. (cf. [critique n°12273] et interview de Philippe Lacôte et Isaach de Bankolé [article n°12274])
RUN, Philippe Lacôte – Extrait 1 from Africiné www.africine.org on Vimeo.
Philippe Lacôte avait été sélectionné pour l’atelier de la Cinéfondation à Cannes, belle occasion de boucler le financement du film. Dans la série « contes de fées cannois », la sélection à ACID en 2011 pour Donoma, le premier long métrage de Djinn Carrénard, avait permis à ce film complètement indépendant réalisé en « guérilla » sans budget de se faire connaître et d’avoir le destin que l’on sait (11 000 entrées France et un bel accueil critique), jusqu’au prix Louis Delluc de la première uvre. C’était donc la consécration à Cannes cette année de voir son nouvel opus Fla (Faire : l’amour) être choisi par la Semaine de la critique pour son film d’ouverture. Pourtant, le film a bien failli ne jamais voir le jour : il disposait d’une production avec une vraie équipe et de réels financements (CNC, Arte, Canal+) mais Djinn Carrénard a arrêté le tournage au bout de trois jours, considérant qu’il allait dans un mur. Il devait confier chaque soir la caméra à un gardien pour des questions d’assurance alors qu’il avait l’habitude d’essayer des trucs le soir pour préparer le lendemain. Ce fut ensuite une longue négociation pour récupérer les droits du scénario, pérenniser les financements et pouvoir faire le film en indépendant. Impossible n’est pas français : le tournage interrompu en avril 2012 reprit en décembre, juste à temps pour que les financements ne se perdent pas.
Sans contraintes, « deuxième premier film », Fla est à l’image de Donoma, dans une même approche combinant en une suite de scènes un jeu d’acteurs improvisé et des caméras portées très proches de leur énergie, le tout dans un montage serré favorisant le rythme du vivant. Fla est tourné à deux caméras, tenues par Djinn Carrénard et Salomé Blechmans, la compagne de Djinn qui jouait le personnage de « la sainte » dans Donoma, et avec qui il vient d’avoir un enfant. L’improvisation se fait sur une trame précise de récit et de déplacement dans le champ mais les acteurs conservent le choix des mots. Le film étant tourné dans le désordre et les acteurs n’ayant pas lu le scénario, ils se concentrent sur la scène comme s’ils la vivaient en réalité. Cela donne un permanent rapport de forces frisant parfois l’hystérie car chaque scène est un lieu de conflit, moteur de l’action. Un système de cadre dans l’écran permet des distanciations temporelles dans le monopoly des rencontres que met en scène le film. Sur une durée de 2 h 46, c’est un peu éprouvant mais c’est le but : déstabiliser le spectateur en le plaçant dans des situations de tension pouvant le ramener à son propre vécu (pour sa sortie en salle, le film a finalement été ramené à 2 h 24). Car c’est de péripéties amoureuses que parle ce film, comme auparavant principalement Donoma : un rappeur oscille entre deux femmes sans assumer aucune des deux relations. Il devient sourd à la faveur du rappel d’un traumatisme d’enfance et en devient plus vulnérable mais c’est aussi une façon de tourner autour de sa responsabilité. Ce récit plus construit que la mosaïque Donoma porte une interrogation sur ce qui fait l’amour aujourd’hui, pour des êtres en mouvement (Laure est hôtesse de l’air, sa sur Kahina sort de prison pour pouvoir voir son fils, et Ousmane est un musicien qui voudrait être connu). Force est de constater que ce n’est pas simple quand l’homme louvoie comme Ousmane : la quête du bonheur donne-t-elle tous les droits ? Comment savoir si on est avec la bonne personne ? Un artiste ne doit-il pas aussi s’ancrer ? Cela donne un film inconfortable dont on retient aussi de belles incursions dans la question du temps et des racines comme l’évocation mémorielle haïtienne et un Saul Williams vieillissant en accéléré dans le métro, mais aussi ce qui fait la marque de Djinn Carrénard, cette façon bien à lui de pousser les acteurs pour leur permettre de sortir leurs tripes, et d’enregistrer, d’une caméra-stylo hyper-mouvante mais qui sait se fixer par instants, leurs inquiétudes et leur désarroi (cf. critique et interview du réalisateur [critique n°12259] et [entretien n°12261]).
En compétition à la Semaine de la critique, Hope de Boris Lojkine est un film étonnant : il aborde la question de la migration clandestine à travers ce que l’on n’a jamais vu au cinéma, l’institution de pouvoirs et de règles au sein de la communauté des migrants à chaque étape de leur parcours. Le film est dur car ces jeux de pouvoir sont violents et sans appel. Venant du documentaire, Lojkine a recueilli de très nombreux témoignages pour élaborer son film, mais les a concentrés dans l’histoire de Léonard et Hope, un Camerounais et une Nigériane qui se rencontrent en route et vivront une relation d’abord âpre puis amoureuse. Le film va au-delà de l’enjeu habituel des films sur la migration qui s’attachent à magnifier la dignité des migrants pour les réintégrer à la communauté humaine. Au contraire, les migrants y sont victimes des rackets et combines de leur propre camp, et la volonté de Lojkine de donner du souffle à son film risque de renforcer les préjugés qui voudraient voir dans les Africains des sauvages. Mais le choc est là, qui force à réfléchir, notamment sur l’inanité du blocage de frontières dont le coût humain et financier ne cesse de s’aggraver. Hope invite à prendre conscience de la violence que subissent les migrants clandestins dans leur périple, la déshumanisation à l’oeuvre, et l’infernale spirale qui plonge les femmes migrantes dans la prostitution. (cf. [critique n°12284] et interview du réalisateur [article n°12283])
La question de la déconstruction ou du renforcement des préjugés reste essentielle quand on aborde les populations africaines ou de la diaspora au cinéma, grand modeleur d’image. La question centrale sera si la dignité des personnes est respectée, si leur personnage porte une histoire complexe ou bien ramenée à des raccourcis médiatiques réducteurs, si les valeurs qui les guident sont représentées ou bien seulement les déviances liées à leur marginalisation et leur rejet, si le scénario permet de les appréhender dans leur humanité plutôt que dans leur différence tout en respectant leur spécificité. Ces critères critiques qui vont explorer aussi bien la construction des personnages et des situations que la mise en scène ne forgent pas des exclusions mais guident l’appréhension de l’écart entre l’intention et ce que le spectateur peut percevoir.
Qui vive de Mariane Tardieu, sélectionné par ACID, est un film honnête, sincère et émouvant, qui baigne dans une musique lyrique, généreuse et organique. La mise en scène y est épurée, mettant en valeur les personnages, à commencer par Chérif (interprété dans une grande finesse par Reda Kateb, visible dans trois films au festival, (2) bien loin du rôle sombre d’Un prophète de Jacques Audiard qui l’avait révélé en 2009) mais aussi Jenny (lumineuse Adèle Exarchopoulos, qui a tenu le rôle avant les projecteurs de La Vie d’Adèle). Chérif essaye de réussir le concours d’infirmiers mais est vigile (« agent de sécurité ») dans un grand magasin de banlieue pour gagner sa vie, position particulièrement inconfortable puisque méprisé par les jeunes de la Cité qui le considèrent comme un traître et le harcèlent sans arrêt. La situation va s’aiguiser jusqu’à faire capoter sa relation avec Jenny. Cette histoire d’homme pris en étau, en implosion potentielle permanente, contraint de ne pas faire les bons choix alors qu’il cherche sa place dans le monde, joue la double carte du réalisme et de la psychologie pour se détacher des codes du film de banlieue et échapper à la caricature.
Mariane Tardieu habite Aubervilliers : elle sait de quoi elle parle. Elle s’est occupée du cadre dans Rue des Cités de Carine May et Hakim Zouhani, et Qui vive marque effectivement par la qualité du cadre qui ne retient du décor que ce qui guide l’action, à l’encontre là aussi des clichés. Ecrit après les émeutes de 2005 dans les banlieues, le film a nécessité cinq ans de développement pour voir le jour. C’est pourtant dans cette application à construire le récit que le film peine à convaincre tant il paraît cousu de fil blanc. Finalement pris dans un drame suivant les codes du polar, Chérif est victime d’un engrenage où chacun tient son rôle mais où les places sont immuables, si bien que l’enjeu d’une évolution, et partant d’une déconstruction de l’image de la banlieue et de ses ressortissants, ne pèse que sur les épaules de son personnage. Et que certainement sensible à la dimension humaine de Chérif, le spectateur risque d’en faire une exception dans un océan de préjugés.
Ce danger n’est pas palpable dans Bande de filles de Céline Sciamma, qui a fait l’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs. Pourtant, cette adolescente noire timorée qui comprend qu’elle ne pourra échapper à son destin qu’en se battant aurait pu plonger dans le cliché. Ce n’est pas le cas. L’esthétique de Céline Sciamma y est pour quelque chose : la caméra proche des corps est d’une grande douceur, captant les gestes et les regards en un cadrage mettant en exergue la beauté et l’humanité des personnages. Comme Chérif dans Qui vive, Marieme qui en bande deviendra Vic (Karidja Touré) est dans tous les plans, le film suivant en permanence son point de vue. Cette identification ménagée avec une héroïne n’est pas seulement juste émotionnellement mais aussi politiquement : si c’est bien le groupe qui suit une initiation, Vic doit passer par la solitude pour se définir et s’en détacher. Son douloureux parcours fait d’une série de refus est emblématique d’une réinvention possible qui la sort du chemin tracé, et partant de l’immuabilité de la Cité. C’est elle qui se forge son destin et non parce qu’elle y est acculée.
Si Bande de filles se situe en banlieue, il n’a rien des codes du film de banlieue. Il n’est pas tourné caméra à l’épaule et ne baigne pas dans le rap. Il ne s’emploie pas à démontrer sa légitimité. Il travaille au contraire en scope la stylisation et les couleurs chatoyantes, utilise des travelings et steadycams ou place sa caméra sur pied pour des épisodes tendant souvent vers le plan séquence. Cela permet à Vic d’avoir un destin romanesque. La violence des femmes n’est pas nouvelle (bien que jamais reconnue), ce qui est récent (et date de l’époque où Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur), c’est les bandes de filles, phénomène au demeurant marginal. Vic et ses amies ne sont ni douces ni maternelles : bruyantes et déterminées, elles expriment une violence politique, en lutte contre les interdits et les assignations. Elles sont toutes noires, de même que les garçons qui les côtoient : il y a là encore un choix politique de représentation de cette part invisible de la diversité. Et cela dans la société française : quand Vic peut enfin jouer au jeu vidéo avec son frère et qu’il lui donne le choix entre le Brésil et la France, c’est la France qu’elle choisit sans hésiter.
Il n’est ainsi pas neutre de choisir des adolescentes noires pour exprimer ce qui fait la base du cinéma de Céline Sciamma (Naissance des pieuvres, Tomboy) : la construction du féminin, l’affirmation des désirs, le jeu avec les identités. Elle trouve en elles la vitalité nécessaire à son propos. Dans un autre registre, Coralie, qu’interprète la rapeuse noire KT Gorique dans Brooklyn de Pascal Tessaud (sélection ACID), développe elle aussi une fière énergie qui porte le film. Partie de Suisse où elle se fait huer pour déboucher à St Denis, près de Paris, Coralie (Brooklyn de son nom de scène) est cuisinière pour une association qui organise notamment des ateliers de rap portant les revendications et le vécu des participants, par opposition aux dérives machistes et racoleuses du gangsta rap. Cet enjeu structure le film, qu’il s’agisse de la musique, des relations amoureuses ou d’engagement associatif. Ici encore, il s’agit de déconstruire les stigmatisations qui facilitent la montée des extrémismes en mettant en valeur la dignité des personnes.
Complètement autoproduit, ce film guérilla rend hommage à ceux qui font avec rien et à une culture hip-hop de solidarité. Tourné en improvisation guidée avec deux chefs opérateurs et de nombreuses prises pour varier au maximum les angles de vue, il colle parfaitement au rythme du hip-hop : les textes et moments musicaux arrivent sans rupture. Les caméras accompagnent les corps et les gestes dans une grande cohérence, si bien que ce film ficelé de bric et de broc atteint un beau niveau de poésie, voire une certaine magie.
Coralie n’a pas seulement la détermination d’une jeune femme décidée à s’en sortir sans tomber dans les pièges qui se tendent : elle a l’énergie de sa liberté et donc de ses refus. « Je ne rappe pas les textes de quelqu’un d’autre », disait-elle à Pascal Tessaud, et écrivait donc au fur et à mesure du tournage. Elle est fidèle au rap des origines, celui de la conscience politique et des valeurs de fraternité. Ce type de liberté ancrée dans les valeurs traverse nombre de films et l’on perçoit bien là cette fonction essentielle du cinéma de consolider la soif de liberté et d’en chercher les voies. Dans la sélection ACID également (qui porte volontiers des films fragiles où se concentrent talent, originalité et créativité), Spartacus et Cassandra de Ioanis Nuguet où deux enfants roms de 13 et 10 ans sont recueillis par une jeune trapéziste dans un chapiteau à la périphérie de Paris tandis que leurs parents sont à la rue. C’est l’expérience personnelle du réalisateur et de sa compagne que raconte le film : ils ont recueilli les enfants en accord avec leurs parents, qui au départ s’y opposaient. Le geste n’est pas simple et le geste de le filmer encore moins, car c’est d’un documentaire qu’il s’agit, lequel s’ouvrant à des phases de pure poésie. Un film étonnant et attachant qui remet les pendules à l’heure sur la question des Roms et de leurs sempiternelles expulsions. Comme une réponse à la politique du bouc émissaire et de la stigmatisation, Cannes accueillait cette année cinq films mettant en scène les Roms : leur extrême diversité montrait si cela était encore nécessaire à quel point la question des Roms est plurielle et en peut être enfermée dans un cadre simpliste. (3)
Ces deux films puisent dans le réel de situations en tension pour en dégager la complexité et les contradictions et nous faire avancer dans notre réflexion. Autre film présenté à ACID, et qui fait aujourd’hui un tabac en Tunisie, Le Challat de Tunis de Kaouther Ben Hania, table lui sur un tout autre registre puisque ni la réalisatrice ni le spectateur ne savent au fond où se loge la fiction dans ce fait divers du début des années 2000, lorsqu’un homme à vespa balafrait au couteau les fesses des belles filles qu’il croisait. Tenace, Kaouther Ben Hania enquête et cherche l’homme qui avait défrayé la chronique et que le régime de Ben Ali affirmait triomphalement avoir enfermé, mais aussi ses victimes et toute une série de personnages hauts en couleurs dévoilant les préjugés machistes traversant la société tunisienne. C’est très parlé (le pays retrouve la parole) mais c’est passionnant, sachant que l’image de Sofian El Fani (Timbuktu, La Vie d’Adèle) donne vie au film. Et ce n’est pas sans humour. On y voit ainsi une femme avouer avoir profité de l’occasion pour s’être elle-même balafrée afin de pouvoir se faire faire un tatouage qu’on lui aurait interdit mais qui dès lors servait à masquer la cicatrice ! De combat de boucs en poupée gonflable, de rencontres internet au virginomètre (qui mesure la virginité), la dérision frise le burlesque. A partir d’un fait divers symptomatique, Kaouther Ben Hania tisse un portrait sans fard d’une société machiste – un documentaire qui aurait été impossible sous la dictature qui préservait l’image d’une société idéale.
C’est la révolution qui, en ouvrant l’accès aux archives policières, a permis que ce film soit un documentaire et non une fiction, la réalisatrice pouvant se mettre à la recherche des victimes et du Challat lui-même, qu’elle trouvera dans le personnage de Jalel, mais s’agit-il du bon ? Sorte de Jack l’éventreur tunisien, le Challat s’attaque donc aux femmes et se forge ainsi une légende urbaine où la rumeur construit le mythe et cristallise les refoulés. Pour en rendre compte, Kaouther Ben Hania a écrit des dialogues et, en dehors de Jalel, sa mère, les gens des quartiers et elle-même, engagé des acteurs sans célébrité pour ne pas rompre la crédibilité du documentaire. Ce jeu de manipulation donne une fiction plus vraie que vraie, une farce à l’italienne dont l’humour met à distance les horreurs exprimées. « C’est un portrait global de la laideur », dit la réalisatrice, et non le portrait des hommes tunisiens : le Challat est emblématique de la violence en chacun, notamment envers une femme métaphorisée comme envoyée du diable pour séduire l’homme et le perdre. La seule femme valable est la mère (la sainte) tandis que les autres ne sont que pécheresses, cette misogynie débouchant sur l’acte de les balafrer.
Le Challat de Tunis, de Kaouther Ben Hania-HD from Africiné www.africine.org on Vimeo.
En essayant de comprendre les hommes, Kaouther Ben Hania explore leur incompréhension des femmes. La misère affective et sexuelle des hommes entrave leur écoute. Ils n’ont simplement pas les bonnes tables, comme dans le court métrage en compétition Aïssa, un excellent 8 minutes de Clément Trehin-Lalanne où une jeune femme doit se soumettre à un examen médical approfondi pour déterminer si elle est majeure et donc expulsable ou non. Le médecin avoue ne pas avoir les données sur les populations africaines lui permettant de trancher. Uniquement basé sur le rapport du médecin dicté au dictaphone, le film est cinglant et sans appel.
Tout aussi froid, The Aftermath of the Inauguration of the Public Toilet at kilometer 375 (sélection de la Cinéfondation) de l’Egyptien Oumar El Zohairy décrit une société kafkaïenne où un fonctionnaire cherche trop à s’excuser d’avoir éternué durant une inauguration et finira par se faire virer. Basé sur La mort d’un employé fonctionnaire d’Anton Tchekov, ce court métrage évoque les films qui décrivaient l’univers glacial d’Europe de l’Est dans le gris poussiéreux des administrations…
A quelques kilomètres de Cannes, au château des mineurs de la Napoule, se déroulait la 12ème édition de Visions sociales, un programme de films brillamment concocté par la CCAS, comité d’entreprise d’EDF dont Africultures est partenaire, en lien avec ceux de la RATP et des cheminots PACA. Plus de 5000 spectateurs ont ainsi vu quelques films du festival (un partenariat est établi avec chaque programmation qui permet de projeter un film de leur sélection, par exemple cette année Hope et Spartacus et Cassandra) et une série de films faisant la part belle aux cinémas du monde pour rendre compte de son état. Si le focus cette année était hispanophone, Visions sociales montre toujours des films liés aux problématiques africaines et de la diaspora, comme cette année Enfants des nuages – La dernière colonie, cf. [critique n°12197], ou Assistance mortelle, cf. [critique n°11437]. Association invitée cette année, Africultures présentait une exposition sur le roman-photo « Les Aventures de Kalifa » issu d’ateliers dans les foyers de travailleurs migrants et publié dans le magazine Afriscope (cf. [exposition « Les Aventures de Kalifa »]).
La démarche de ces comités d’entreprise engagés est de considérer la culture comme vecteur d’émancipation et donc de ne pas se cantonner aux actions sociales. Proposer ainsi des séjours culturels dans ses centres de vacances fait partie intégrante de l’objectif poursuivi, en phase avec la politique culturelle initiée dès 1946. Aujourd’hui, la CCAS se penche sur son Histoire : elle en fait le bilan à travers un film, L’Arbre de vie d’Henri-Charles Zenou (36′, issu d’un travail avec l’historien Alexandre Courban), et s’interroge sur les nouvelles voies à suivre face à l’individualisation du mode de consommation de la Culture et sur la façon de soutenir la place de la Culture dans une société en crise. Ce fut l’objet d’un débat lors de la journée de clôture (cf. photo).
Le matin même, un film original à découvrir était projeté en avant-première, qui fut soutenu par la CCAS et le comité d’entreprise des cheminots PACA : Ya oulidi ! Le prix de la douleur, de Joseph El Aoudi-Marando. Natif du Maroc, il est avant tout reporter-photographe et le film puise dans son travail au long cours de documentation de la vie des habitants de la cité des Flamants dans les quartiers nord de Marseille, un travail démarré en 1982 : ses photos en noir et blanc rendent non seulement compte du quotidien du vécu mais le mettent en perspective tout en magnifiant la dignité des personnes. Pourquoi revenir sur un « fait divers » de 1980 ? (l’assassinat sans motif autre que l’énervement à bonne dose de racisme par un CRS du jeune Lahouari Ben Mohamed lors d’un banal contrôle policier) Parce qu’à cette époque tendue (la Marche pour l’égalité et contre le racisme, déclenchée par l’accumulation de crimes racistes, date de 1983), la cité des Flamants a riposté avec une grande maturité à cet événement traumatique : non par la violence urbaine mais en créant une pièce de théâtre et en montant sur scène. 30 ans plus tard, les mêmes remontent la pièce, moment de mémoire et de bilan, occasion d’un livre et de ce film. Kaléidoscope de regards, il montre comment cette mort a rassemblé les gens, combien le choix d’aller aux Assises et non en correctionnelle (donc de privilégier la lutte contre le racisme plutôt que l’indemnisation) a contribué à l’engagement de tous, combien l’action culturelle est décisive et combien il est important de voter…
Rares sont les films qui permettent de saisir de l’intérieur l’Histoire des cités de banlieue. Marqués par la mort de leur frère ou ami, les personnes rencontrées expliquent comment cet événement a changé le cours de leur vie, les a poussé à réfléchir et s’engager. Ce choix du témoignage personnel inscrit dans le recul du temps plutôt qu’une analyse politique globale laisse la place au sensible sans pathos. La qualité des photos et un montage subtil font le reste : le film est passionnant et ne serait pas seulement à montrer dans les quartiers Nord de Marseille mais partout dans les lycées et collèges de toutes les villes de France !
« C’est le cinéma qui accompagne le mieux le dialogue des cultures », a déclaré Youma Fall lors de la table-ronde organisée par l’Organisation internationale de la Francophonie au Pavillon des cinémas du monde. C’est ainsi que l’OIF a soutenu la production de plus de 300 films et envisage aujourd’hui leur numérisation pour assurer leur préservation. Un film comme Run de Philippe Lacôte, sélectionné à Un certain regard, a bénéficié de l’aide au développement du festival d’Amiens, du Fonds audiovisuel du Sud de l’OIF et d’un accompagnement pour le dossier du financement ACP. A cet égard, Mme Michèle Dominique Raymond, responsable du programme ACPCultures+, a répondu à nos questions sur l’avenir de ce programme et la complexité des procédures (cf. [entretien n°12246]).
Durant la table-ronde, M. Maurice Kouakou Bandaman, ministre de la Culture et de la Francophonie de Côte d’Ivoire, a présenté l’Office nationale du cinéma dirigé par le cinéaste Fadika Kramo Lanciné et le Fonds national de soutien à l’industrie du cinéma doté d’un million d’euros par an. Un environnement incitatif fiscal et financier devrait permettre la production de trois ou quatre longs métrages par an, avec une objectif d’une dizaine à terme. Le tournage de Sans regrets de Jacques Trabi est ainsi imminent tandis que Braquage à l’africaine d’Owel Brown est en post-production pour être prêt pour le Fespaco.
Après que Christian Lambert ait présenté les activités du Cinéma numérique ambulant, maintenant actif dans huit pays, et qui emploie une cinquantaine de personnes pour que l’image sur grand écran ne soit pas inconnue des générations actuelles, Stéphane Vieyra, fils du premier critique et réalisateur africain Paulin Soumanou Vieyra, a introduit la projection de la version restaurée de Lamb et rappelé l’existence du documentaire de la Libanaise Mona Makki, Paulin Soumanou Vieyra, le précurseur oublié. Stéphane Vieyra a monté une association pour la connaissance des oeuvres de son père, encadré une exposition à l’Institut français lors du Fespaco de 2013 et participé à l’hommage organisé à Dakar en novembre 2012.
Mais tous les producteurs étant présents, Cannes est aussi un lieu idéal pour boucler le financement d’un film. C’est ce qu’organise l’atelier de la Cinéfondation dont avait profité Run en 2012. Cette année, c’est le Nigérian Newton Aduaka qui y présentait Oil on water, qui sera son quatrième long métrage, d’après le roman d’Helon Habila, exploration de personnages pris entre rêve, cauchemar et réalité : dans les profondeurs du delta du Niger, deux journalistes mènent l’enquête sur l’enlèvement de la femme d’un cadre européen de l’industrie pétrolière. Cela donne un périple conradien sur le fleuve Niger, dans une quête de vérité qui deviendra ambigüe…
Cette incubation de films est également l’objectif de la Fabrique des Cinémas du Monde, dispositif organisé par l’Institut français avec le soutien de l’Organisation Internationale de la Francophonie et de France Média Monde, qui invite chaque année des réalisateurs et des producteurs en développement de leur premier ou deuxième long métrage. Nous avons rencontrés les trois Africains sélectionnés : la Sénégalaise Angèle Diabang pour Une si longue lettre, adaptation du célèbre roman éponyme de Mariama Bâ (interview à venir), l’Algérien Damien Ounouri pour Chedda sur la condition de la femme algérienne (interview à venir), et le Sud-Africain John Trengove pour La Blessure / Inbexa, sur les tabous face à l’homosexualité (interview à venir).
Là aussi se profilent des films du refus, contre les stigmatisations et les enfermements qui entravent la liberté et pourrissent le vivre ensemble. Les résistances sont le fait de héros sans visages. Ces films leur rendent un visage et partant une dignité.
1. Assistée de l’acteur américain Willem Dafoe, des actrices française Carole Bouquet, coréenne Jeon Do-yeon, iranienne Leila Hatami, de l’acteur-réalisateur mexicain Gael Garcia Bernal, des réalisateurs danois Nicolas Windiing Refn et chinois Jia Zhang-Ke, et de la réalisatrice américaine Sofia Coppola.
2. Hippocrate, de Thomas Lilti (Semaine de la Critique) et Lost River, de Ryan Gosling (Un Certain Regard).
3. Il s’agissait, en dehors de Spartacus et Cassandra, de Mange tes morts de Jean-Charles Hue (Quinzaine des Réalisateurs), Geronimo de Tony Gatlif (hors compétition), Je m’en sortirai de Petr Vaclav (ACID) et A Ciambra de Jonas Carpignano (Semaine de la critique).///Article N° : 12250