Comparaison des manuels français et africains

Intervention de Jean-Paul Gourévitch,

Responsable pédagogique de l'atelier
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Mon intervention sera divisée en deux mi-temps. Dans un premier temps je m’efforcerai, compte tenu de la mobilité du public qui hier s’est situé entre 47 personnes et 18, de faire un bref compte -rendu de la journée du 26 à destination de ceux qui étaient là pour qu’ils puissent rebondir le cas échéant dans le débat mais aussi à l’intention de ceux qui ne sont venus que le matin,ou l’après-midi ou qui n’ont pu y assister et qui viennent d’arriver ce qui devrait nous conduire à une fréquentation totale d’environ 55 personnes. Dans la seconde mi-temps, suite aux analyses qui ont été faites hier matin sur les manuels africains et hier après-midi sur les manuels français, j’avancerai quelques hypothèses de travail pour permettre à la fois à nos deux grands témoins de réagir et aux participants de donner leur sentiment pendant le débat sur la comparaison et l’impact respectif de ces deux lectures de l’année 1060 à travers les manuels africains et français qui la relatent.

Jean-Paul Gourévitch résume ensuite les interventions de Paul Blanc, de Madame Camara, de Jacques Toubon, d’Huguette Zinsou-Guibbert, de Corinne Larchey-Niccolaï, de Bruno Modica et d’Yves Gourmen qui figurent ci-dessus. Après avoir fait le compte-rendu des débats, il aborde la seconde partie de l’exposé qui est retranscrite ici dans son intégralité.

La première constatation que chacun a pu faire à partir des documents distribués, c’est la différence de cibles ; les manuels scolaires français sont écrits pour des élèves de classes de 3e et de terminales, les manuels scolaires africains sont destinés à des élèves de CM2 et comme on l’a vu, aux enseignants de ces classes. Ce qui pourrait laisser entendre qu’en définitive un élève de CM2 africain en saurait plus sur les indépendances africaines qu’un élève de 3e de collège. En fait pour la France les indépendances africaines sont un moment de l’histoire des relations entre les continents africains et européens qui ne sont eux-mêmes qu’un moment d’une histoire dont la France est le centre alors que pour les Africains il s’agit d’un moment fondateur de leur histoire. C’est pour cela que les Africains l’ont inscrit en fin de scolarité élémentaire, compte tenu du barrage de l’examen d’entrée en 6e qui est en fait un concours qui répartit les vainqueurs en fonction du nombre de places disponibles, et de l’arrêt de la scolarisation des filles dans certaines régions ou Etats de l’Afrique.

La seconde constatation est la différence de contextualisation. Les manuels français insistent sur la progressivité de l’accession à l’indépendance, sur l’Union Française, la loi Deferre, l’action du Général de Gaulle, la transition que constitue le statut de la communauté entre 1958 et 1960 même si certains leaders africains sont cités. La comparaison est principalement faite avec la guerre d’Algérie voire avec des décolonisations réalisées par d’autres Etats de manière moins pacifique.
Les manuels africains vont très en amont de l’indépendance. On met par exemple en avant l’action des intellectuels comme Léopold Sédar Senghor mais on remonte aussi jusqu’à Blaise Diagne, Galandou Diouf, Lamine Senghor. Leur action est replacée dans un contexte de lutte permanente et s’élargit à toutes les formes de décolonisation en Afrique et plus largement à l’émergence du Tiers Monde comme une force jouant un rôle décisif sur la scène mondiale. Cette perspective n’est pas totalement absente des manuels scolaires français comme l’a montré l’analyse qu’Yves Gourmen a faite de l’affiche qui présente côte à côte Nasser et Ben Bella. Mais elle n’est qu’évoquée alors que les manuels scolaires africains visent l’appropriation.

La troisième différence c’est la différence d’analyse. Le regard porté par les manuels scolaires est à la fois rétrospectif et prospectif. On s’intéresse aussi à ce qui s’est passé après les indépendances comme le montrent les manuels Magnard et Hatier pour les classes de 3e. Et le regard, quand il est mondialiste, s’inscrit en perspective de la guerre froide et de l’histoire d’avant les indépendances.
Dans les manuels africains, l’accent est mis sur la participation active des Africains (manuel INDRAP) et sur la fête que représente l’indépendance (manuel de Côte d’Ivoire). On s’interroge beaucoup moins sur ce qui s’est passé après. En schématisant on peut dire que dans les manuels français, l’indépendance a été accordée aux Africains et on se demande si cela n’a pas été fait un peu vite ; et que dans les manuels africains elle a été conquise et que la suite ne regarde que chaque pays.

Pourtant les oppositions ne doivent pas être poussées à l’extrême. Dans les deux catégories, il y a des documents (parfois les mêmes) comme la dénonciation par Senghor du « nègre africain ») des photos et parfois les mêmes (Senghor, Houphouët-Boigny), un appel aux élèves pour qu’ils analysent eux-mêmes les documents proposés et construisent leur propre vision de cette époque ce qui m’amène à une série d’interrogations plus larges.

> Comment séparer les faits, les évènements, les documents, les cartes, de l’aspect émotionnel que revêt toute accession à l’indépendance aussi bien pour ceux qui la vivent dans la joie de la liberté que pour ceux qui à ce moment quittent le pays pour revenir en métropole ?

> Les indépendances c’était il y a 50 ans et la tendance est naturellement de regarder dans le rétroviseur et d’analyser les indépendances à la lumière de ce qu’est l’Afrique aujourd’hui ou de ce qu’on croit qu’elle est. Dans ce regard comment échapper à une vision manichéenne qui oppose une Afrique de souffrances (misère, migrations, maladie, exploitation des richesses, guerres tribales ou religieuses) et une Afrique de promesses (le continent dont le sous-sol est le plus riche, qui est le plus accueillant, le plus fascinant, le plus jeune, le plus débrouillard) ? Comment échapper aussi à la conséquence de ce manichéisme qui est la recherche d’un bouc émissaire : colonialisme ou néocolonialisme, corruption, dictature, intangibilité des frontières, mondialisation, islamisation, FMI, dette ?

> Comment raconter l’histoire des indépendances aux Africains de France issus de l’immigration qui représentent aujourd’hui entre 14 et 15% de l’effectif scolaire puisque la communauté maghrébine enfants compris représente en métropole 3,4 millions d’habitants et la communauté d’Afrique subsaharienne 2, 4 millions, que cette population est en augmentation tant du fait du solde migratoire que du différentiel de fécondité notamment pour les populations originaires de l’Afrique subsaharienne ?

> Comment faire circuler une véritable information, sachant qu’un manuel scolaire n’est jamais qu’un outil ou une mémoire parmi d’autres, qu’il vient en concurrence avec d’autres medias, avec la rumeurs, que les contenus sont naturellement filtrés ou instrumentalisés par ceux qui les utilisent, alors que l’Afrique est un lieu d’affrontement idéologique qui touche aussi bien la France que celle des autres puissances occidentales, des Etats-Unis, de la Chine, de l’Inde, de la Corée…

C’est la tâche à laquelle nous nous sommes engagés dans le cadre du Partenariat Eurafricain. Chacun sait que ce n’est pas facile. On est toujours ignoré par les uns, ostracisé par les autres et instrumentalisé par les troisièmes qui ne retiennent de votre analyse que ce qui conforte leurs opinions. Mais peut-on se satisfaire d’un fossé qui ne fait que s’élargir entre une Afrique qui est deux fois plus peuplée et dix fois moins riche qu’une Europe dont elle n’est séparée que par quelques dizaines de kilomètres et quelques heures de bateau ou d’avion ?

///Article N° : 10119

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