L’esclavage des » noirs » n’a rien de » figuré » ! Il s’étend sur près de quatre siècles, saigne l’Afrique d’environ quinze millions de personnes, prend dans des colonies comme Saint-Domingue la dimension d’un véritable génocide (celle d’un » esclavage-mouroir » où le renouvellement de la population servile n’est assuré que par des arrivages continuels de navires négriers). Plus les exploitations esclavagistes sont grandes, plus la main d’uvre est nombreuse, plus la traite s’accélère (les cargaisons de » bois d’ébène « ), et moins la vie d’un » nègre » n’a de valeur. C’est la logique du marché, la loi de l’offre et de la demande : la valeur d’un produit – l’esclave est d’abord une marchandise – est fonction de son abondance ou de sa rareté.
Parce que l’esclavage moderne est directement branché sur la » Traite négrière « , l’animalisation des hommes s’y combine étroitement à leur marchandisation. Le système esclavagiste constitue déjà, en soi-même, un véritable » système capitaliste » : le capital y assure la convertibilité universelle des êtres et des choses, des hommes et des animaux. Si l’esclavage des Noirs est un esclavage de » Traite « , c’est précisément parce qu’il repose en grande partie sur la circulation et la conversion de flux importants : capitaux financiers de Hollande ou d’Italie, » bois d’ébène » des côtes africaines, produits des colonies (sucre, indigo, coton
), machines d’Angleterre (cycles industriels du sucre, du coton
), etc. Le caractère massif et génocidaire de la Traite procède, en partie, de son intégration poussée dans le commerce international.
Si l’on se réfère au Code Noir (1685), le code régissant l’esclavage dans les colonies françaises, l’esclave partage le même statut légal que les bestiaux : c’est un bien » meuble » (1). Une fois la poitrine étampée, marquée au fer rouge des initiales du maître, l’esclave est assimilé au bétail de la plantation. Dans les petites annonces des journaux coloniaux, on passe ainsi sans transition, aidé en cela par l’étymologie (2), de la vente d’un mulâtre à celle d’un mulet, du marronnage d’un cheval à celui d’un nègre.
Si la plantation fut bien un laboratoire privilégié pour les » disciplines » (les techniques de dressage rationnelles :Cliquez ici pour lire « Dressage et sélection du bétail humain »
) quelque chose toutefois la distinguait radicalement des autres espaces disciplinaires (camp militaire, manufacture, maison de correction, etc.) : l’exceptionnel dose de violence employée dans le modelage de l’individu. Le pouvoir du planteur se situe en effet à la jonction du pouvoir disciplinaire (fabriquer des corps dociles et utiles) et du pouvoir de » Souveraineté » (le droit de vie et de mort du Souverain, du Roi sur ses sujets). Théoriquement, le pouvoir de faire mourir est un privilège de la justice royale mais, dans la pratique de l’esclavage, le planteur se l’arrogeait avec la complicité d’un pouvoir monarchique peu désireux d’affaiblir l’autorité de son premier représentant auprès des Noirs. Une circulaire officielle du 17ème siècle (Antilles françaises) donnait l’avertissement suivant : » il serait dangereux de donner aux nègres le spectacle d’un maître puni pour des violences commises contre son esclave » (3). Dans les colonies françaises, pour sauvegarder les apparences, la mort de l’esclave supplicié était en général travestie en accident. Dans le pire des cas, le maître risquait une forte amende. Dans la colonie hollandaise du Surinam, le » droit de glaive » des maîtres sur leurs esclaves fut légalisé de façon détournée : » C’est une loi à Surinam, que tout planteur en payant une somme de cinq cents florins, peut mettre à mort un de ses nègres » (4). La discipline esclavagiste constitue donc une discipline paradoxale, une discipline d' » exception » qui renvoie directement au droit » exceptionnel » du maître : son droit de vie et de mort sur ses esclaves. L' » état d’exception » qui règne dans une plantation n’a rien d’accidentel mais, au contraire, tout de nécessaire et de réglé (codes noirs, règlements de police, ordonnances royales
) : il est indissociable de l’espace esclavagiste comme lieu de manifestation de la puissance souveraine du maître.
Comment dire l’esclavage ? Le qualifier de » barbare » ou d' » inhumain » serait encore une façon de l’occulter, une façon d’abstraire, de déréaliser sa violence en la rapportant à une force intemporelle : le » loup » (5) ou le » barbare » (6) qui sommeillerait en nous, toujours prêt à resurgir car jamais totalement dressé ou refoulé. Qu’on laisse donc en paix les animaux, les » barbares » et les » sauvages » ! Les déportations, les massacres, les supplices, les viols, les surexploitations de l’esclavage ne doivent rien à la barbarie ou à la sauvagerie ! Mais au contraire tout à la » civilisation « , à l’action civilisatrice et pacificatrice de l’Occident ; celle-là même que certains de nos parlementaires ont tenté récemment de glorifier
Le système esclavagiste n’est pas une aberration de notre histoire, l’écho lointain de temps archaïques, il est d’une terrible modernité puisqu’en lui se conjuguent la logique de l’exploitation capitaliste, l’extension des mécanismes disciplinaires et l’exercice de l' » exception souveraine » (7) (le droit de vie et de mort du Souverain, du Maître sur ses sujets). La violence » exceptionnelle » du système esclavagiste n’a nul besoin d’être commentée, elle se lit à même le langage colonial, à même les codes noirs, à même les ordonnances et édits royaux, à même les cours du marché des » pièces d’Inde » (nègres), à même les tarifs des bourreaux
Tout est réglé, tout est codé, tout a un prix ! Dans l’imaginaire du vodou haïtien, cet état d’exception a pris la dimension surnaturelle d’une » zombification » : » Aux moindres velléités d’insubordination de la part d’un zombi, tailladez-lui la peau, écrabouillez-lui la chair, brisez-lui les os, écrasez-lui la tête, jusqu’à la plus complète pulvérisation. Ensuite, désaltérez-vous de son sang. » (8)
Dans Surveiller et punir, Foucault montre très bien que le supplice pénal n’est pas l’expression d’une barbarie déchaînée, d’une rage sans loi mais qu’il s’agit au contraire d’un rituel juridico-politique minutieux : » Le supplice est destiné, soit par la cicatrice qu’il laisse sur le corps, soit par l’éclat dont il est accompagné, à rendre infâme celui qui en est la victime; (
) il trace autour ou, mieux, sur le corps même du condamné des signes qui ne doivent pas s’effacer ; la mémoire des hommes, en tout cas, gardera le souvenir de l’exposition, du pilori, de la torture et de la souffrance dûment constatés. Et du côté de la justice qui l’impose, le supplice doit être éclatant, il doit être constaté par tous, un peu comme son triomphe. L’excès même des violences exercées est une pièce de sa gloire : que le coupable gémisse et crie sous les coups, ce n’est pas un à-côté honteux, c’est le cérémonial même de la justice se manifestant dans sa force. «
Au-delà de la volupté de faire le mal, au-delà de la jouissance d’exercer sans retenue sa puissance sur un impuissant, la cruauté joue un rôle essentiel dans tout processus de dressage. Nietzsche l’a décrite comme une terrible » mnémotechnique » : » On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul ce qui ne cessera de faire mal est conservé par la mémoire » (9)
La cruauté esclavagiste a justement pour fonction d’imprimer dans les corps et d’exhiber en permanence la loi de l’inégalité, de la hiérarchie, de la domination. Selon son intensité et les circonstances de son application, la cruauté » magistrale » (du maître) oscille entre violence » orthopédique » et violence » exceptionnelle « . Violence orthopédique quand, par l’usage correctif et systématique du fouet, la cruauté maintient l’individu dans le rang (social et spatial), dans l’enchaînement des opérations, dans le rythme de production. Violence exceptionnelle quand, par l’excès des supplices, elle réactive le pouvoir du maître un instant blessé par l’esclave » criminel » (celui qui transgresse l’ordre esclavagiste en fuyant, en gouttant la canne à sucre, en se révoltant, en sabotant les machines
). La cruauté du maître prend alors l’aspect d’une politique de l’effroi visant à » rendre sensible à tous, sur le corps du criminel, la présence déchaînée du souverain » (10) ; en l’occurrence celle du planteur.
Le supplice qui était une pratique pénale exceptionnelle en Europe devint en terre d’esclavage une pratique ordinaire. Plus il y avait d’esclaves dans une plantation ou dans une région et plus la minorité des maîtres » blancs » recourait à la terreur pour maintenir sa domination. Il faut cependant préciser une chose importante, tous les Européens n’étaient pas esclavagistes ni tous les » hommes de couleur » esclaves. Certains » noirs » et mulâtres affranchis possédaient même des plantations et se montraient tout aussi cruels que les » blancs «
Le vocabulaire de base est celui du fouet, de la flagellation. Lorsqu’on » taille un nègre » proprement, chaque coup doit creuser ou approfondir un sillon dans la chair de ce dernier. On procède habituellement en l’attachant à » quatre piquets « , ou à une » échelle « . Mais on peut également choisir la méthode du » hamac « , la suspension par les quatre membres, ou celle de la » brimballe « , la suspension par les mains. On aura le choix entre des lianes coupantes, des » rigoises » (nerfs de buf), des cordes de chanvre, et toutes les variétés imaginables et possibles de fibres végétales et organiques
« Faire sauter le cul d’un nègre » : bourrer de poudre son conduit anal et y porter le feu.
Le » masque de fer » : fixer sur la tête, au moyen de rivets, un casque métallique ne permettant que de voir et respirer. Punition réservée aux esclaves goûtant la canne.
La » boise » : pièce de bois massive attachée au cou ou aux pieds.
Les » ceps » : fers aux mains et aux pieds.
» Mettre le nègre au sec » : l’attacher à un arbre et l’y laisser mourir de soif et de faim.
La » cage de fer » : » Une cage de fer de sept à huit pieds carrés, à claire-voie, est exposée sur un échafaud. On y renferme le condamné placé à cheval sur une lame tranchante, les pieds portant dans les étriers. Bientôt le défaut de la nourriture, la privation du sommeil, la fatigue des jarrets toujours tendus font que le patient tombe sur la lame ; mais selon la gravité de la blessure et l’énergie du condamné, il peut se relever, pour retomber encore. Cette torture n’a pas de limite fixe et peut durer trois jours. « (11)
Couture de la bouche avec des fils de laiton.
Pendaison par l’oreille clouée.
Application de tisons ardents sur la plante des pieds, le cou, les parties sexuelles du nègre.
Lard fondu ou cire ardente versés sur les flancs incisés du nègre.
Arrachage des dents et des ongles.
Nègre enduit de sucre, enterré jusqu’au cou près d’un nid de fourmis rouges.
Ingestion de force des excréments et de l’urine.
Mutilation ou ablation des parties sexuelles.
Nègre pilé dans un mortier.
Nègre enfermé dans un boucan hérissé de clous.
Négresses violées devant leur mari ou assistant au dépècement à la machette de leur enfant.
Nègre jeté dans la machine à broyer les cannes.
Nègre précipité dans les chaudières à vesou.
Nègre boucané.
Nègre crucifié sur des planches.
Nègre plongé dans la chaux vive.
Pendre : 30 livres
Rouer vif : 60 livres
Brûler vif : 60 livres
Couper la langue : 6 livres
Couper les oreilles et flétrir : 5 livres
Mettre au carcan : 3 livres
Sans commentaire
Aujourd’hui, de nouvelles formes d’esclavage et de marchandisation du corps humain (en particulier les trafics d’organes), beaucoup plus subtiles, beaucoup plus discrètes, se sont mises en place sur une échelle jusqu’alors inconnue. A quoi bon commémorer l’histoire de l’esclavage si nous le laissons proliférer sous nos yeux, au même rythme que la marchandisation effrénée du monde ?
1. cf. article 44 du Code Noir : » Déclarons les esclaves être meubles, et comme tels entrer en la communauté (
) » in Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Louis Sala-molins, éd. PUF, coll. Quadrige, 1987, p. 178
2. La plupart des termes servant à désigner les différents degrés de métissage renvoient à un animal : mulâtre renvoie au mulet, chabin à une variété de moutons à poil roux, capre à la chèvre, etc.
3. Cité par Jean Fouchard in Les marrons de la liberté, p. 114, éd. L’école, Paris, 1972
4. P. 138 de l’édition française (Capitaine au Suriname) de Narrative of Five Years Expedition against the Revolted Negroes of Surinam, Gabriel Stedman, J. Hopkins University Press, Baltimore, 1992
5. Notre inhumaine animalité incarnée par le loup de Hobbes : » Homo hominis lupus » ( » L’homme est un loup pour l’homme « ), cf. Le Léviathan
6. Le barbare c’est l’étranger à la Cité, l’ennemi de la civilisation, le Mongol, le Tartare, le Hun, le nomade qui bouleverse les frontières et sème la désolation
7. L' » exception souveraine se manifeste comme prise sur la vie nue, comme droit de tuer sans avoir à répondre d’un crime, droit de disposer de la vie d’autres humains, d’une vie réduite aux conditions de l’organique, zoe, vie animale, par opposition à bios, vie qualifiée, vie d’individus en société, dotés de droits, d’une condition politique, etc. « , Pour en finir avec la prison, Alain Brossat, p.51, éd. La fabrique.
8. Les affres d’un défi, Frankétienne, p. 9, éd. J-M. Place, Paris, 2000
9. La généalogie de la morale, p. 63
10. Surveiller et punir, p. 60
11. L’isolé soleil, Daniel Maximin, p. 64-65, éd. Seuil, coll. Points, Paris, 2001Cliquez ici pour lire « Le planteur et le sauvage
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