« Dans le post-colonialisme, il y a l’enjeu du décentrement »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Abdelwahab Meddeb

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Dans un précédent entretien (Africultures 13, déc. 1998), Abdelwahab Meddeb en appelait à la levée du refoulé de l’africanité au Maghreb. Il appelle ici en écho à la méditation sur le temps colonial par la réflexion post-coloniale.

Pourquoi le concept de post-colonialisme, très étudié aux Etats-Unis, n’a-t-il pas rencontré un tel succès en France et dans le monde européen ?
Cela me paraît très simple. Penser le post-colonialisme en France devient quelque chose de refoulé, qui appartient à l’inconscient. Je crois que la raison principale est que cela exige forcément un redéploiement de votre propre hiérarchie. A la place du post-colonialisme, on a inventé la francophonie, devenue une francophonie académique et officielle. Dans le cadre de la francophonie, on continue de fonctionner dans le topos centre/périphérie – la France étant le centre et l’origine de la langue et du pouvoir qui octroie, et la périphérie n’étant là que pour recevoir. La notion de post-colonialisme implique la destitution du centre, l’idée même de centre se trouve dissoute. En France, on est hanté par une chose que les Arabes connaissent bien – c’est pourquoi, appartenant en tant qu’Arabe à une entité de très vieux destitués, je vois ça avec beaucoup de malice : la peur de la destitution.
En France, un concept très courant est le néocolonialisme. Est-ce que cette notion ne regroupe pas celle du post-colonialisme ?
Je ne sais pas. Les mots qui ont cours en France à la place du post-colonialisme, c’est la décolonisation qui est un temps historique déterminé, hanté par le néocolonialisme. Alors que dans le post-colonialisme, il y a le très grand enjeu du décentrement.
Les Français reprochent aux Américains la méconnaissance de l’histoire de l’Afrique. On dit qu’on ne peut pas parler du post-colonialisme tant qu’on n’a pas fini de méditer et de réfléchir sur ce qu’a été le colonialisme. Est-ce que vous partagez cet avis ?
Il est vraiment temps de penser le colonialisme d’une manière très forte et ce n’est pas fait. Le travail a peut-être été fait dans les laboratoires de recherche mais ce n’est pas un sujet pour la nation. L’holocauste est un sujet pour la nation, le colonialisme non.
Je pense en effet à un texte de Todorov dans L’Homme dépaysé où il écrit qu’il est assez paradoxal que l’holocauste, une période très courte dans l’histoire de France, fasse l’objet de réflexion alors que le colonialisme – il prend le cas de l’Algérie – n’est pas pensé.
Il n’est pas proposé à la méditation pour la nation. Le post-colonialisme implique forcément, dans le même mouvement, la méditation sur le temps colonial. Et notamment ceci : l’entreprise coloniale était perçue comme une entreprise humaniste et civilisatrice et pour cette raison, c’était une affaire de la gauche et non de la droite. Dès 1834, on trouve un passage significatif dans Le Miroir de Hamdan Khodja. Le livre ne vaut que pour un paragraphe. Quatre ans après l’expédition d’Algérie, l’auteur écrit :  » Vous êtes en train de tuer un pays constitué, avec son histoire, sa population, sa diversité. Vous êtes en train de contrevenir à vos principes de liberté, d’égalité, de souveraineté – ils ne peuvent s’appliquer à un tel geste. Vous êtes en train d’aider en Europe à la naissance de nations qui n’existent pas encore (Grèce, Pologne, Belgique) et vous venez pour annuler une entité déjà constituée ?  » Nous avons affaire à ce que j’ai appelé l’aporie, c’est-à-dire l’écart gigantesque qu’il y a entre les principes des Lumières et l’acte colonial. C’est un argument très précoce et qui sera celui-là même des nationalistes des années 30-40-50 : retourner les principes français contre la France elle-même.
En même temps, vous avez écrivez dans le texte qui ouvre les numéros 5 et 6 de votre revue Dédale consacrés au Postcolonialisme qu’au résultat, la nuance entre ceux qui prônent l’universel et ceux qui estiment que « toi c’est toi et moi c’est moi » est très mince…
Ce sont deux traditions très différentes, le modèle anglo-saxon et le modèle français. La tradition française prône que son modèle est le modèle universel et qu’elle apporte ce modèle au monde. Dans ce texte, c’est en fait le face-à-face qui peut être représenté par deux personnalités quasi contemporains, Jules Ferry et Kipling. Ferry jure sur l’universalisme tandis que Kipling écrit que « moi c’est moi et toi c’est toi » et nous ne pourrons jamais être le même. Mais finalement, oui, le bilan est plus ou moins identique.
Mais le bilan est plus ou moins identique.
Finalement, oui.
Dans ce texte, vous parlez aussi de la photo. Qu’est-ce qui justifie la présence de la photo par rapport à ce concept de post-colonialisme ?
La photographie est un art majeur. Il a été traité d’art pauvre, mais il a eu un effet peut-être dévastateur pour la peinture parce qu’il a attenté presque définitivement à la tradition de la mimesis, la tradition occidentale. Pour moi, la photo est un art profondément mystique puisqu’on manipule la lumière, les ténèbres, et puis il y a ce miracle extraordinaire de capter une fraction infime du temps et de la retenir. On est presque dans un rapt mystique. Le deuxième élément majeur de la photo, c’est que de la manière la plus fortement mimétique, c’est un document de ce qui est révolu. On peut avoir de visu ce que fut une société dans un état qui n’est plus le sien.
En même temps vous dites que vous n’avez pas de nostalgie du passé.
Le temps a fait son œuvre et a déjà sélectionné. Ce qui nous reste du passé paraît dans ses vertus. Mais il y a aussi des choses qui se passent sous nos yeux et qui nous impressionnent. Je ne fonctionne pas sur l’idée que le passé c’est bien et le présent affreux. Le présent est plus hétérogène. Je tiens à être dans l’époque mais en même temps je ne troque pas le passé. Il me plaît de dire que j’ai l’âge d’un texte littéraire, quel qu’il soit, qui continue à me parler et avec lequel je peux dialoguer… Je prends l’âge de ce texte.
La graphie et la plastique sont très présentes dans vos textes. Est-ce un passion personnelle ?
Probablement la chose la plus importante dans la tradition islamique, c’est ce que j’appellerais l’être esthétique. Malheureusement, l’islam actuel est coupé de cela. Quand j’étais enfant, une grande partie de ma famille vivait dans la médina. Je visitais des mosquées avec mon père. C’était une enfance au cœur de la beauté. Vers l’âge de 17-18 ans, lorsque je découvrais les auteurs français comme Diderot, Baudelaire, Apollinaire, Proust, je découvrais chez tous ces auteurs la passion de la peinture et de l’art, mais je ne disposais que d’illustrations. Peut-être une des raisons de mon expatriation, c’était d’aller vers les oasis de peinture. En arrivant en Europe, j’ai changé mes études de lettres en études de l’histoire de l’art. Ce n’était pas pour devenir historien de l’art, mais pour combler cette absence et ce manque.

Maître de conférences en littérature à l’université Paris X, Abdelwahab Meddeb est également traducteur de l’arabe classique et rédacteur en chef de la revue Dédale. Il est surtout connu comme romancier, avec notamment : Talismano (Christian Bourgois 1979), Tombeau d’Ibn Arabi, (Noël Blandin 1987), Le Bâton de Moïse (Génération 1989), La Gazelle et l’enfant (Actes Sud), Blanches traverses du passé (Fata Morgana 1997), Aya dans les villes (Fata Morgana 1999). Il anime l’émission Cultures d’Islam sur France Culture chaque dimanche matin à 7 h 30.///Article N° : 1362

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