J’ai hésité longtemps sur la façon dont je devrais chroniquer ce double-cd, paru il y a quelques mois, et qui m’a mis très mal à l’aise, pour une raison que je dois expliquer. Elle se résume en peu de mots : comme la plupart des rééditions de grands classiques de la musique africaine urbaine, celle-ci est irréprochable pour son contenu musical, mais catastrophique en ce qui concerne sa qualité sonore
Il suffit de zapper dans cette anthologie pour sombrer dans une incurable nostalgie. C’est d’ailleurs son but évident : remettre les pendules à l’heure, rappeler à tous (aux mélomanes et surtout aux musiciens) ce que fut l’âge d’or de la musique congolaise, ce qui en fit LA musique panafricaine, voire plus si affinités
Impossible en effet de comparer sans rire ou pleurer ces deux douzaines de merveilleux morceaux à la banalité consternante de la plupart des productions actuelles de la musique congolaise !
François Luambo Makiadi, alias « Franco », chanteur inspiré et guitariste génial, est mort à 50 ans du sida, en 1989, et son ombre gigantesque surplombe l’histoire de la musique urbaine africaine.
L’écoute de sa musique sublime, presque vingt ans après, nous donne l’impression de n’être pas encore vraiment délivré de son deuil.
On a déjà tout dit et tout écrit à ce sujet, donc inutile d’insister.
D’un point de vue strictement musical, tout est ici de première grandeur : c’est un enchantement perpétuel où des voix d’une délicatesse surnaturelle se fondent dans un entrelacs magique de cordes, de cuivres et de percussions, tous d’une rare subtilité.
On aurait donc aimé n’avoir qu’à applaudir cette réédition, qui a de plus le mérite rare d’être accompagnée d’un livret érudit et bien écrit.
Hélas, on est bien obligé de dire aussi que ces enregistrements historiques auraient mérité d’être dignement réhabilités comme le permettrait la technologie actuelle. Il existe aujourd’hui des logiciels qui font des merveilles en matière de restauration. On les utilise couramment, avec un grand succès, depuis plus de vingt ans pour le jazz ou la musique dite « classique », alors pourquoi pas pour les musiques d’Afrique ? Ici le son est si médiocre qu’il ne semble pas avoir bénéficié du moindre souci de rajeunissement, par négligence, ou par avarice plus probablement.
Je sais de quoi je parle, puisque mes bons vieux vinyles, pourtant usés jusqu’à la corde, sont d’une qualité sonore bien supérieure à ces cds !
Techniquement ces rééditions des années 1950-1970 sont même d’une qualité inférieure à celle des 78 tours de jazz ou de musique dite « classique » européenne des années 1920-30. Or il est urgent de comprendre que pour le patrimoine mondial les rares enregistrements de Franco sont aujourd’hui aussi importants que l’étaient jadis ceux de Caruso ou de Louis Armstrong (lesquels ont finalement été assez bien préservés et rénovés, mais ce n’était pas si évident jusqu’aux années 1950) et qu’ils méritent le même respect. D’autre part il est difficile de faire confiance au gouvernement actuel de la RDC pour ce qui est de la sauvegarde de son patrimoine, alors si les maisons de disques occidentales ne s’y intéressent pas un petit peu, c’est fichu.
Franco n’avait pas le génie musical d’Armstrong mais tous deux ont joué un rôle capital, dans l’histoire de la musique et dans celle de leur continent, l’Amérique pour Armstrong et l’Afrique pour Franco.
Surtout, Franco, comme Armstrong, a été le fédérateur des meilleurs musiciens, chanteurs ou instrumentistes de son époque et de son pays.
On ne palabrera pas ici sur le choix de la version de « Mario » (la meilleure et la plus « roots »), encore moins sur celle de « Marceline ».
Les 16mn55s du méconnu « Très Impoli » suffisent d’ailleurs largement à justifier l’achat de ce double cd. Ce chef-d’uvre absolu est un concentré idéal et irrésistible de tout ce qu’il y a de plus excitant dans la rumba congolaise. Les voix de Franco et de Sam Mangwana s’y mêlent dans un quatuor féerique, les cuivres et les guitares de l’Ok Jazz s’y élèvent à un niveau de perfection inouï.
(il faudra un jour écrire l’histoire des saxophonistes congolais, qui ont joué un rôle essentiel dans cette musique, et qui sont tant ignorés).
On est emporté par un tsunami musical, et en même temps bercé par un chant romantique d’une délicatesse et d’une élégance incroyables.
D’ailleurs, l’extraordinaire musicalité de toutes ces chansons se suffit à elle-même : harmonisation à trois voix, jeu décalé des guitares, liberté absolue des percussions, tout cela fait de la musique de Franco l’une des plus belles musiques de danse de son époque et de tous les temps, on le sait depuis longtemps.
Et pourtant, on ne le sait pas encore assez ! Espérons que cette anthologie indispensable quoique si imparfaite (en raison de la médiocrité du son) fera enfin revivre cette véritable révolution musicale, et fera des émules dans les nouvelles générations.
Espérons surtout qu’un jour des producteurs moins « impolis », plus ambitieux et scrupuleux feront l’effort de rééditer Franco avec tout le respect qu’il mérite.
Classic titles, de Franco (2 Cds Cantos / Syllart / PIAS)///Article N° : 7204