Carcéropolis, un site internet pour voir autrement la prison

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La France compte 70 000 détenus. Mais que savons-nous d’eux et de leur quotidien ? Les prisons françaises sont source de nombreux fantasmes et préjugés. Notamment le pont entre immigration et délinquance, se propageant aujourd’hui au-delà des discours de l’extrême droite. Nous dirigeons-nous vers un système à l’américaine, avec un jeune Noir sur neuf derrière les barreaux ? Depuis le 18 avril 2012, Carcéropolis regroupe reportages photographiques et webdocumentaires sur le sujet, cartes thématiques, tableaux statistiques et propose même la visite virtuelle d’une prison. Loin des feux de l’actualité, le site invite à la réflexion sur les conditions d’incarcération en France, sur le sens de la peine et au-delà, questionne le rapport entre justice et société. Regard des auteurs et témoignage de Karim, ancien détenu qui évoque la défaillance de la réinsertion.

La façon dont un État traite ses prisonniers est un assez bon indicateur de la qualité de sa démocratie. En 2010, les rencontres photographiques d’Arles proposaient une exposition basée sur le rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Les photographies donnaient à voir combien l’univers carcéral français était loin d’être un lieu d’aide à la réinsertion. C’est là que Julien Villalard, développeur de sites pour les associations et les ONG, a eu le déclic. « On voyait trois détenus pour une place, des rats dans les cellules… Une image déplorable des prisons françaises. Je me suis dit qu’il fallait que cela soit vu par tous, diffusé sur Internet ». Il constitue alors une petite équipe, contacte plus de 120 associations en lien avec les prisons et lance un appel aux auteurs. « On faisait aussi le constat du nombre de commentaires affligeants laissés sur les forums du net, à propos de la prison. Nous avons analysé cela comme un manque de compréhension de ce qu’est la peine de prison. Carcéropolis, c’est un projet visant à combler ce manque ». Ainsi est né le site, fruit d’un an et demi de travail de fourmi, bénévole. L’objectif : sensibiliser le grand public sur le rôle de la prison, sa signification, sa réalité et ses écueils aussi. « Nous ne sommes pas militants, notre but est simplement d’amener les gens à se poser un certain nombre de questions, surtout dans un contexte politique où les lois sécuritaires sont utilisées à des fins électoralistes ». Des lois qui n’ont pas cessé d’alimenter les prisons, aujourd’hui surpeuplées. Récemment, le Parlement a voté la création de 24 000 places en cinq ans. Mais pour Julien, cela ne fait que retarder le questionnement sur le remplissage des prisons : « Aux États-Unis, 1 % de la population est incarcérée. Pour l’instant, en France, nous en sommes à 0,1 %. On entend certains dire que la France a du retard. Mais quel modèle veut-on ? Quelle justice veut-on ? Comment protéger une société, par quels moyens ? » Dans un budget de la Justice de plus en plus mince, la part dédiée aux prisons ne cesse d’augmenter, passant récemment de 30 à 40 %. « C’est une question très politique. Quel est le but, le sens de la peine de prison ? », se questionne-t-il. Avec un taux de récidive pour les petits délits de près de 40 %, la question semble légitime. »Si la justice était une entreprise, elle aurait dû mettre la clé sous la porte il y a bien longtemps », ironise Julien.
Du côté de l’administration pénitentiaire, on accueille l’initiative avec réserve. Julien Villalard n’est pas surpris : « L’administration veut faire de la com, elle accueille les journalistes en cadrant leurs reportages et en les orientant vers des prisons modèles, mais s’oppose à certaines productions qui véhiculent une mauvaise image », explique-t-il. À l’instar, en juin 2011, du documentaire de Catherine Rechard, Le déménagement, qui montre des détenus, tous volontaires, s’exprimant sur leur vie quotidienne dans une prison toute neuve. Sous prétexte que les visages ne sont pas floutés, l’administration pénitentiaire bloque alors la diffusion du documentaire sur France 3 Ouest et TV Rennes. « L’auteur avait bien l’accord écrit de chaque détenu filmé. Mais pour l’administration, le détenu n’a pas de droit sur son image », explique-t-il, avant de préciser que les directeurs de prisons, sur le terrain au quotidien, se montrent beaucoup plus intéressés et ouverts à l’initiative d’un tel site.
Des auteurs qui brisent les préjugés
Une quarantaine d’auteurs audiovisuels ont donc accepté de céder leurs œuvres à titre gracieux pour soutenir la démarche du site. Parmi eux, le photographe et réalisateur Samuel Bolendorff, connu notamment pour son webdocumentaire Voyage au bout du charbon, réalisé pour Le Monde.fr en 2008. On peut voir sur Carcéropolis l’un de ses projets photographiques, « Un jour de longue peine », réalisé au centre pénitentiaire de Caen. « Ce projet était une commande du Monde. Je n’ai eu que trois heures pour travailler. Je n’avais jamais vu de lieux de longues peines. À mon grand étonnement, je ne me suis pas retrouvé dans des cellules froides et déshumanisées, mais dans des espaces complètement habités. Dans chaque cellule, je rentrais un peu chez quelqu’un. Je ne pouvais pas montrer le visage des détenus sous peine d’être blacklisté par le ministère de la Justice. Alors j’ai essayé, par les objets, par le cadrage, de raconter autrement les identités qui se montraient à moi ».
Marc Olivier Souder, photographe plutôt spécialisé dans le domaine sportif propose, quant à lui, une série photographique sur un gala de boxe thaï à la Maison Centrale de Saint-Maur : « J’y ai passé une journée, avec mon œil de journaliste sportif. J’ai voulu montrer ce qui s’était passé là-bas, la dynamique impulsée par ces détenus. Ils ont demandé des cours de boxe thaïe, réguliers, puis ont réussi à convaincre l’administration d’organiser un gala : détenus contre boxeurs de l’extérieur, venus de région parisienne. Carcéropolis permet aujourd’hui de montrer cet invisible ».
Michel Séméniako, photographe lui aussi, donne à voir deux séries. L’une réalisée avec les détenus de la Santé, l’autre au CP de Château-Thierry. Il explique son engouement pour Carcéropolis : « Ce site va permettre de rassembler les expériences, de faire sens, de leur donner une durabilité. C’est un terreau extraordinaire pour la réflexion. Chaque auteur y amène sa pierre, unique. Avec les détenus, j’ai réalisé des « portraits négociés » : je leur proposais de réaliser leur autoportrait avec les objets présents dans leur cellule, de penser leur mise en scène, leur installation. Avant d’être face à eux, j’avais travaillé avec des ados, des travailleurs en entreprise, et partout j’ai fait le même constat de la fragilité humaine. Il faut peu de chose pour que l’être humain bascule du mauvais côté et se retrouve en prison. Ce projet est une fenêtre qui s’ouvre sur la vie ».
En 2009, le photographe Léo-Paul Ridet a réalisé, avec le journaliste Soren Seelow, le webdocumentaire Le corps incarcéré pour Le Monde.fr. En s’interrogeant sur l’impact physique et mental de la détention sur le corps des détenus. « On a travaillé avec plusieurs anciens détenus et ces rencontres ont été d’une richesse inouïe. Étonnamment, ça a été très facile de les photographier. Très rapidement et sans aucune gène, ils se sont dénudés, nous ont montré leur corps. Comme si la détention avait détruit leur pudeur, leur intimité, comme si il y avait eu une perte de propriété sur leur propre corps ».
Un besoin de transparence
18-25 ans. Karim Mokhtari a passé six années en détention, pour braquage. Il a fréquenté une dizaine de prisons, en Île de France, en Normandie, puis à Nantes. Sorti en 2002, il n’oublie pas la souffrance d’un monde à part. « Un regard comme celui de Carcéropolis, c’est ce qui me manquait lorsque j’étais en détention. Je ressens encore les bosses sur ma tête, à force de me cogner contre le lit superposé, lorsque je regardais la télévision dans ma cellule. Le décalage était si grand, entre le traitement médiatique de la prison et de la criminalité, et mon vécu, mon quotidien. Ça faisait peur », se souvient-il. Si les prisons ont des murs de plus en plus propres et colorés, pour Karim, cela reste une cage. « Certaines personnes transgressent les règles et vont en prison. Mais ça n’empêche pas de se questionner sur leur quotidien. En prison, j’avais l’impression d’être dans un mouroir. La plupart des gens se disent que les détenus ont Canal + et font du sport, alors de quoi se plaignent-ils ? Mais les droits fondamentaux ne sont pas toujours respectés. Liberté, égalité, fraternité, c’était bien écrit en grosses lettres sur les portes de la Cour d’Assises, mais nulle part dans ma cellule. À quoi sert la prison ? Réparer, ou venger ? J’ai dû me battre pour me reconstruire, pour trouver le chemin de ma réinsertion, et je l’ai fait sans l’aide de la pénitentiaire ». Pour sortir de sa cellule, pour rencontrer des gens de l’extérieur, Karim va jusqu’à faire la grève de la faim et de la soif, en réclamant l’accès à des formations. Il voudrait que Carcéropolis contribue à faire prendre conscience de cet État dans l’État, à lutter contre l’opacité du monde carcéral. « On se questionne trop peu sur la prison, l’extension directe de notre système pénal. Ces murs sont sales, ils salissent les individus, les empêchent d’être acteurs et citoyens. Les gens qui sont en prison sont bien vivants, ils ne sont pas encore morts, et ils vont tôt ou tard réintégrer notre société. Il ne faut pas les habituer à la violence, à l’indignation, à l’humiliation, qui les séparent chaque jour un peu plus de leur humanité ». Aujourd’hui, Karim est engagé au sein de l’association Unis-Cités, il accompagne les jeunes en service civique dans le milieu carcéral. Il travaille également à l’écriture d’un ouvrage, qui retracera ses années de détention, et qui devrait sortir début 2013. Sa « thérapie », glisse-t-il en souriant. Il parcourt le site et perd son regard dans les photos de détention. « Je n’ai pas besoin de voir ces images pour retourner là-bas. Une odeur, un bruit m’y ramène. Me ramène à la solitude d’alors, et à la nécessité de la sortie, que ce soit par la corde ou la réinsertion ».

///Article N° : 10714

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Les images de l'article
Julien © Noémie Coppin
carcéropolis © Noémie Coppin





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