Intervention du grand témoin n°1 : Loïc Hervouët

Directeur de l'Agora Internationale

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Drôle d’idée, de demander à un journaliste d’être « grand témoin », au terme de cette rencontre savante, précise, et documentée. On ne vous fera pas le poncif du journaliste « historien de l’instant »: la production journalistique revêt hélas de moins en moins les caractéristiques d’une démarche avérée et opposable aux tiers témoins. Mais ceci est une autre question…
Donc je vais avouer, pour dire « d’où je parle« , trois ou quatre raisons qui m’ont fait accepter ce rôle inattendu :

– l’amour de la pédagogie, puisque j’ai créé et dirigé des structures de formation de journalistes en France et travaillé avec de telles structures en Afrique notamment

– le goût du dialogue, puisque ma carrière journalistique s’est terminée comme médiateur, dans un média français un peu connu en Afrique, RFI

– la pratique des échanges en Francophonie, puisque j’anime la revue Année francophone internationale, qui a précisément consacré dans son dernier numéro un dossier spécifique au cinquantenaire des indépendances africaines

– la soif jamais comblée de comprendre, ou d’essayer de comprendre l’inter-culturalité, comme quarante années de compagnonnage intime avec Madagascar, en particulier, m’ont donné la passion de persévérer dans une recherche jamais achevée.
Voilà. Comme dans les interminables et rituelles excuses des kabary traditionnels malgaches, je vous ai longuement dit pourquoi je n’avais aucune qualité pour parler ici, ce qui ne va évidemment pas m’empêcher de le faire.

Rappelons donc la question :
« Une mémoire commune ou, au minimum, une histoire décomplexée des indépendances et plus largement des relations franco-africaines est-elle possible ? »

La réponse est oui. Quatre fois oui. Oui parce que nécessaire. Oui parce que désormais envisageable. Oui à certaines conditions. Oui puisque d’autres ont ouvert la voie.

I. – Oui c’est nécessaire.
Il suffit d’avoir mesuré et vécu les ravages des non-dits, des ambiguïtés de langage ou de comportement, à Madagascar ou ailleurs, pour en être convaincu. Acculturation, mésestime de soi du côté du colonisé font le pendant aux préjugés, aux certitudes des puissants du côté du colonisateur (6.104.014 Malgaches au 1er janvier 1964 selon l’expert blanc, on appréciera le 14…).
Même le « décivilisé » de Charles Renel (1), Européen rousseauiste tentant de se fondre dans le paysage exotique malgache dès 1923, ne peut partager ni comprendre totalement la condition du colonisé. Même le « décolonisé » est resté un « décivilisé » dans trop d’esprits.
Il n’y aura pas de relation renouvelée, équilibrée, créatrice, entre la France et l’Afrique, entre les Africains et les Français, sans l’inventaire
– détaillé mais pas uniquement pointilliste,
– contradictoire mais pas nécessairement agressif,
– commun mais pas forcément univoque, sans l’inventaire donc, de cette histoire partagée.
La tâche est nécessaire.

S’agissant de la Françafrique, il est urgent et nécessaire de « décoloniser les esprits« , proclame Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde Diplomatique, et auteur de L’Afrique au secours de l’Occident (2).
L’absolue nécessité de ce travail est attestée encore par les mots figurant en sous-titres du livre d’Alexandre Gerbi publié en 2006 chez L’Harmattan, sous le titre Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (3). Même si les thèses de son club « Novation franco-africaine » prêtent à controverse, les sous-titres témoignent des enjeux du propos : « Impostures, refoulements, et névroses ».
Le chercheur congolais Anicet Mobe demande pour sa part : « Que savent les Africains, les Belges ou les Français de 20/45 ans sur l’histoire coloniale réelle de leurs pays, alors que celle-ci affecte encore tellement les relations entre leurs nations ? »
Le « sursaut africain » que Pierre Kipré, historien, ambassadeur de Côte d’Ivoire, appelle de ses vœux, ne peut se passer de la connaissance d’une histoire partagée, pour laquelle il appelle à la rescousse un autre historien ivoirien, Christophe Wandji : « Se développer, c’est d’abord prendre conscience de soi, c’est-à-dire se situer dans le monde d’aujourd’hui, et se situer par rapport à son passé. »
L’historien camerounais Achille Mbembe, formé à Paris, enseignant aux Etats-Unis puis en Afrique du Sud, appelle dans son dernier et récent ouvrage (4) à en finir avec « la puissance du simulacre » qui s’est mis en place lors des indépendances, et « l’impuissance à écrire une histoire commune à partir d’un passé commun« …
Un proverbe dit : « Tant que les lions n’auront pas leur propre historien, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur »… Il est donc légitime que les Africains s’approprient par eux-mêmes, sans tutelle, leur propre mémoire historique : on l’a trop souvent fait pour eux. Cela ne les autorise pas à occulter les points de vue des autres, mais on ne peut faire table rase du passé que si on l’a compris dans toutes ses dimensions, digéré et assimilé.
Je conclus ces propos sur la nécessité d’une nouvelle visite approfondie et plurielle de l’histoire franco-africaine par cette réflexion visionnaire d’Alioune DIOP, le fondateur de la revue Présence africaine, dont nous fêtons cette année le centième anniversaire de la naissance : « Assumer l’histoire telle qu’elle est, pour le meilleur et pour le pire, c’est la seule façon réaliste de regarder le passé sans nostalgie, de vivre le présent sans amertume, d’envisager le futur avec détermination. »
II. – Oui c’est désormais envisageable.
1. Le temps a fait une partie de l’ouvrage. Anecdote.

Lorsque Jacques Chirac arrive à Majunga le 21 juillet 2005, voulant faire acte de repentance, il évoque « les périodes sombres de l’histoire commune » (il s’agit bien entendu de 1947), « le caractère inacceptable des répressions« , et « le travail de mémoire » à poursuivre. A quoi le président Ravalomanana réplique qu’il préfère regarder vers l’avenir, qu’il n’était même pas né à ce moment-là, mais seulement en 1949 deux ans après !
Marc Ravalomanana avait tort d’ignorer la mémoire de son peuple, en quelque sorte d’insulter son histoire. Il n’aide pas ainsi à évacuer le sentiment de frustration et à surmonter l’incapacité de parler de 1947, caractéristique de la vie publique malgache jusqu’à aujourd’hui.
Car il ne s’agit pas de pertes et profits, il ne s’agit pas d’oubli. Il s’agit d’une modification des termes des échanges. Les générations nouvelles qui se parlent ne le font plus d’abord en termes de justification (« les fils n’ont pas à justifier les pères« ), ou en termes d’accusation (« les victimes n’ont pas à faire payer les fils« ).
Anicet Mobe, déjà cité, professe que cinquante ans après les indépendances, le moment paraît propice pour que les universitaires des pays concernés, au Nord et au Sud, brisent les pesanteurs idéologiques et rendent possible l’écriture et l’enseignement de l’histoire coloniale.

2. L’équilibre des savoirs a fait le reste. Constat.

Aujourd’hui, un chercheur historien africain ou malgache n’a plus à demander l’autorisation, la permission, ou la consécration à son homologue ex-colonisateur. Il l’a acquise par son travail, la valeur de ses propres travaux, et le nombre des compétences autochtones reconnues au-delà des mers ne cesse de croître.
Le chercheur africain est entré dans l’histoire. Il a la même reconnaissance que le chercheur occidental, et plus même souvent, l’avantage du terrain.
Ceux qui en douteraient, dans le grand public, peuvent avec profit découvrir la richesse des liens qu’on peut suivre à partir du seul site www.histoire-afrique.com

3. La francophonie est un atout. Conviction.

Qu’elle ait été imposée ou qu’elle soit considérée comme « prise de guerre », la langue française est une arme de compréhension massive. Elle est largement partagée dans toute sa subtilité, on allait dire dans son intimité, élargissant ainsi la voie des compréhensions possibles, éliminant ainsi bien des risques d’incompréhensions de pure forme. Les « bras armés » de la Francophonie institutionnelle, Agence Universitaire de la Francophonie en tête, sont de puissants relais pour la mise en œuvre, et la garantie de la qualité scientifique.
III. – Oui il faut remplir certaines conditions.
On aurait pu se contenter de citer la belle devise de l’institution qui nous accueille, l’Académie des Sciences d’outremer : « savoir, comprendre, respecter, aimer« . Mais développons tout de même ces conditions, arbitrairement organisées en douze idées, d’inégale valeur et parfois même partiellement contradictoires :

1 – le respect des partenaires. Mesurer le poids des mots, le choc des formules. Alioune DIOP cite le double postulat qui préside à un dialogue fécond : l’acceptation de la différence, et la reconnaissance de l’égalité des partenaires.

2 – l’acceptation de la pluralité des perceptions d’une même réalité, de la pluralité des points de vue sur un même événement, parce que les acteurs et témoins sont multiples, parce que les événements sont complexes, non univoques.

3 – la recherche éperdue de l’objectivité 
: un point de vue distancié, le détachement méthodologique, l’isolation des conflits d’intérêt, la tension vers l’impossible vérité; pour autant le refus de la relativité, le refus de confondre, comme pour la température en météo, l’histoire réelle et l’histoire ressentie, tout en comprenant que l’histoire ressentie fait partie de l’histoire réelle, de même que la rumeur, même fausse, fait partie de la réalité.

4 – l’acceptation de l’apport du « flou »:laisser une certaine place à l’imprécision maîtrisée évitant les faux conflits; laisser sa chance à l’approximation globalement juste face à la précision parfois arbitraire; admettre les « impasses » provisoires sur des sujets non encore suffisamment élucidés ou élucidables. La sagesse de Madagascar a inventé de ce point de vue les mots contradictoires en eux-mêmes, du type « lavatra akiky » (« ni près ni loin », « à la fois près et loin »), ou encore pour qualifier les classes moyennes « tsy ambany tsy ambony » (« ni en haut ni en bas ») : sans être précis, on voit bien de quoi il s’agit, et dire « loin » ou « proche », ou dire « en haut » ou « en bas » aboutirait nécessairement à choisir quelque chose de faux.

5 – le refus de juger hier à l’aune de ce qu’on sait ou vit aujourd’hui, le refus de chercher, non à comprendre, mais « à avoir eu raison dans le passé  » (Benjamin Stora), le refus de l’instrumentalisation des savoirs.

6 – l’acceptation de la recherche d’une histoire « globale », la mise en œuvre de la pluridisciplinarité, comme dans la monumentale Histoire générale de l’Afrique en huit tomes (5) publiée par l’Unesco depuis les années 70.

7 – la maîtrise des émotions, sans aseptiser les souffrances, mais sans se laisser submerger par elles, sans occulter le caractère humain de l’histoire humaine, mais sans la ramener à l’anecdotique ou aux seules facilités du storytelling.

8 – le refus des concurrences mémorielles entre douleurs opposées, celui qui a le plus souffert, celui qui a le plus fait souffrir; le refus des polémiques réellement subalternes pour savoir qui, de Foccart ou de Papamadi, a le plus servi la Françafrique, débat qui constitue plus un enjeu de politique intérieure française qu’un sujet de recherche historique.

9 – la mise en œuvre de pré-requis, chez les apprenants d’histoire : une revalorisation des enseignants égale à la dévalorisation des manuels; une initiation à la culture critique, à la lecture critique des médias, à l’analyse de l’image, tous objectifs poursuivis par les actions de « presse à l’école »; bref la propagation de la culture du doute, de l’inquiétude méthodologique, la formation à « apprendre à apprendre l’histoire »

10 – le coup de pouce au destin : ce n’est pas succomber au mythe de l’homme ou de la femme providentiel (le) que d’en appeler à des engagements d’êtres exceptionnels et motivés, rendant possible ce travail de mémoire partagée par une volonté décisive comme l’ont fait De Gaulle et Adenauer, Kohl et Mitterrand, avec éclat, en forçant l’histoire à aller plus vite qu’il était probable.

11 – l’humilité comme méthode au service d’une grande ambition: il faut, en particulier pour traiter « les questions socialement vives », une éthique de comportement à la manière des ambitions affichées par le quotidien Ouest-France pour traiter des faits divers : « dire sans nuire », « montrer sans choquer », « témoigner sans agresser », « dénoncer sans condamner ».

12 – l’équilibre dans la conception des écrits et des manuels, entre la volonté de faire et dire du neuf, et celle de garder des repères anciens pour rassurer le lectorat, en acceptant une prise en compte en temps réel des acquis de la recherche historique.

IV. – Oui d’autres ont montré la voie
– Stora et l’Algérie. Outre ses propres recherches et son livre La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, publié en 1991, qui a marqué les esprits, il a plus récemment coordonné avec Mohammed Harbi un ouvrage sur la guerre d’Algérie rassemblant les contributions d’historiens Français et Algériens (6)

– Sylvain Urfer et Patricia Rajeriarison, combattant ensemble les Idées reçues (7), les choses crues sur Madagascar, aussi bien l’héritage de la période coloniale que les controverses sur les événements de 1947, leur déclenchement, le nombre des morts. Décrivant la « reny malala« , la mère chérie du temps de Gallieni, et rappelant la forte prégnance du proverbe malgache « On ne repousse pas du pied la pirogue qui vous a fait traverser ! »

– le livre d’histoire franco-allemand sur la seconde guerre mondiale. Tristan Lecoq, directeur du Centre international d’études pédagogiques (CIEP) de Sèvres, Inspecteur général de l’Éducation nationale (histoire géographie) et professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris Sorbonne explique dans la genèse de cette réalisation : « Les divergences de vision quant à l’histoire elle-même constituaient le dernier obstacle. Les débats ont porté notamment sur la période coloniale, la montée des extrêmes entre les deux guerres, ou la perception du communisme. Dans le manuel, les encadrés intitulés « Regards croisés » se font d’ailleurs l’écho de ces discussions. « Et Tristan Lecoq d’insister sur « la valeur symbolique de cette initiative. Il faut se souvenir que la Première guerre mondiale par exemple a été terrible sur le plan humain en France et en Allemagne. Des générations entières ont été détruites. À la fin de la guerre, c’en était fini de l’Europe ! La France et l’Allemagne montrent ainsi l’exemple et créent un précédent. Ce manuel existe en tant qu’objet concret de l’amitié franco-allemande. Ce projet éditorial a remis à sa façon l’humanité au premier plan. Il a permis de développer une vision non antagoniste des pays en présence, une vision acceptable, apaisée, dépassionnée du passé. » Enfin, il livre les clés de la possibilité d’une telle démarche : « Verra-t-on un jour la publication d’un manuel russo ou germano-polonais, tchécoslovaque, franco-roumain ou franco-algérien ? Toutes les conditions ne sont jamais vraiment totalement réunies pour ce type de travail en commun. Pour que ça marche, il faut s’appuyer avant tout sur la jeunesse (la demande peut venir de là, comme ça a été le cas pour le manuel franco-allemand), les politiques (pas de projet de ce type sans volonté politique) et les historiens (le travail de rapprochement qu’ils peuvent opérer est déterminant). »

Au cœur de notre cible enfin, le programme de recherche universitaire franco-malien lancé en 2005 sous le titre « Regards croisés France-Mali » pour lire l’histoire commune et ce qu’elle a engendré de part et d’autre comme représentations réciproques est exemplaire dans sa définition même : « Il ne s’agit ni de construire une histoire officielle, ni de gommer les conflits ou les malentendus de l’histoire. Cette volonté de ne pas écrire une histoire manichéenne ou stéréotypée, mais bien au contraire d’en prendre en compte toutes les complexités, implique de tenir compte de la multiplicité des regards dans un sens comme dans l’autre. » Cette expérience a donné lieu à un premier et imposant ouvrage de 584 pages (9) publié en 2005, à la fois, et c’est tout un symbole, par les Editions Donniya à Bamako, et les Editions Karthala à Paris.

Pour conclure, et reprenant l’un des slogans de la première République indépendante de Madagascar en 1960, j’appellerai les historiens et toutes les parties prenantes au travail concret, vite, dès que possible : « Asa fa tsy kabary »: des actes, pas des paroles !

(1) Le décivilisé, Charles Renel, collection Le Roman colonial, Editions Grand Ocean, 214 pages, Paris 1998,
(2) L’Afrique au secours de l’Occident, Anne-Cécile Robert préface de Boubacar Boris Diop, Editions de l’atelier, 2004, 158 pages (poche 2006)
(3) Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine, Alexandre Gerbi, L’Harmattan, 204 pages, Paris 2006,
(4) Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Achille Mbembe, La Découverte, Paris, 2010, 148 pages,
(5) Histoire générale de l’Afrique, Joseph Ki-Zerbo et Unesco, huit volumes
(6) La Guerre d’Algérie – 1934-2004 La fin de l’amnésie Benjamin Stora et Mohammed Harbi, Robert Laffont, Paris 2004, 728 pages,
(7) Idées Reçues, Madagascar, Editions Le Cavalier Bleu, Paris, mars 2010, 128 pages,
(8) Manuels d’histoire de terminale (2006), première (2008) et seconde (2009), Editions Nathan, Editions Ernst Klett
(9) Regards croisés France-Mali, GEMDEV, Université du Mali, préface Christian Connan, 584 pages, Karthala 2005
///Article N° : 10126

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