Six compagnies dont trois ivoiriennes : les prestations danse du Masa 2001 furent limitées en nombre et en diversité géographique. Ce qui n’excluait pas de très belles prestations.
Les compagnies absentes ont été officiellement présentées comme empêchées par des tournées extérieures. Cela ne suffisait pas à expliquer le vide laissé par les compagnies sud-africaines, qui avaient prouvé leur qualité au dernier Masa (cf Africultures 18) et raflé deux des trois prix décernés aux Rencontres de Tananarive (cf Africultures 25). Leur frilosité à participer fut sans doute aussi au diapason des déclarations de Nelson Mandela sur les dérive xénophobes en Côte d’Ivoire.
Force est de constater que les spectacles sélectionnés à Abidjan sous la houlette de la journaliste ivoirienne Agnès Kraidy n’atteignaient pas l’épure, la subtilité, l’humour et l’extrême inventivité des ces compagnies. Ils furent pourtant très bien accueillis par le public, il est vrai plutôt enclin à applaudir la performance technique voire acrobatique. Tension bien connue entre l’énergie démonstrative qui impressionne et la retenue qui donne le ton juste pour convaincre et déclencher l’émotion
Egalement absente, le Théâtre de la Danse de Tunis, qui semble représenter à elle seule la danse contemporaine maghrébine, avait déjà été vu à Tananarive, comme l’avaient été les Cies Sylvain Zabli (Côte d’Ivoire), Rary (Madagascar) et Kongo ba Tiera (Burkina Faso).
Malgré la poursuite du travail amorcé depuis quelques années dans une plus grande créativité dans l’utilisation de la musique live, des éclairages, des costumes et de la scénographie, nous n’avons donc pas vu de nouveaux langages chorégraphiques à Abidjan, hormis peut-être l’impressionnant travail du Ballet Tieri de Brazzaville. Le regard critique d’Ayoko Mensah aurait pu déceler les évolutions et les progrès mais elle fut empêchée en dernière minute de participer à ce Masa. On trouvera donc ci-après quelques notes personnelles complétées par les interviews de la plupart des chorégraphes. De ces entretiens ressort comme un leitmotiv la difficulté de création face au manque de moyens et de structures de formation, qui tranche avec l’immense ténacité développée par les chorégraphes et les danseurs. C’est aussi cette énergie que communiquent ces spectacles et qui contribue incontestablement à leur qualité.
Avec douze artistes en scène, le Yelemba d’Abidjan présentait « Katana » sur une chorégraphie de Nathalie Ouattara. Le Yelemba a la pêche ! Un large sourire aux lèvres, des djembés qui se répondent avec maestria, des balafons qui font voltiger les danseurs, lesquels s’assemblent en cercle pour un spectacle énergique de frénétiques percussions
Un masque crache de la fumée et du feu, les costumes sont chatoyants et les coiffes en plume. Ce n’est pas vraiment de la création contemporaine mais c’est une vraie fête africaine dont l’aspect délibérément folklorique est atténué par la qualité et la vitalité de la prestation.
Notons que comme à chaque Masa, le village Ki-Yi animé par Were Were Liking présentait en « off » la « Kyve 2001 », biennale des arts vivants, avec les spectacles issus du travail fait au village toute l’année. On notera l’impressionnante prestation des classes enfants et jeunes, les Demissenws 2001 et le Wanda Yi 2001, lesquels ne se retrouvent plus qu’à 10 mais manient avec brio la danse et la percussion.
C’est plutôt l’ambiance inverse qu’installait la Compagnie Klozaï (Côte d’Ivoire) avec « Mhoudney » (éteindre le feu) sur une chorégraphie de Klohouaon Nessémon Edith et Zinaida Makirda Carole. Deux femmes pleurent et tremblent, laissant échapper d’insistants gémissements, le visage crispé par l’expression de la supplication. Leur danse est démonstrative, déchirement cherchant à se résoudre dans une harmonie retrouvée entre le corps et le combat intérieur pour une conscience au monde. Sur fond de synthétiseur, de flûte ou en silence, une tension s’installe que la symétrie de la danse et la puissance des mouvements renforce. Les deux danseuses lancent finalement leur poing vers le ciel avant de le ramener vers le ventre puis vers l’avant : un dénouement de la dualité dans la détermination. Elles ont éteint le feu brûlant en elles, mais pas celui qui les fera aller de l’avant. Un spectacle fort mais dont le pathétisme dérange, l’exploitation extrême d’une volonté d’exprimer les douleurs contemporaines finissant par tuer l’émotion que l’on voulait communiquer.
Même ambiguïté dans la chorégraphie de Sylvain Zabli (Côte d’Ivoire, cf entretien) appelée « Monné » (souffrance, amertume, déception en malinké), marquée par l’influence de ses maîtres Souleymane Koly et Rokiya Koné. Par groupes de deux, trois ou quatre, les danseurs, des hommes et une femme, s’affrontent comme des bandes de cité sous les applaudissements du public. Torse bombés, sur une musique synthétique rythmée, ils esquissent en un parfait ensemble des mouvements synchrones. Puis, vêtus d’habits de ville, jettent des projectiles et profèrent des invectives envers deux hommes en tenue traditionnelle. « Les entrailles sont lasses de colère et de douleur », indiquent les deux hommes. La scène est lieu de travail sur soi, de deuil, de renaissance. La danse se fait plainte où l’on se tape sur le corps, où l’on tourne sur soi-même sur fond de guitare et de murmures. Une force nette émane de cet ensemble de corps d’hommes aux troncs et membres enlacés de rubans noirs, celle d’une exigence de paix. La sueur perle autant que les brillants dont ils se sont enduits. « De quel esprit s’agit-il ? C’est de vous qu’il parle, c’est de nous qu’il parle », poursuit le texte. A force de galipettes et de sauts, la scène devient peu à peu le lieu de la réconciliation.
Le spectacle laisse une impression contrastée entre la force exercée par les symétries mises en jeu et le sentiment de retrouver de vieilles recettes : les récitatifs déjà mis en uvre par Nsoleh, les scènes de banlieue et les ensembles que mettaient en scène Souleymane Koly il y a déjà bien longtemps
Entre la recherche de nouvelles expressions pour exprimer les souffrances du temps présent et la volonté de plaire, la porte de la création reste étroite.
Dans le même ordre d’idée, la Compagnie Kongo-ba Teria (Burkina Faso) tente une chorégraphie de la traite négrière : « Frères sans stèles », de Souleymane Badola, dit Solo (cf entretien). Les corps se plient, se recroquevillent, se contorsionnent, s’envolent aussi, en de grand mouvements symétriques pour être séparés ensuite, tant la traite savait isoler chacun de la communauté et en lui-même. Les tambours d’eau (calebasses retournées sur l’eau) résonnent de rythmes profonds et graves, tandis qu’un danseur se saisit du crâne d’un autre, le traîne et le malaxe, alors que le troisième brasse l’air en de frénétiques mouvements.
Illustrant ce que les êtres humains peuvent se faire entre eux, les crânes sont pris pour cible, broyés dans l’enchevêtrement des corps, deux danseurs tapent sur le troisième, le transportent comme enchaîné et le jettent à la mer
Rarement redressés, plutôt repliés, mais soudés en une grouillante unité.
La plainte d’un arc musical rend un son strident, puis s’installe le silence tandis que les trois danseurs se pressent l’un contre l’autre. Les corps couverts de sueur font jouer les musculatures en contorsions de travail dans les plantations, les ventres se creusent, les torses se bombent, les bras s’écartent et occupent l’espace. Les corps sont saisis de tremblements, s’appuient les uns sur les autres, tête sur les épaules, en des maternités où bras, têtes et troncs s’entrelacent et restent accouplés tandis que le troisième danseur s’active, isolé. La chorégraphie est saccadée, chaque danseur réalisant un enchaînement pour se figer dans une figure. Ce jeu de l’immobilité et du mouvement dessine une géographie de l’incommunicabilité et de la relation. Celle-ci est occupation de l’espace, mouvements volontaires, déplacements, poussée et alterne avec le repli sur soi, couché au sol.
Les trois corps suants et leur danse en force donnent la mesure de l’intensité du vécu des esclaves, communication physique de leur drame. La salle résonne d’émotion et ovationne. Sans doute la danse est-elle le moyen le plus approprié pour rappeler les souffrances physiques et morales et la tentative de Kongo-ba Teria est en cela une vibrante réussite.
Témoin de la diversité culturelle et géographique africaine, la Compagnie Rary de Madagascar proposait une toute autre approche de la danse avec Mpirahalahy Mianala (« plusieurs qui forment un seul ») sur une chorégraphie de Ariry Andriamoratsiresy (cf entretien). Un danseur est suspendu à un cadre en bois qui deviendra le refuge et la source où se regrouperont les danseurs. Des corps recroquevillés s’éveillent peu à peu, rampent lentement, tandis que leurs mains sur le dos signalent une tentative de vie. Animés de mouvements aquatiques, les danseurs marquent une pause pour des tableaux statiques un peu esthétisants. Une convergence animale s’instaure, araignée, crapaud, poisson, en un monde sous-marin que renforce une lumière verte et orangée. Un instrument à corde traditionnel laisse la place à une percussion de fibres. Lorsque la percussion de bambou s’anime, les corps forment un ensemble ondoyant où chacun se singularise pour reprendre le mouvement commun. Le cadre de bois du regroupement est un espace de pause d’où chacun partira explorer le monde, radeau de la méduse ou lieu de ressourcement, les regards au loin sur des visages impassibles évoquent la volonté de passer l’horizon.
Sobre et poétique, la chorégraphie se concentre sur les transmutations ouvrant à l’élévation. Alors que l’insularité s’affirme, la mystique et le lyrisme ouvrent à la méditation. De la multiplicité des mouvements émerge une unité essentielle, en accord avec les forces de la nature. L’insularité malgache trouve ici une expression sophistiquée d’une attachante finesse.
Le Ballet Tieri (Congo-Brazzaville) était incontestablement la cerise sur le gâteau ! Avec « L’Homme », sur une chorégraphie de Durand Boudzimbou (cf. entretien), onze artistes étaient en scène : 7 danseurs et 4 percussionnistes. Ceux-ci font vibrer leurs instruments en tous sens mais ne livrent pas un rythme qui porte : ils étonnent à chaque coup, sorte de chaos d’où sort un nouvel ordre que les danseurs reprennent à leur compte. Les voilà qui s’éveillent peu à peu à la vie, en une chorégraphie très expressive et rythmée, comme s’il fallait sortir de soi pour devenir oiseau, s’envoler de la terre originelle. Le danseur brasse l’air en un magnifique solo, une femme se joint à lui dans une lumière rouge, la femme fixe sa main, l’homme se présente à elle, joue son approche, leurs doigts trouvent un mouvement commun, ils seront oiseaux ensemble
Les visages restent impassibles, comme des mannequins, pour laisser aux corps le maximum d’expression. Spasmes, contorsions, extensions riment avec la musique du même type, cherchent à capter l’espace. Une main passe le long d’un corps comme une découverte, d’un corps qui renaît à la vie. Les rythmes sont saccadés, des danseurs arpentent le fond de la scène à petits pas sur les talons, la danse se fait gymnastique, presque rock électronique à la Béjart, le combat s’organise où l’on domine, lutte, met à terre. Les bras voltigent, les jambes couvrent l’espace, les tambours s’affolent, la chorégraphie dégage une extraordinaire dynamique. Cette danse retravaille le fond culturel avec une étonnante modernité, dégage une incroyable force en une chorégraphie parfaitement maîtrisée. Le prix découverte RFI était tout à fait mérité pour ce spectacle qui laisse en chacun de profondes traces.
///Article N° : 1961